Nuances politiques : le Conseil d’Etat enjoint au Gouvernement de considérer la NUPES comme une nuance en tant que telle [R. Rambaud]

Spread the love

Par une ordonnance du 7 juin 2022 (n°464414) rendue par le Conseil d’Etat statuant sous la forme du juge des référés mais en formation collégiale, le juge administratif, saisi par la France Insoumise, Europe Ecologie les Verts, Génération.s, Génération Ecologie, Les nouveaux Démocrates, le Parti communiste français, le Parti socialiste et la coalition la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (« NUPES »), a décidé de suspendre, sur le fondement de l’article L. 521-1 CJA (référé suspension), l’exécution de la circulaire du 13 mai 2022 en tant que la nuance « NUPES » ne figure pas dans la grille de nuances figurant à l’annexe et d’enjoindre au ministre de l’intérieur de modifier la grille de nuances figurant à l’annexe 1 de la circulaire contestée afin d’y inscrire la nuance « NUPES », avant le 10 juin 2022.

Les nuances politiques

Que sont les « nuances » politiques attribuées par le ministère de l’intérieur lors des élections ?

Un décret n° 2014-1479 du 9 décembre 2014 relatif à la mise en œuvre de deux traitements automatisés de données à caractère personnel dénommés « Application élection » et « Répertoire national des élus », implique la création par le ministère de l’Intérieur de deux fichiers, dont l’existence a été validée par le Conseil d’État ( CE, 17 déc. 2010, n° 340456) : l’un comprend les données relatives aux candidatures enregistrées ainsi que les résultats obtenus par les candidats (Application élection), l’autre comprend les données relatives aux candidats proclamés élus (Répertoire national des élus). Pour ce faire, d’une part l’administration demande aux candidats de se prononcer, lors de la déclaration de candidature, sur une étiquette : le candidat est libre de son choix et il n’est pas obligé de déclarer une étiquette (il est alors « sans étiquette ») et d’autre part, le ministère de l’Intérieur attribue lui-même et de façon discrétionnaire une « nuance politique » aux candidats et aux listes, qui lui permet ensuite de réaliser un certain nombre d’études électorales (le bureau des élections du ministère de l’Intérieur s’appelle à juste titre le « bureau des élections et études politiques »). Ces nuances permettent à titre principal aux pouvoirs publics et aux citoyens de disposer de résultats électoraux sincères faisant apparaître les tendances politiques locales et nationales et de suivre ces tendances dans le temps.

Le statut même de ces nuances peut au demeurant être plus ambivalent. Si ces nuances ont un objectif premier de « connaissance », dans la mesure où elles sont utilisées pour présenter les résultats des élections et notamment par les journalistes pour faire leurs articles post-élection, elles sont tout de même davantage que cela aujourd’hui dans la mesure où le ministère de l’Intérieur publie parfois en amont du scrutin les candidatures avec les nuances, comme c’est le cas pour ces élections législatives de juin 2022. On le constate, le site du Gouvernement qui présente toutes les candidatures publie les noms des candidats avec les nuances de ceux-ci. Les nuances peuvent donc avoir un double objet, de présentation des candidats et de présentation des résultats.

L’origine du litige : l’absence d’une nuance NUPES spécifique

Par une circulaire du 13 mai 2022 relative à l’attribution des nuances aux
candidats aux élections législatives de 2022, le ministre de l’intérieur a demandé comme à chaque élection aux préfets d’attribuer une nuance politique, lors de l’enregistrement des candidatures, à chaque candidat, sur la base d’une grille de 18 nuances qui figure en annexe 1 et qui précise, pour chaque nuance, le nom des partis ou formations politiques qui soutiennent ou investissent le candidat ou la sensibilité politique de celui-ci. Ainsi d’après cette circulaire, le Parti communiste français, la France insoumise, le Parti socialiste et Ensemble ! (Majorité présidentielle) figurent dans la
grille des nuances sous une nuance éponyme (c’est-à-dire à leur propre nom) tandis que la nuance « ECO » rassemble l’ensemble des partis et formations relevant du courant politique écologiste.

Cette grille de nuance était très contestée par les partis de la coalition NUPES, qui considéraient qu’en ne consacrant pas une nuance NUPES spécifique, elle avait pour objet de minimiser les résultats potentiels de cette coalition au moment des législatives et constituait donc, d’après les tweets de ses responsables politiques, une sorte d’instrumentalisation. Cette argumentation ne fut cependant pas reprise en droit au niveau des arguments des requérants, en ce que ceux-ci n’invoquaient pas le détournement de pouvoir, mais simplement l’erreur manifeste d’appréciation, ainsi qu’une rupture d’égalité entre la NUPES et Ensemble !

Cependant, le Conseil d’Etat va simplement se fonder sur l’erreur manifeste d’appréciation du ministère par rapport à l’objet du nuançage, donnant en quelque sorte raison en droit à la NUPES, sans lui donner raison sur le plan politique.

L’erreur manifeste d’appréciation : le Conseil d’Etat fait prévaloir une lecture politique des nuances sur l’argumentation juridique du ministère de l’intérieur

Dans son ordonnance, le Conseil d’Etat constate une erreur manifeste d’appréciation (le contrôle « restreint » du juge administratif est traditionnel sur le plan des nuances) de la part du Gouvernement dans la construction de sa grille de nuances, faisant prévaloir une lecture politique des nuances « eu égard à l’objet du nuançage », plutôt qu’une lecture juridique, lecture qu’avait privilégié le ministère de l’intérieur.

C’est ce que souligne le Conseil d’Etat lorsqu’il indique que « si le ministre de l’intérieur fait valoir que la coalition « NUPES » n’a été constituée que récemment et qu’à la différence des partis et formations composant la majorité présidentielle, les partis et formations politiques de la coalition « NUPES » ont conservé leur autonomie pour l’investiture des candidats dans les circonscriptions électorales qu’elles se sont réparties, pour la campagne audiovisuelle et pour l’accès au financement public, le maintien de nuances propres à chaque formation membre de la coalition « NUPES », sauf pour Europe-Ecologie-Les Verts, Les Nouveaux Démocrates et Génération Ecologie regroupés sous la nuance « ECO » ne permettrait pas, du fait de la répartition des circonscriptions opérée dans le cadre de l’accord politique qu’elles ont conclu, de refléter de manière sincère leurs évolutions en termes d’audience électorale propre ». En somme, le Conseil d’Etat considère qu’eu égard à l’objet des nuances, ce sont les considérations politiques qu’il faut prendre en compte avant toute chose et non des critères juridiques : associations de financement ou inscription commune pour la campagne électorale officielle. Par ailleurs, il semble que l’argumentation du ministère sur l’autonomie ou non des formations ne l’ait guère convaincu, quand il considère que « Par ailleurs, la circulaire contestée regroupant elle-même, sous des nuances communes, des formations politiques totalement indépendantes les unes des autres, le critère de l’autonomie n’apparaît dès lors pas déterminant dans la définition des nuances ». De ce point de vue la décision est très intéressante car elle construit progressivement une doctrine des critères pour construire les nuances, faisant prévaloir des critères politiques : les jurisprudences sur ce point ne sont pas à ce stade si nombreuses.

Se fondant sur cela, le Conseil d’Etat estime au contraire que les considérations politiques impliquent de nuancer la NUPES de façon autonome, alors même que les candidats de la majorité présidentielle le seront de façon unique, et considérant que regrouper tous les partis écologistes sous une bannière ECO (qu’ils appartiennent à la NUPES ou non) ne permettra pas une lecture fidèle du résultat. Le Conseil d’Etat estime ainsi qu’ « il résulte de l’instruction que pour les élections législatives des 12 et 19 juin 2022, la coalition « NUPES » rassemble les principaux partis et formations politiques d’opposition situés à gauche de l’échiquier politique français, autour d’un programme partagé de gouvernement et des candidatures uniques dans l’ensemble des circonscriptions électorales. Ce rassemblement constitue un courant politique qui participe à la structuration du débat électoral en vue des élections législatives de 2022. Dans ces conditions, l’absence de comptabilisation, sous une nuance unique, des suffrages qui se porteront sur les candidats soutenus par la coalition « NUPES », alors que les suffrages portés sur les candidats des partis et formations composant la majorité présidentielle seront comptabilisés sous la seule nuance « Ensemble ! » et que ceux portés sur les candidats investis par les partis et formations écologistes appartenant à la coalition « NUPES » seront comptabilisés sous la nuance « ECO » avec d’autres mouvements écologistes qui n’ont pas rejoint cette coalition, est susceptible de porter atteinte à la sincérité de la présentation des résultats électoraux à l’issue des deux tours de scrutin », ce qui est de nature à faire naître un doute sérieux sur la légalité de la circulaire, conformément aux critères du référé suspension.

La problématique de la détermination des nuances par le ministère de l’intérieur : l’utilité d’une autorité électorale indépendante

La solution rendue par le Conseil d’Etat ne manquera de relancer les polémiques. Hélas, la question avait déjà été posée au moment des élections municipales de 2020 avec la circulaire Castaner, dont l’objet avait été de ne prévoir de nuançage pour les communes qu’à partir de 9000 habitants : le Conseil d’Etat avait là aussi, à l’époque, constaté l’erreur du Gouvernement vis-à-vis de l’objet du nuançage et l’avait obligé à reconsidérer la solution, le Gouvernement ayant finalement opté, ce qui avait été validé, pour un nuançage à partir de 3500 habitants, considéré comme conforme à la volonté de bien représenter les résultats électoraux municipaux sur le territoire.

C’est donc la deuxième fois que le nuançage du ministère de l’intérieur se trouve mis en cause par le Conseil d’Etat. Sur ce point, en toute hypothèse, on ne répétera sans doute jamais assez que si, en France, la place du ministère de l’intérieur est moins grande qu’on ne le dit souvent (parce que la chaîne des opérations électorales est constituée de nombreux maillons d’autorités indépendantes comme le bureau de vote, la commission de recensement, la commission des sondages, la CNCCFP, les juges, etc.), elle reste quand même beaucoup plus importante que dans beaucoup d’autres pays, où des autorités indépendantes sont installées (il s’agit même d’un standard international, qui n’est pas non plus sans poser lui-même des difficultés, mais c’est un autre problème). Si la méfiance est si grande, si les accusations sont systématiques qu’elles soient ou non fondées, c’est parce que l’ensemble vient du ministère de l’intérieur, avec à sa tête une autorité politique autant qu’administrative.

La question de la mise en place d’une autorité administrative indépendante avec des compétences plus larges se pose donc de nouveau avec acuité, proposition que nous formulons de façon constante, dans nos auditions parlementaires autant que dans nos ouvrages précédents. Une idée à laquelle réfléchir pour les prochaines réformes institutionnelles ?

Romain Rambaud