C’est l’idée à la mode qui revient en ce début de semaine, motivée par de bien justes préoccupations de lutte contre l’abstention prévisible du 28 juin (sauf si, après tout, le risque de seconde vague s’avère totalement écarté) : instaurer pour les élections municipales un vote à distance. Il y a dix jours déjà, Rachida Dati proposait d’instaurer un vote par correspondance, abrogé en 1975, et elle reprend aujourd’hui cette idée. De son côté, François Bayrou a proposé de mettre en place un vote électronique, proposant même de le faire à titre expérimental dans la seule ville de Pau !
Ces deux hypothèses ont cependant été clairement écartées par le ministre de l’intérieur dans un entretien publié dimanche dans Le Parisien. A juste titre, selon nous. Il ne s’agit pas dire qu’en soi, le vote par correspondance ou le vote électronique sont une mauvaise idée, bien au contraire, mais simplement qu’on ne peut pas les mettre en place un mois seulement avant le scrutin, en raison d’un principe fondamental du droit électoral, le principe de stabilité du droit électoral, standard international désormais reconnu en droit français.
Certes, le vote par correspondance peut sembler une excellente solution pour lutter contre l’abstention. Ainsi, en Suisse dans le canton de Genève ou en Allemagne en Bavière, le second tour des élections municipales s’était tenu exclusivement par correspondance, système qui avait bien fonctionné. Le premier tour s’était donc déroulé à la fois selon des modalités de vote présentielles et distancielles, tandis que le second tour avait été passé exclusivement en distanciel pour éviter le risque sanitaire. En soi, cette solution est donc tout à fait intéressante, le vote par correspondance fonctionnant très bien dans ces pays et étant de plus en plus utilisé de manière générale. Le vote électronique est beaucoup plus controversé, en tout cas en matière politique, mais il est aussi utilisé notamment en Estonie, pays célèbre pour cela.
Mais le problème n’est pas là. Le problème est qu’en Bavière ou à Genève, ces systèmes de vote existent depuis longtemps, sont maîtrisés par les électeurs et les administrations, ce qui diminue le risque d’erreurs et de fraudes. Ce sont des dispositifs éprouvés qui inspirent la confiance. Il ne s’agit donc pas, dans ces pays, de créer un nouveau mécanisme, mais d’augmenter un dispositif déjà existant, ce qui n’est pas du tout la même chose.
La situation serait très différente en France, où le vote par correspondance général a été abrogé en 1975 à cause des risques de fraudes, importants à l’époque (voir l’ouvrage de Bernard Maligner Halte à la fraude électorale ! édicté au milieu des années 1980). Il n’existe plus aujourd’hui que pour le vote des députés des Français de l’étranger, pour lequel le vote par correspondance et même le vote électronique sont autorisés, même si ce dernier avait été suspendu en 2017 à cause des risques de cyberattaque. Mais ce n’est pas du tout la même chose que de généraliser un tel dispositif à 4922 communes et 14 millions d’électeurs, là où les députés de Français de l’étranger ne concerne qu’1,2 millions de personnes environ, pour 11 circonscriptions. Certes, un vote par correspondance depuis les prisons a été expérimenté pour les élections européennes de 2019, mais il ne s’agissait que d’une seule élection et le dispositif était organisé depuis la prison, ce qui n’est pas comparable. En France, de tels dispositifs n’existent donc pas pour le moment.
Le problème est qu’on ne peut pas les créer et les mettre en place si peu de temps avant les élections municipales. En effet, le principe de stabilité du droit électoral, reconnu par les organisations internationales et notamment le Conseil de l’Europe implique de ne pas changer trop brusquement les règles du jeu afin de laisser aux administrations, aux électeurs, aux partis politiques, le temps de s’adapter. Ainsi le code de bonne conduite de la commission de Venise prévoit notamment que « les éléments fondamentaux du droit électoral et, en particulier, le système électoral proprement dit, la composition des commissions électorales et le découpage des circonscriptions ne devraient pas pouvoir être modifiés moins d’un an avant une élection, ou devraient être traités au niveau constitutionnel ou à un niveau supérieur à celui de la loi ordinaire » (CDL-AD(2002)023rév., pt. II.2.b). On pourrait débattre de la question de savoir si le système de vote fait partie de ces éléments fondamentaux, mais l’on serait tenté de répondre que oui dans une certaine mesure (cela dépend du degré de changement) et de façon plus générale la déclaration interprétative de la commission de Venise relative au principe de stabilité du droit électoral indique bien que « toute réforme de la législation électorale destinée à être appliquée à une élection doit intervenir suffisamment tôt pour qu’elle lui soit réellement applicable ». Dans le cas contraire, le risque de fraude ou de suspicion de fraudes est trop important, notamment de la part des collectivités elles-mêmes. Comme l’indique le code de bonne conduite de la commission de Venise, « La stabilité du droit est un élément important de la crédibilité du processus électoral, qui est elle-même essentielle à la consolidation de la démocratie. En effet, si les règles changent souvent, l’électeur peut être désorienté et ne pas les comprendre, notamment si elles présentent un caractère complexe ; il peut surtout considérer, à tort ou à raison, que le droit électoral est un instrument que ceux qui exercent le pouvoir manipulent en leur faveur, et que le vote de l’électeur n’est dès lors pas l’élément qui décide du résultat du scrutin ».
De ce point de vue, la Pologne, pour laquelle il a été envisagé de créer un vote par correspondance quelques jours avant l’élection présidentielle finalement reportée en catastrophe, constitue un véritable contre-exemple, même s’il s’agissait alors de mettre en place un vote par correspondance général et non (qui n’existait que pour quelques personnes handicapées auparavant), comme ce serait le cas en France, d’un dispositif complémentaire. Cependant il est extrêmement douteux qu’en France il soit possible, sans expérience préalable, de mettre en place de tels dispositifs sur le plan administratif, logique et humain. Les électeurs auraient les plus grandes difficultés à s’adapter et à faire confiance à ce système nouveau, peut-être même les personnes les plus âgées qui sont celles qui hésitent le plus à se déplacer en raison du Covid-19. Par ailleurs, si d’aventure il arrivait des manœuvres voire même de simples erreurs, il est évident que la machine à complotisme qui alimente les médias et les réseaux sociaux tournerait à plein régime. Autant ne pas ajouter des problèmes de fraude électorale aux très nombreux problèmes que nous connaissons déjà avec ces élections municipales. Il serait pour le moins effroyable de connaître un scénario à la polonaise, toute chose étant égale par ailleurs. Le dispositif pourrait être peu pertinent sur le plan de la participation mais entraîner des erreurs ou des fraudes qui pourraient discréditer le scrutin.
Sur ce point, ce n’est pas le moindre des paradoxes de souligner que ce principe de stabilité du droit électoral a été consacré par la loi de clarification du droit électoral du 2 décembre 2019. En effet, cette loi a crée un nouveau titre intitulé « Stabilité du droit dans l’année qui précède le scrutin », comprenant un article unique L. 567-1 A, en vertu duquel « il ne peut être procédé à une modification du régime électoral ou du périmètre des circonscriptions dans l’année qui précède le premier tour d’un scrutin ». L’entrée en vigueur de cette disposition étant prévue pour le 30 juin 2020, il aurait été pour le moment assez paradoxal, même si cela n’aurait pas été impossible, de changer à ce point en profondeur le système des opérations de vote si peu de temps avant le scrutin. Pour rappel, même si nous ne partageons pas cet avis, il ne s’agissait à l’époque pour certains parlementaires que de consacrer une « tradition » déjà établie, tradition que l’on on a donc tout de même tendance à oublier très vite !
Certes, on peut regretter qu’il n’y ait pas de proposition plus audacieuse pour essayer de faire revenir aux urnes les électeurs. Nous-mêmes avions proposé de lancer une réflexion autour d’une proposition, qui a peut-être aussi été discutée au ministère, à savoir joindre les enveloppes à la propagande officielle comme cela avait pu être fait un temps pour que les électeurs n’aient rien à toucher dans le bureau de vote, qui aurait été une solution médiane entre ne rien changer et changer de façon trop brusque les opérations de vote. Mais il est vrai que cette possibilité présente aussi des risques au moment du dépouillement, même si cette année le moindre nombre de personnes y participant aurait pu rendre les choses plus faciles. Mais la nouveauté présente toujours un risque.
En somme, la solution qui a été privilégiée aujourd’hui par le ministère est la prudence. Sans doute cette solution ne créera-t-elle pas de « choc de confiance » auprès des électeurs, mais modifier les règles ne garantissait en rien non plus le retour des électeurs aux urnes. En revanche, mettre en place des dispositifs complètement nouveaux aurait pu présenter des risques concernant la sincérité du scrutin qui, il faut bien le reconnaître au regard du caractère « dégradé » des élections à venir du 28 juin, n’a pas besoin de ce genre de difficultés en plus.
Par ailleurs, sur le plan politique voire sur le plan juridique concernant le principe d’égalité, une telle modification pourrait poser question au regard des modalités adoptées au 1er tour des élections municipales, ce qui serait de nature à relancer, encore, les discussions sur ce sujet (qui ne sont d’ailleurs pas terminées, puisque la QPC est en cours d’analyse au Conseil d’Etat).
En revanche, on peut sans doute en tirer un nouvel enseignement pour la suite. Dans la foulée de notre proposition faite à l’AJDA de créer une « disposition de crise » qui existe d’ailleurs dans d’autres pays (et notamment la Corée du Sud), permettant de repousser les élections, il faudrait aussi réfléchir à la modernisation de nos opérations électorales. Force est de constater que les dispositifs qui ont permis ailleurs de dépasser l’abstention n’existent pas en France : vote par correspondance, mais aussi, comme en Corée du Sud, le vote anticipé. De quoi confirmer le caractère un peu « ringard » de nos opérations électorales, qu’il serait peut-être temps de moderniser…
Romain Rambaud
Une très bonne lecture de ces questions comme toujours, mais à l’abstention massive qui se profile,
pas de solution miracle en vue, il est malheureusement sans doute trop tard !
J’ai bien peur, que ce second tour ne soit mort né et que l’abstention massive qui se profile ne fera que clore définitivement le sujet. Quoique l’on fasse, à mon sens, les français ont bien d’autres préoccupations que leur devoir civique en cette période et ni l’intérêt ni la confiance ne seront massivement de retour d’ici le 28 juin prochain. Mais croisons les doigts !
Il faut l’admettre, ces municipales compteront parmi les pires de notre histoire pour ce qui concerne
l’abstention, la légitimité et la représentativité de nos élus.
Ceci étant, il convient sans doute de s’inspirer ailleurs pour construire l’avenir, c’est très juste, et conduire une véritable réflexion de fond sur ces sujets.
Quant au vote électronique et distant, il y a peut être là une vraie piste a explorer en complément du vote traditionnel pour être plus en phase avec l’électeur du 21e siècle. D’autant que nous disposons aujourd’hui des technologies qui permettent par exemple d’apporter un haut niveau de sécurité à une transaction bancaire.
L’électeur est devenu si susceptible à l’égard de l’exercice de ses droits civiques que le simple fait de se déplacer est devenu un obstacle en soit. Je pense à cette jeunesse de 18-24 ans qui dans le sondage ifop du 15 mars se serait abstenu à hauteur de 70 % !!! Ce qui ne présage rien de bon à l’avenir.
Nous perdons à chaque élection de 3 à 7% de votants, selon la nature de l’élection et le seul fait d’une abstention massive qui deviendrait la norme, doit nous faire réagir d’urgence pour tenter d’y remédier.
A défaut, le danger est bien plus grand que d’hypothétiques fraudes marginales, fantasmes ou complots !
Si le sujet n’en reste pas moins complexe et bien plus large, il mérite pour le moins d’être exploré sérieusement et sans tarder avant que les dommages ne soient irréversibles.
Très cordialement,
Christian E.
Bonjour Monsieur,
Je suis aussi d’accord avec vous sur ce point, les opérations électorales françaises sont archaïques et nous avons besoin d’outils utilisés ailleurs avec succès : vote anticipé (Corée du Sud) et vote par correspondance (Suisse et Allemagne). Il faut réfléchir à tout ça. Mais changer des règles aussi importantes pour la sécurité et la sincérité du vote deux semaines avant les élections (parce qu’il faudrait une loi sans doute) me semble déraisonnable : trop de risques d’erreurs, voire de fraudes, et un scrutin accusé à l’avance de ne pas être sincère, à l’heure du complotisme sur les réseaux sociaux ! Réflexion impérative pour la prochaine fois. Aussi pour l’invention d’une disposition de crise, comme en Corée du Sud, où ils ont été tellement plus forts que nous qu’ils n’ont pas eu besoin de l’utiliser !
Bien à vous,