Fake News : le Conseil constitutionnel valide (avec réserves) une loi justifiée et bien calibrée [R. Rambaud]

Dès lors qu’il s’agit de proposer un dispositif limitant à première vue la liberté d’expression, le premier réflexe de beaucoup de personnes consiste à pousser des cris d’orfraie. C’est un réflexe sain dans une démocratie. Mais il ne faut pas se contenter de préjugés et aller au bout de l’analyse, et il est tout aussi sain de reconnaître que parfois l’on a poussé des cris d’orfraie à tort.

Sur ce point, la critique des lois anti-Fake News, organique et ordinaire, dont l’intitulé officiel est désormais loi(s) relative(s) à la lutte contre la manipulation de l’information et qui viennent d’être validées par le Conseil constitutionnel dans deux décisions du 20 décembre 2018, ne résiste pas à l’examen, a fortiori après les réserves d’interprétation souhaitables qui ont été émises par le Conseil constitutionnel. L’analyse qui suit insiste sur plusieurs éléments de fond, mais ne sera pas excessivement développée dans la mesure où ces lois feront l’objet d’un commentaire approfondi dans la revue AJDA.

Le titre même de la loi, qui a changé de « loi relative à la lutte contre les fausses informations » à « loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information » montre bien ce dont il s’agit. L’idée essentielle à retenir est que cette loi est un dispositif qui vise à empêcher la divulgation, notamment par des Etats étrangers, de nouvelles manifestement fausses transmises dans le but délibéré de nuire manifestement à la sincérité du scrutin, par des moyens ne relevant pas de la simple activité humaine mais d’outils technologiques et publicitaires, artificiels, sur les plateformes de communication en ligne ou les télévisions, particulièrement propices à ce genre de dérives.

C’est à cette condition et à cette seule condition que le dispositif pouvait être justifié au regard de la liberté d’expression et des libertés électorales. Il n’est donc pas dirigé contre des informations erronées véhiculées par des personnes, des militants. Il est dirigé contre les tentatives de manipulation, de cyber-attaques médiatiques, organisées notamment par des puissances étrangères : on connait les soupçons d’intervention russe dans les élections présidentielles américaines et dans la campagne présidentielle de 2017 suite notamment aux Macron Leaks, risques dont la CNCCEP s’était faite l’écho. Sur ce point, il convient de ne pas être naïf et de prendre les mesures qui s’imposent. Le droit électoral est le garant de cet équilibre : ce sont ces solutions que l’auteur de ces lignes avaient d’ailleurs préconisées lors de son audition par l’Assemblée Nationale et il ne peut donc que les saluer.

Les dispositifs prévus : obligations des plate-formes, référé judiciaire et nouveaux pouvoirs du CSA

Sont insérés dans le code électoral trois articles (L. 112, L. 163-1 et L. 163-2) applicables aux élections législatives, sénatoriales et européennes, aux opérations référendaires (le législateur avait au départ omis que les référendums sont depuis 2013 dans le code électoral mais cela a été corrigé en cours de procédure) et rendus applicables à l’élection présidentielle par la loi organique. Par ailleurs la loi de 1986 sur l’audiovisuel est modifiée pour attribuer de nouveaux pouvoirs au CSA. Il existe trois séries de dispositifs : des obligations pour les opérateurs de plateforme en ligne, une procédure de référé judiciaire pendant les campagnes électorales, et des pouvoirs attribués au CSA.

L’article L. 163-1 impose aux opérateurs de plateformes en ligne, pendant les trois mois précédant ces scrutins, des obligations de transparence relatives à la promotion de « contenus d’information se rattachant à un débat d’intérêt général » et l’article L. 112 sanctionne la méconnaissance de ces obligations. Par ailleurs, la loi met à leur charge des mesures en vue de lutter contre la diffusion de fausses informations susceptibles de troubler l’ordre public ou d’altérer la sincérité du scrutin. Ils doivent mettre en place un dispositif permettant à leurs usagers de signaler de telles informations. Ils doivent également mettre en œuvre des mesures complémentaires pouvant notamment porter sur la transparence des algorithmes ou la lutte contre les comptes propageant massivement de fausses informations.

L’article L. 163-2 instaure une procédure de référé permettant d’obtenir, pendant cette même période, la cessation de la diffusion de fausses informations sur les services de communication au public en ligne, lorsqu’elles sont de nature à altérer la sincérité du scrutin. Il s’agit là d’une nouvelle voie de droit pour saisir un juge pendant une campagne électorale alors même qu’en cette matière la liberté d’expression est fondamentale. Cette intervention du juge n’est pas neutre dans le cadre d’une campagne électorale et il fallait donc bien la calibrer. Le dispositif prévoit ainsi que « Pendant les trois mois précédant le premier jour du mois d’élections générales et jusqu’à la date du tour de scrutin où celles-ci sont acquises, lorsque des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir sont diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive par le biais d’un service de communication au public en ligne, le juge des référés peut, à la demande du ministère public, de tout candidat, de tout parti ou groupement politique ou de toute personne ayant intérêt à agir, et sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire aux personnes physiques ou morales (…) toutes mesures proportionnées et nécessaires pour faire cesser cette diffusion ». Les éléments soulignés sont fondamentaux pour l’équilibre du dispositif comme on le verra. Le juge doit intervenir dans les 48 heures.

Par ailleurs, de nouveaux articles dans la loi du 30 septembre 1986 permettent au CSA de refuser de conclure une convention aux fins de diffusion d’un service de radio ou de télévision n’utilisant pas des fréquences assignées par ce conseil si la diffusion de ce service comporte un risque grave d’atteinte à la dignité de la personne humaine, à la liberté et à la propriété d’autrui, au caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion, à la protection de l’enfance et de l’adolescence, à la sauvegarde de l’ordre public, aux besoins de la défense nationale ou aux intérêts fondamentaux de la Nation, dont le fonctionnement régulier de ses institutions, ou lorsque la diffusion dudit service, eu égard à sa nature, constituerait une violation des lois en vigueur. Lorsque la conclusion de la convention est sollicitée par une personne morale contrôlée par un État étranger ou placée sous l’influence de cet État, le CSA peut, pour apprécier la demande, tenir compte des contenus que le demandeur, ses filiales, la personne morale qui le contrôle ou les filiales de celle-ci éditent sur d’autres services de communication au public par voie électronique. Par ailleurs, le CSA se voit attribuer le pouvoir de suspendre la diffusion d’un service de radio ou de télévision ayant fait l’objet d’une convention conclue avec une personne morale contrôlée par un État étranger ou placée sous l’influence de cet État en cas de diffusion de fausses informations en période électorale. En outre, il peut résilier unilatéralement une telle convention dans les mêmes conditions. Par ailleurs le CSA peut saisir le juge afin qu’il ordonne la cessation de la diffusion ou de la distribution, par un opérateur de réseaux satellitaires ou un distributeur de services, d’un service de communication audiovisuelle relevant de la compétence de la France et contrôlé par un État étranger ou placé sous son influence dans les mêmes conditions.

Le paramétrage correct du dispositif : une législation visant à lutter contre les ingérences de puissances étrangères par des mécanismes automatisés, et non à limiter la liberté d’expression du citoyen

Ces mécanismes évidemment importants sont, comme l’a relevé le Conseil constitutionnel, potentiellement limitatifs de la liberté d’expression alors que celle-ci est particulièrement importante en période de campagne électorale. La campagne électorale est en effet une période où la liberté d’expression doit être respectée plus encore que dans les autres moments et les autres domaines. Mais en même temps, l’impératif de sincérité du scrutin est fondamental et permet d’agir pour lutter contre les fausses informations. Le principe de clarté du débat électoral peut aussi être mobilisé. C’est la raison pour laquelle le texte devait rechercher à tout prix cet équilibre. Le Conseil constitutionnel l’a constaté, en complétant le texte quand cela lui semblait nécessaire, dans cette optique.

Concernant les obligations des plateformes, il constate ainsi que « l’obligation imposée aux opérateurs de plateforme en ligne est limitée au temps de la campagne électorale et ne concerne que ceux dont l’activité dépasse un certain seuil. Elle se borne à leur imposer de délivrer une information loyale, claire et transparente sur les personnes dont ils ont promu, contre rémunération, certains contenus d’information en lien avec la campagne électorale. Elle vise à fournir aux citoyens les moyens d’apprécier la valeur ou la portée de l’information ainsi promue et contribue par là-même à la clarté du débat électoral. » Les questions d’intérêt général sont donc ici celles qui ont un lien avec la campagne électorale. La référence à la rémunération est très importante ici dans la mesure où elle montre bien qu’il y a la volonté de poursuivre des personnes qui font circuler de façon artificielle certains contenus (et que cela ne vise donc pas le simple militant). On doit souligner, au demeurant, que les procédés de publicité commerciale sont interdits par le code électoral y compris sur internet pendant les six mois qui précèdent le mois du scrutin … Il ne s’agit donc que d’obligations de transparence sur le respect d’obligations légales.

Concernant le système de référé, le Conseil constitutionnel prend acte des garde-fous et même les complète dans un sens que l’auteur de ses lignes avait préconisé à l’Assemblée Nationale. Sur ce point, ce sont les éléments soulignés dans la définition ci-dessus qui sont fondamentaux : allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir qui sont diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive par le biais d’un service de communication au public en ligne. Cela signifie bien que les informations fausses  sont diffusées de manière délibéré, artificielle, automatisée, massive (c’est à dire par des robots et/ou de la publicité), et en ligne, et ces conditions sont cumulatives. Le Conseil constitutionnel le souligne : « le législateur a strictement délimité les informations pouvant faire l’objet de la procédure de référé contestée. D’une part, cette procédure ne peut viser que des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir. Ces allégations ou imputations ne recouvrent ni les opinions, ni les parodies, ni les inexactitudes partielles ou les simples exagérations. Elles sont celles dont il est possible de démontrer la fausseté de manière objective. D’autre part, seule la diffusion de telles allégations ou imputations répondant à trois conditions cumulatives peut être mise en cause : elle doit être artificielle ou automatisée, massive et délibérée ». Il ajoute donc la différenciation avec les opinions, les parodies, les inexactitudes partielles, ou les simples exagérations et le Conseil constitutionnel insiste  sur le caractère artificiel de la diffusion.

Par ailleurs, à juste titre, le Conseil constitutionnel a ajouté une condition à cela : le caractère manifeste. Faisant une réserve d’interprétation, il considère en effet que « compte tenu des conséquences d’une procédure pouvant avoir pour effet de faire cesser la diffusion de certains contenus d’information, les allégations ou imputations mises en cause ne sauraient, sans que soit méconnue la liberté d’expression et de communication, justifier une telle mesure que si leur caractère inexact ou trompeur est manifeste. Il en est de même pour le risque d’altération de la sincérité du scrutin, qui doit également être manifeste ». Cette réserve d’interprétation sur le caractère manifeste est aussi judicieuse du point de vue du fond (respect de la liberté d’expression) que de la procédure en cause qui est une procédure de référé puisque le juge intervient dans les 48h. Le juge constitutionnel souligne enfin qu’en « permettant au juge des référés de prescrire toutes les mesures proportionnées et nécessaires pour faire cesser la diffusion des contenus fautifs, le législateur lui a imposé de prononcer celles qui sont les moins attentatoires à la liberté d’expression et de communication », ce qui est tout à fait sain pour le dispositif.

Concernant les nouveaux pouvoirs du CSA enfin, qu’il valide, le Conseil constitutionnel estime que ceux-ci sont justifiés par un certain nombre d’objectifs fondamentaux et sous le contrôle effectif du juge. Certes, la référence aux risques graves d’atteinte aux « intérêts fondamentaux de la Nation » peut interroger d’autant quand on connait son origine (la Charte de l’environnement…), mais la formule est préférable à l’idée de « déstabilisation des institutions » qui avait été évoquée au départ et elle est relativement précise. Le texte fait ici référence au « fonctionnement régulier » des institutions ce qui moins problématique que leur « déstabilisation », car cette rédaction n’empêche pas les discussions sur des changements de Constitution. D’après le code pénal et le code de la sécurité intérieure, il s’agit pour la France de son indépendance, de l’intégrité de son territoire, de sa sécurité, de la forme républicaine de ses institutions, des moyens de sa défense et de sa diplomatie, de la sauvegarde de sa population en France et à l’étranger, de l’équilibre de son milieu naturel et de son environnement et des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel…  Par ailleurs, dans son examen, le Conseil constitutionnel insiste systématiquement sur le fait que les autres dispositifs de suspension ou de résiliation des conventions sont justifiés par la volonté très claire de lutter contre l’ingérence d’Etats étrangers, le législateur ayant « pris en compte la gravité particulière d’une tentative de déstabilisation émanant d’un média contrôlé directement ou indirectement par une puissance étrangère ».

Conclusion

En somme, il faut se garder de tout réflexe pavlovien, même en matière de droits humains. Loin d’être dangereuse, cette loi constitue une réponse rationnelle et raisonnable au regard du contexte géopolitique de notre époque. Le dispositif a été conçu, amélioré, encadré, afin qu’il constitue un moyen de lutte contre la manipulation de l’information, notamment par des Etats étrangers et par des moyens non humains, et non voulu comme une mécanique de restriction de la liberté d’expression.

Bien sûr, il faudra être vigilant sur son application sur  le long terme par le juge et le CSA, qui sont tout de même des autorités indépendantes. Mais il faut cesser de toujours prêter de mauvaises intentions à ceux qui n’en ont sans doute pas et qui ont agi en responsabilité en voulant protéger la démocratie française par le biais de la sincérité du scrutin. Chacun sait que la question n’a rien de théorique, à quelques mois des élections européennes.

Romain Rambaud