Pas de « majorité stable et cohérente » à l’Assemblée Nationale : le début de la fin pour le scrutin majoritaire ? [R. Rambaud]

Il n’est pas utile de revenir ici en détails sur le séisme politique qu’a connu hier la Vème République à la découverte des résultats du 2nd tour des élections législatives, même si comme nous l’indiquions dans notre article précédent consacré aux résultats du 1er tour, un certain nombre de faits constitutionnels objectifs et prévisibles viennent l’expliquer : première réélection d’un Président sortant depuis le quinquennat et première réélection d’un Président sortant au suffrage universel hors cohabitation (de Gaulle ayant été la première fois élu au suffrage universel indirect), temps particulièrement long entre l’élection présidentielle (24 avril) et les élections législatives (12 juin), dynamique de campagne, polémiques de début de mandat, etc.

D’après le ministère de l’intérieur, les résultats du second tour sont les suivants, actant cette fois d’une avance plus forte d’Ensemble avec 38,57 % des suffrages exprimés, contre 31,60 % pour la NUPES et 17,30 % pour le Rassemblement national. Ce résultat se traduit alors, les commentateurs l’ont relevé, par un panorama qui pourrait presque (le scrutin majoritaire accordant tout de même une prime) s’apparenter à la proportionnelle, puisqu’avec 38,75 % des suffrages, la majorité obtient 244 sièges (contre 223 à la proportionnelle intégrale), soit une faible majorité relative, la NUPES obtenant 127 sièges (182 à la proportionnelle) et le Rassemblement National 89 sièges (99 à la proportionnelle).

Nuances de CandidatsVoix% Inscrits% ExprimésNb Sieges
Divers extrême gauche11 2290,020,05
Nouvelle union populaire écologique et sociale6 556 19813,4931,60127
Divers gauche443 2820,912,1422
Divers18 2950,040,091
Régionaliste264 7790,541,2810
Ensemble ! (Majorité présidentielle)8 002 41916,4738,57244
Divers centre99 1450,200,484
Union des Démocrates et des Indépendants64 4430,130,313
Les Républicains1 447 8382,986,9861
Divers droite231 0710,481,1110
Droite souverainiste19 3060,040,091
Rassemblement National3 589 4657,3917,3089
Nombre% Inscrits% Votants
Inscrits48 589 360
Abstentions26 125 08453,77
Votants22 464 27646,23
Blancs1 235 8442,545,50
Nuls480 9620,992,14
Exprimés20 747 47042,7092,36

S’il ne s’agit pas ici de reprendre des analyses politologiques que tout le monde fera et mieux que le juriste auteur de ces lignes, une telle configuration permet de se poser la question de savoir si celle-ci ne marque pas le début de la fin pour le scrutin majoritaire. Celui-ci n’est-il pas menacé juridiquement, tant du point de vue jurisprudentiel, que du point de vue textuel ?

Un scrutin majoritaire… constitutionnellement menacé ?

Et si la question des effets politiques du scrutin majoritaire pouvait avoir des implications juridiques ? Pour être plus précis, l’exception française du scrutin majoritaire pourrait-elle être menacée juridiquement dans sa constitutionnalité ? La question n’est pas tout à fait farfelue.

En effet, comme nous l’indiquions là également dans notre article précédent, le scrutin majoritaire a vu sa constitutionnalité validée précisément parce qu’il favorise la constitution d’une majorité stable et cohérente ! Qu’adviendrait-il alors si le scrutin majoritaire n’était plus capable de remplir cet office qui est traditionnellement le sien ? Si certes, en France, le principe de pluralisme posé par l’article 4 de la Constitution n’exige pas, loin s’en faut, de respecter le principe de proportionnalité entre le nombre de voix et le nombre de sièges (à la différence d’autres pays comme la Belgique, le Portugal, l’Allemagne, etc.), le Conseil constitutionnel estime cependant que « S’il est loisible au législateur, lorsqu’il fixe les règles électorales, d’arrêter des modalités tendant à favoriser la constitution d’une majorité stable et cohérente, toute règle qui, au regard de cet objectif, affecterait l’égalité entre électeurs ou candidats dans une mesure disproportionnée, méconnaîtrait le principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinions, lequel est un fondement de la démocratie », considérant alors s’agissant du mode de scrutin actuel aux élections législatives, que « ces dispositions, qui tendent à favoriser la constitution d’une majorité stable et cohérente à l’Assemblée nationale, n’affectent pas l’égalité entre électeurs ou candidats dans une mesure disproportionnée » (Conseil constitutionnel, Décision n° 2017-4977 QPC / AN du 7 août 2017, A.N., Gard (6ème circ.) M. Raphaël BELAÏCHE). Privé de son fondement constitutionnel, le scrutin majoritaire pourrait-il être remis en question par le Conseil constitutionnel ?

A ce stade, il semble que nous en sommes très loin, même si la question n’est pas que théorique puisqu’un protestataire pourrait très bien, à l’occasion d’un contentieux électoral, former (de nouveau) une QPC contre l’article L. 123 du code électoral, quand bien même celle-ci serait sans doute vouée à l’échec.

Tout d’abord, car de sérieux problèmes de recevabilité de cette QPC se poseraient, le Conseil constitutionnel ayant examiné cette question en 2017. Il faudrait dès lors que ce dernier admette un changement de circonstances de fait (aucun changement de circonstance de droit n’étant réellement intervenu depuis 2017 sauf peut-être la formulation de principe sur la reconnaissance de la sincérité du scrutin comme découlant de l’article 3 de la Constitution par la décision n° 2018-773 DC du 20 décembre 2018, sans que cela ne paraisse suffisant en l’espèce au regard du problème considéré) du fait de ces nouveaux résultats. Il y aurait cependant là une audace peu commune.

Ensuite, il est probablement excessif de considérer aujourd’hui, même si cela conduit à nuancer, que ce mode de scrutin en général n’a pas cet effet. Au demeurant, il serait possible au Conseil constitutionnel de se raccrocher ici à la solution adoptée pour les élections européennes, par nature moins évidente que pour les élections législatives françaises (voir ici les articles consacrés à cette question en 2019). Dans sa décision n°2019-811 QPC du 25 octobre 2019, le Conseil constitutionnel a validé le seuil de 5% des suffrages exprimés pour être admis aux sièges dans le cadre des élections européennes, considérant que les mots « ayant obtenu au moins 5 % des suffrages exprimés » figurant à la première phrase du deuxième alinéa de l’article 3 de la loi n° 77-729 du 7 juillet 1977 relative à l’élection des représentants au Parlement européen, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2018-509 du 25 juin 2018 relative à l’élection des représentants au Parlement européen, sont conformes à la Constitution. Il avait estimé que le législateur « a entendu contribuer à l’émergence et à la consolidation de groupes politiques européens de dimension significative. Ce faisant, il a cherché à éviter une fragmentation de la représentation qui nuirait au bon fonctionnement du Parlement européen. Ainsi, même si la réalisation d’un tel objectif ne peut dépendre de l’action d’un seul État membre, le législateur était fondé à arrêter des modalités d’élection tendant à favoriser la constitution de majorités permettant au Parlement européen d’exercer ses pouvoirs législatifs, budgétaires et de contrôle« . Dès lors, cette formulation plus souple permettait d’accepter que le mode de scrutin majoritaire, s’il ne garantit plus la constitution de majorité stable et cohérente, garde quand même pour vertu de la favoriser un peu… comme le montrent malgré tout les résultats de la présente élection législative de 2022.

De quoi sauver, sur le plan de la jurisprudence constitutionnelle, le scrutin majoritaire… Le danger pourrait alors venir d’une révision textuelle.

Un scrutin majoritaire… menacé par la réforme des institutions ?

Il y avait également été fait référence dans notre article précédent. Puisque les données politiques surdéterminent et précèdent le plus souvent les modifications juridiques, les résultats du second tour d’hier ne précèdent-il pas une évolution juridique, rendue désormais possible par la configuration de l’Assemblée Nationale ?

Comme nous l’avions indiqué dans un autre article précédent, il faut avoir en tête ici les annonces d’Emmanuel Macron à la PQR avant le premier tour. La plus importante des annonces effectuées est la mise en place d’un Conseil National de la Refondation, qui se veut caractéristique de la « nouvelle méthode » préconisée par Emmanuel Macron pendant la campagne présidentielle. Ce dernier a annoncé en effet que pour mettre en place ses promesses de campagne et notamment porter « la renaissance démocratique avec la réforme institutionnelle », sa volonté de « réunir un Conseil national de la refondation, avec les forces politiques, économiques, sociales, associatives, des élus des territoires et de citoyens tirés au sort. Il faut rassembler la nation autour de ces priorités. Ce conseil, que je lancerai moi-même, sera enclenché dès après les législatives. Je souhaite que la Première ministre et son gouvernement puissent le faire vivre ». La prochaine réforme des institutions sera donc précédée d’une longue phase de maturation avec les parties prenantes, laquelle fera une place importante à la démocratie participative.

MAJ : Cependant, on apprenait, peu après la rédaction de cet article, le « report » de ce Conseil National de la Refondation, sans doute pour éviter trop immédiatement une concurrence avec le Parlement.

Par ailleurs, le Président de la République a indiqué qu’il mettra en place la commission transpartisane promise durant la campagne dès cet automne. Celle-ci sera chargée de réfléchir à la réforme institutionnelle, sachant évidemment que dans cette optique les élections sénatoriales de 2023 auront une importance équivalente aux élections législatives de juin 2022 eu égard aux règles de l’article 89 de la Constitution.

Enfin, le Président de la République a annoncé vouloir avancer sur la question de la proportionnelle. Il estime ainsi, concernant l’abstention, que  » Toutes les démocraties sont concernées. Je vois un paradoxe dans nos sociétés où la volonté de s‘exprimer est très forte mais avec une désaffection pour les élections », et que pour résoudre ce problème « Il faut redonner de la vitalité à notre débat démocratique. C’est pour cela que je veux ouvrir la question de la proportionnelle. Je souhaite lancer cette réforme à l’automne et avoir les conclusions, dès 2023 ».

L’annonce n’est pas neutre sur le plan juridique. Il faut souligner ici que le mode de scrutin des élections législatives relève de la seule loi ordinaire (art. 34 de la Constitution, décisions du Conseil constitutionnel n°62-20 L du 4 décembre 1962 et n°86-208 DC du 02 juillet 1986). Cela signifie-t-il qu’à la différence des textes de la réforme des institutions de 2018 et 2019 qui traitaient tous les sujets en même temps (projet de loi constitutionnelle, projet de loi organique, et projet de loi ordinaire) ce qui eut pour effet de rendre la réforme trop difficile à obtenir, la proportionnelle pourrait prendre le chemin d’une loi ordinaire présentée seule, ce qui aura pour effet d’augmenter très fortement ses chances d’adoption ? Il s’agirait là d’une excellente idée, que nous avons défendu précédemment dans notre ouvrage Refonder la Vème République : pour une déradicalisation du régime représentatif français (2021).

Une telle hypothèse pourrait se combiner avec cette idée de dissolution évoquée dans différents médias ces derniers jours. Si effectivement il ne nous semble pas, à la différence de ce qui vaut en cas de première dissolution (art. 12 de la Constitution), qu’il soit interdit de dissoudre l’Assemblée Nationale dans l’année suivant les élections législatives générales, une telle perspective n’aurait guère de sens politiquement, sauf s’il s’agissait alors de proposer la mise en place, à moyen terme, d’une réforme institutionnelle adoptée peu auparavant. Cela permettrait alors, si la configuration politique s’y prête, de rebattre les cartes. Par ailleurs dans un tel cas, beaucoup de choses dépendraient alors du système choisi, et des tractations l’ayant précédé. Mais une dissolution n’aurait, nous semble-t-il, de sens qu’à cette condition là, c’est à dire appliquer une réforme du mode de scrutin des élections législatives.

Reste la question fondamentale de savoir si le Gouvernement prendrait un tel risque qui pourrait, pour lui, conduire à une situation plus problématique encore par la suite… Et si ce dernier ne va pas, comme les autres avant lui, reculer devant une telle perspective pour conserver le peu de confort qu’il a.

Tout dépendra en réalité de la pratique institutionnelle à venir. Dans une perspective optimiste, on peut imaginer que le pays, malgré l’absence de 49 al. 3, sera gouvernable, par la construction malgré tout de majorités même au coup par coup. Mais une hypothèse pessimiste existe aussi, celle que tous les camps, conscient que le deuxième mandat d’Emmanuel Macron sera le dernier, jouent le pourrissement et que le pays soit réellement ingouvernable. Et l’hypothèse est sérieuse.

Dans ce cas de figure, il existe une solution pour sortir de cette situation par le haut : abandonner enfin l’exception française du scrutin majoritaire, inefficace au regard de la tripartition de la vie politique, au profit d’un système électoral mixte intégrant scrutin majoritaire et proportionnel, faisant l’objet d’un consensus politique suffisant ; puis, si cela s’avère nécessaire ou utile, procéder à une dissolution permettant de rétablir un système politique sur des bases plus saines, sur la base du nouveau mode de scrutin.

Conclusion

Très souvent, nous disposons déjà des ressources intellectuelles, par la recherche et la comparaison notamment : nous savons ce que nous pourrions et devrions faire. C’est le cas pour le mode de scrutin des élections législatives en France. Très souvent, c’est le manque de volonté politique qui conduit à l’inaction, par volonté de préserver l’acquis et le confort. Il se trouve ici que les circonstances pourraient pousser au mouvement : enfin !

Romain Rambaud