Elections européennes : le Conseil constitutionnel valide le seuil de 5 % ! [R. Rambaud]

Dans sa décision n°2019-811 QPC du 25 octobre 2019 Mme Fairouz H. et autres, le Conseil constitutionnel a finalement validé le seuil de 5% des suffrages exprimés pour être admis aux sièges dans le cadre des élections européennes, considérant que les mots « ayant obtenu au moins 5 % des suffrages exprimés » figurant à la première phrase du deuxième alinéa de l’article 3 de la loi n° 77-729 du 7 juillet 1977 relative à l’élection des représentants au Parlement européen, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2018-509 du 25 juin 2018 relative à l’élection des représentants au Parlement européen, sont conformes à la Constitution (art. 1 du dispositif).

La question, sur le plan politique et démocratique, était évidemment fondamentale, et nous avions dit ici, dans notre article précédent, à quel point elle nous semblait sérieuse. En effet, dans la jurisprudence classique du Conseil constitutionnel, l’existence de seuils, venant altérer les principes d’égalité du suffrage et de pluralisme des idées et des opinions, est justifiée par le contre-principe constitutionnel de la nécessité de faciliter la constitution de « majorités stables et cohérentes »… difficile à caractériser concernant les 74 ou 79 (post-Brexit) députés européens élus en France, alors que le Parlement européen est composé de 751 eurodéputés (705 après le Brexit)…

Le Conseil constitutionnel a pourtant dépassé cette difficulté, au prix d’une argumentation certes très bien écrite et très bien charpentée, mais qui aura quand même du mal à convaincre ceux qui pensent, comme c’est notre cas, que, sur le plan juridique, la solution est un peu capillotractée (notamment sur le plan de la proportionnalité), et que, sur le plan politique, il n’est pas sain que la France reste au niveau le plus haut, avec la Lituanie, la Pologne, la Slovaquie,la République tchèque, la Roumanie, la Hongrie, et dans une moindre mesure l’Autriche.

A titre liminaire, on notera que le Conseil constitutionnel a refusé de formuler une question préjudicielle à la CJUE sur la légalité de la décision 2002/772 du Conseil de l’Union européenne des 25 juin et 23 septembre 2002 autorisant les Etats membres à fixer un seuil allant jusqu’à 5%, alors que les requérants souhaitaient voir ce seuil confronté à la charte. En indiquant que  » la validité de ces décisions est sans effet sur l’appréciation de la conformité des dispositions contestées aux droits et libertés que la Constitution garantit. Par suite, leurs conclusions doivent, sur ce point, être rejetées », le Conseil constitutionnel tient à montrer que son appréciation ne dépend pas de celle de la Cour de Justice et que l’examen de la constitutionnalité de la loi est autonome. On n’en attendait pas moins du Conseil constitutionnel.

Sur le fond, le Conseil constitutionnel n’a aucunement renié sa jurisprudence antérieure : il continue d’affirmer qu’ « il est loisible au législateur, lorsqu’il fixe les règles électorales, d’arrêter des modalités tendant à favoriser la constitution de majorités stables et cohérentes, toute règle qui, au regard de cet objectif, affecterait l’égalité entre électeurs ou candidats dans une mesure disproportionnée, méconnaîtrait le principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinions ». Cependant,il a décidé de ne pas faire jouer ce principe seul. Il se fonde aussi sur la participation de la participation de la France à l’Union européenne (art. 88-1) et ainsi sur la nature particulière du Parlement européen, déjà consacrée dans la jurisprudence classique : le Parlement européen ne participe pas à l’expression de la Souveraineté nationale, il ne fait pas partie du jeu institutionnel français (Cons. const., 30 déc. 1976, n° 76-71 DC ; 9 avr. 1992, n° 92-308 DC, Maastricht I) et peut ainsi répondre à une rationalité différente. C’est sur cet aspect de la réflexion que se joue tout le raisonnement du Conseil constitutionnel : sur ce point, on attend avec impatience le commentaire.

C’est en effet pour cette raison que le Conseil constitutionnel admet que le législateur a pu poursuivre des objectifs différents des objectifs traditionnels, liés à la seule constitution d’une majorité. S’est donc faite jour malgré tout, la nécessité de passer par un détour.

C’est ainsi que le Conseil constitutionnel estime qu’ « en instituant un seuil pour accéder à la répartition des sièges au Parlement européen, le législateur a, dans le cadre de la participation de la République française à l’Union européenne prévue à l’article 88-1 de la Constitution, poursuivi un double objectif. D’une part, il a entendu favoriser la représentation au Parlement européen des principaux courants d’idées et d’opinions exprimés en France et ainsi renforcer leur influence en son sein. D’autre part, il a entendu contribuer à l’émergence et à la consolidation de groupes politiques européens de dimension significative. Ce faisant, il a cherché à éviter une fragmentation de la représentation qui nuirait au bon fonctionnement du Parlement européen. Ainsi, même si la réalisation d’un tel objectif ne peut dépendre de l’action d’un seul État membre, le législateur était fondé à arrêter des modalités d’élection tendant à favoriser la constitution de majorités permettant au Parlement européen d’exercer ses pouvoirs législatifs, budgétaires et de contrôle ».

C’est donc un nouveau considérant de principe et la consécration de nouveaux objectifs légitimes devant être poursuivis par le législateur :

1 ) Favoriser la constitution de majorités (on a déjà dit le caractère discutable sur ce point et ici le Conseil constitutionnel « tire » sans doute quand même sur le principe), mais aussi,

2 ) « favoriser la représentation au Parlement européen des principaux courants d’idées et d’opinions exprimés en France et ainsi renforcer leur influence en son sein ». Sur ce point, le Conseil constitutionnel ne donne pas tout à fait raison au Gouvernement, conformément au principe, défendu par les requérants, selon lequels les députés européens « étant des représentants des citoyens de l’Union européenne résidant en France, et non des représentants de la nation française, l’objectif de lutte contre l’éparpillement de la représentation nationale serait dépourvu de pertinence » : le Conseil constitutionnel contourne le problème en consacrant non pas la possibilité de favoriser la représentation de la France, mais de favoriser celle des idées des citoyens européens vivant en France (essentiellement les Français). Sur ce point précis, le seuil des 5 % a du mal à convaincre, car il incite parfois les Français davantage à opérer des choix stratégiques qu’à privilégier leurs idées. C’est en tout cas ce que pensent sans doute les animalistes, à l’origine avec d’autres du recours.

3 )  » contribuer à l’émergence et à la consolidation de groupes politiques européens de dimension significative. Ce faisant, il a cherché à éviter une fragmentation de la représentation qui nuirait au bon fonctionnement du Parlement européen ». Cet objectif, nouveau, dérive de la prise en compte de la nature particulière du Parlement européen : il y a sans doute ici une oeuvre créatrice.

Ayant posé ces principes, le Conseil constitutionnel exerce son contrôle de proportionnalité. Il estime ici qu’il ne dispose pas du même pouvoir d’appréciation que le Parlement et que son contrôle se réduit à la disproportion manifeste. Il considère que, « en fixant à 5 % des suffrages exprimés le seuil d’accès à la répartition des sièges au Parlement européen, le législateur a retenu des modalités qui n’affectent pas l’égalité devant le suffrage dans une mesure disproportionnée et qui ne portent pas une atteinte excessive au pluralisme des courants d’idées et d’opinions. »

C’est surtout sur ce point, encore davantage que sur les principes consacrés, que pourrait porter la discussion, et d’ailleurs que la solution du Conseil constitutionnel se trouve la moins justifiée concrètement. En effet, en l’espèce, eu égard sans doute à la nature particulière du Parlement européen, le Conseil constitutionnel se réfugie derrière le principe selon lequel « l’article 61-1 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement. Il ne lui appartient donc pas de rechercher si l’objectif que s’est assigné le législateur aurait pu être atteint par d’autres voies, dès lors que les modalités retenues ne sont pas manifestement inappropriées à l’objectif poursuivi ». Cette auto-restriction du Conseil constitutionnel dans l’exercice de ses pouvoirs ne se retrouve pas, en tout cas pas avec la même ampleur, semble-t-il, dans les décisions récentes où d’habitude où il examine les seuils électoraux au regard des principes d’égalité du suffrage et de pluralisme (v. décision n° 2003-468 DC du 3 avril 2003 ; décision n° 2004-490 DC 12 févr. 2004 ; n° 2007-559 DC, 6 déc. 2007 ; décision n° 2017-4977 QPC / AN du 7 août 2017).

Par ailleurs, la solution selon laquelle le seuil de 5% n’est pas disproportionné (ou manifestement disproportionné) aurait mérité quelques éléments d’approfondissements. Sur le fond, on aurait pu attendre une autre solution, alors que le seuil des 3%, rappelons-le, est utilisé pour le remboursement des dépenses électorales. Davantage de cohérence serait préférable.

La solution a été rendue. Dont acte. Ici, le Conseil constitutionnel se sera montré moins audacieux dans l’encadrement constitutionnel de la démocratie française que la Cour constitutionnelle allemande qui avait annulé par deux fois le seuil, et aura rejoint les Cour constitutionnelles italiennes et tchèques dans la validation de seuils élevés d’admissibilité aux sièges. On peut en être déçu sur le plan doctrinal et universitaire. Sur le plan politique, on peut affirmer qu’on s’y attendait, au regard du séisme qu’aurait constitué une remise en cause des élections européennes (voir article précédent).

Le débat est clos et il ne sera sans doute pas immédiatement relancé. Par la décision 2018/994/UE Euratom du Conseil du 13 juillet 2018 modifiant l’acte portant élection des membres du Parlement européen au suffrage universel direct, annexé à la décision 76/787/CECA, CEE, Euratom du 20 septembre 1976, l’Union européenne considère désormais que les Etats doivent mettre en place un seuil entre 2 et 5% des suffrages exprimés dans les circonscriptions comportant plus de 35 sièges. Mais rien n’est perdu. Le législateur français pourrait changer d’avis d’ici les élections européennes de 2024… si cela va dans le sens de ses intérêts stratégiques du moment ?

Romain Rambaud