Vote par correspondance, de la peur à la confiance : l’exemple de la Suisse ! [R. Rambaud]

Nous poursuivons notre série sur le vote par correspondance en continuant à aborder de front la question des fraudes. Nous avons déjà démontré sur ce blog que les craintes liées au système antérieur à 1975 devaient être surmontées car les fraudes de l’époque s’expliquaient largement par le caractère archaïque des procédures électorales en vigueur, lesquelles peuvent être corrigées en utilisant les standards internationaux d’aujourd’hui.

Après avoir montré que le vote par correspondance est un moyen utilisé avec succès à l’étranger pour surmonter la crise de la Covid-19, qu’en est-il de façon contemporaine, dans ces pays ? Le vote par correspondance implique-t-il la fraude, nécessairement ?

Nous commençons cette étude par l’exemple de la Suisse : une démocratie comme la Suisse pourrait-elle maintenir un système où 90 % des personnes votent par correspondance si ce système signifiait automatiquement des fraudes électorales massives ? La réponse est dans la question et elle est intuitivement non, mais pour convaincre il est important de réaliser une démonstration scientifique.

La crainte de la fraude : une inquiétude légitime devant être combattue scientifiquement

L’inquiétude sur le sujet des fraudes est tout à fait légitime, et les standards internationaux admettent que ces systèmes peuvent engendrer des réticences, concernant le secret, la sincérité du vote, l’hypothèse de pressions et de fraudes, qui rendent nécessaires l’adoption de règles solides garantissant les principes fondamentaux du vote (OSCE/ODHIR, Alternative voting methods and arrangements, p. 4 et s. ; Commission de Venise, rapport intérimaire sur les mesures prises dans les Etats membres de l’UE à la suite de la crise de la covid-19 et leur impact sur la démocratie, §135).

L’IDEA indique ainsi, mais en précisant que le manque d’intégrité peut être « supposé ou réel », que « le fait que certaines méthodes alternatives de vote ne soient pas contrôlables et que certaines conditions clés ne puissent pas être vérifiées les rendent vulnérables à l’influence, l’intimidation, l’interférence, la coercition et l’achat de voix. Ces risques peuvent être plus faibles avec le vote anticipé dans des bureaux de vote.  Les méthodes de vote à distance, comme le vote par correspondance, peuvent soulever des questions d’intégrité » (IDEA, Policy brief, Managing Elections during the COVID-19 Pandemic, Considerations for Decision-makers, Juill. 2020, idea.int).

Mais ces craintes peuvent être dépassées par la science électorale. Les standards internationaux recèlent alors de nombreux conseils et bonnes pratiques pour éviter les fraudes : mettre en place un système solide de vérification de l’identité, une autorité indépendante, instaurer un contrôle en amont et en continu de l’identité des votants, interdire de préférence la collecte, permettre le vote à l’urne pour éviter les erreurs et les fraudes, etc. Il convient ainsi de dépasser scientifiquement la question de la fraude.

La crainte de la fraude s’estompe naturellement avec le temps : l’illustration en Suisse

Il semble, à l’analyse, que plus le système de vote par correspondance est récent, plus cette crainte est forte, mais qu’elle diminue au fur et à mesure que les pays acceptent ce système et vivent bien avec celui-ci, les fraudes étant assez rares. Il y a donc lieu de penser que le vote par correspondance peut créer des fraudes électorales mais de la même manière que d’autres modalités de vote.

C’est ainsi, que dans la plupart des démocraties qui utilisent depuis longtemps le vote par correspondance, la fraude ne convainc pas. C’est le cas en Allemagne. C’est aussi le cas aux Etats-Unis : ainsi que l’indique par exemple Gilles Paris du Monde, les recours en Justice de Donald Trump échouent les uns et après les autres : « Des avocats burlesques, des plaintes bancales, une pluie d’échecs : la guerre lancée par Donald Trump contre l’élection présidentielle du 3 novembre s’est transformée en déroute ». Aujourd’hui, plus de quarante recours ont été rejetés, contre une seule victoire sans conséquences et aujourd’hui, « les avocats qui continuent de plaider prennent soin d’écarter par prudence toute accusation de fraudes qui pourrait les exposer à des poursuites si elles se révélaient infondées ».

Un exemple très intéressant peut-être pris avec la Suisse, où ce processus consistant à craindre, puis à ne plus craindre du tout la fraude, s’est aussi produit, alors que le vote par correspondance est utilisé à environ 90 % aujourd’hui dans ce pays (v. sur ces points M. Charité, Le vote par correspondance en droit suisse des élections et des votations politiques, Étude d’un mode de vote à distance au carrefour des risques inhérents à l’expression exacte de la volonté populaire, Riséo, n°2, 2020). En 1936, on considérait en Suisse que l’exigence de présentiel « constituait une garantie nécessaire contre la brigue électorale et tous autres abus » (message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale à l’appui d’un projet de loi autorisant l’exercice du droit de vote hors du lieu de domicile du 14 décembre 1936). Dans son message à l’Assemblée fédérale du 20 août 1947, le conseil fédéral considérait que « les deux grands dangers que présente toute forme de vote instituée pour les absents sont : la participation au scrutin de personnes n’ayant pas le droit de vote et les doubles votes » (Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale concernant un projet de loi relatif à l’exercice du droit de vote par les citoyens absents de leur domicile du 20 août 1947). Dans son message à l’Assemblée fédérale du 4 septembre 1964, le Conseil fédéral estimait que « Les débats des années 1948 à 1952 ont cependant montré que le vote par correspondance avait des adversaires déclarés. La lecture du Bulletin sténographique de l’Assemblée fédérale relève qu’on a en particulier formulé les reproches suivants : a. La sûreté du vote n’est pas assurée (possibilité de soustractions de bulletins, manœuvres illicites lors de l’inscription de la réponse sur le bulletin et contrôle illicite de son contenu) ; b. Le secret du vote n’est pas garanti ; c. L’institution du vote par correspondance dans des cas spéciaux risque d’être un premier pas vers la généralisation de cette forme de vote, quand bien même le vote par les urnes devrait rester la forme normale ; d. Le vote par correspondance entraîne pour l’État des complications et des frais supplémentaires sans rapport avec le résultat recherché » (Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale concernant des facilités en matière de votations et d’élections fédérales du 4 septembre 1964).

Autant de craintes que l’on pourrait retrouver aujourd’hui dans les débats en France…

Cette crainte s’est cependant progressivement estompée et, paradoxalement, la Suisse généralisait le vote par correspondance au moment même où la France l’interdisait, en mettant en place des dispositifs visant à sécuriser le vote.

L’article 8 de la loi fédérale sur les droits politiques du 17 décembre 1976 dispose que les cantons, non seulement « instituent une procédure simple pour le vote par correspondance », mais également « arrêtent notamment les prescriptions tendant à garantir le contrôle de la qualité d’électeur, à assurer un dépouillement sans lacunes du scrutin, à sauvegarder le secret du vote et à prévenir les abus ». Depuis, la confiance s’est installée.

Les fraudes au vote par correspondance peuvent exister mais sont marginales : l’expérience suisse

Alors que la Suisse vote à 90 % environ par correspondance aujourd’hui, il est frappant de considérer à quel point les risques de fraudes sont minimisés dans ce pays. Le chercheur est alors confronté à la difficulté de trouver quelque chose qui existe peu, semble-t-il pas davantage que des fraudes électorales classiques, c’est-à-dire de façon assez marginale.

Le système de vote par correspondance en Suisse, par exemple à Genève (d’autres cantons utilisent un système de vote par correspondance sur demande), s’analyse comme un système où le vote par correspondance est le principe et le vote en bureau de vote l’exception. Le matériel de vote est automatiquement envoyé aux électeurs, c’est à dire que cela ne se fait pas sur demande, à la différence de la plupart des autres systèmes de vote par correspondance dans lequel le vote distanciel se fait sur demande. Ce matériel de vote est envoyé « entre trois semaines et 5 jours avant une élection » et il contient les professions de foi des partis, les bulletins de vote, une carte de vote, qu’il faut signer après y avoir confirmé sa date de naissance, et une ou des enveloppes de vote. Il existe ensuite des délais limites pour voter par correspondance : le dernier délai pour poster l’enveloppe de vote est le jeudi précédent le dimanche de votation. Il est possible de déposer directement l’enveloppe de vote au service des votations et des élections avant le samedi 12h00 précédent le dimanche de votation. Le système de vote présentiel en bureaux de vote est exceptionnel à Genève, puisque les bureaux de vote ne sont ouverts que deux heures le dimanche matin (entre 10h et 12h) et parce que les personnes doivent venir avec leur matériel de vote au bureau de vote, au risque d’être refusées.

La circulaire du Conseil fédéral aux gouvernements concernant les mesures à prendre pour garantir la qualité du vote par correspondance du 31 mai 2006 vise les abus suivants : disparition par manque de surveillance de bulletins renvoyés par correspondance, fait de soustraire des bulletins de vote anticipés de la boîte aux lettres communale, perte de cartes de légitimation ensuite utilisées par des tiers (jetées par exemple dans une poubelle…). A contrario, le risque de pressions directes, de fraudes ou de fraudes communautaristes n’est pas évoqué.

Le problème de la fraude a pourtant été directement abordé. Ainsi, en réponse au « postulat 09.3174 » adressé par un député suisse en 2009, le Conseil fédéral a indiqué qu’« Au cours des 40 dernières années, seules quelques rares tentatives de manipulation ont été découvertes, et elles ont été sanctionnées », parlant de « rumeurs de manipulation », se déclarant prêt à établir le rapport demandé par l’auteur du postulat (avis du Conseil fédéral du 13 mai 2009). Il ne semble pas y avoir eu de suite à ce rapport, marque du désintérêt vis-à-vis du problème… revenu en 2018, pour écarter la difficulté.

En effet, à Genève, en 2018 un document du « Secrétariat du Grand Conseil du 5 décembre 2018, QUE 927-A, avec la Réponse du Conseil d’Etat à la question écrite urgente de M. Pierre Bayenet : Quelle est la situation actuelle en matière de sécurité du vote par correspondance à Genève ? », conclut sans ambiguïté que « Compte tenu des contrôles opérés par l’administration, s’il n’est pas possible d’affirmer une absence totale de fraude, en revanche celle-ci est assurément marginale ». En effet, la Suisse a fait des tests et n’a pas trouvé de fraudes massives qui seraient liées au vote par correspondance.

D’après ce document : « Lors de l’introduction du vote par correspondance en 1995, l’Etat a mis en œuvre une batterie de contrôles afin de déterminer la fiabilité de ce nouveau système de vote. Lors des votations environ 4 000 cartes de vote étaient tirées au sort de manière aléatoire par le service des votations et élections (SVE) et conservées d’une votation à l’autre afin de contrôler si les signatures étaient identiques. Ce contrôle a été supprimé en 2002 car après sept ans, une seule signature falsifiée a été identifiée sur les 84 000 cartes de vote contrôlées (21 votations et 1 600 000 votes par correspondance). (…) En outre, durant la même période, le SVE a procédé à des contrôles supplémentaires lors des élections qui consistaient à vérifier téléphoniquement auprès des électeurs s’ils étaient à l’origine des votes émis. Les électeurs doutaient de l’origine de l’appel, étaient partagés entre l’exaspération d’être dérangés à leur domicile et la satisfaction de la mise en œuvre de ces contrôles. Aucune usurpation n’a été décelée sur 8 000 contrôles opérés » (…) (…) Pour finir, il ne faut pas négliger le contrôle social qui permet au SVE d’être informé sur d’éventuels cas de fraude et en cas de soupçon de procéder à des contrôles spécifiques. Comme l’attestent quelques cas dénoncés au Ministère public, la captation des votes ne peut que très difficilement rester discrète (voir cas dénoncés au Ministère public ci-dessous) ». (…) Compte tenu des contrôles opérés par l’administration, s’il n’est pas possible d’affirmer une absence totale de fraude, en revanche celle-ci est assurément marginale ».

En Suisse, la collecte des bulletins est interdite, c’est à dire que le retour doit, en principe, être individuel à la boîte aux lettres communale ou par la poste. La législation pénale prévoit un délit spécifique de captation des suffrages, qui a précisément été introduit en lien avec l’extension du vote par correspondance. L’article L. 282 du code pénal suisse prévoit l’infraction de la captation de suffrages, selon laquelle : « Celui qui recueille, remplit ou modifie systématiquement des bulletins de vote ou qui distribue des bulletins ainsi remplis ou modifiés sera puni d’une amende ».

En cherchant bien, on trouve certes des cas de figure où ces pratiques ont été constatées et sanctionnées, en contentieux électoral (Tribunal fédéral suisse, arrêt du 29 mai 2008, 1C 123/2008 ;  République et canton du Jura, tribunal cantonal, cour constitutionnelle, arrêt du 28 juin 2013 puis, pour la même affaire, arrêt du tribunal fédéral du 15 juin 2015, 1c 304/2015), ou en contentieux pénal (v. par ex. SJ 2002 I p. 517 | Audience du 12 juin 2002. — X. et Y. c. Ministère public fédéral | 12.06.2002 | Tribunal fédéral ; 1C_123/2008 | 1C.123/2008 Arrêt du Tribunal fédéral du 29. mai 2008. | 29.05.2008 ; Tribunal fédéral suisse, Cour de cassation pénales, 30 janvier 2012, 6B 605/2011 ; CPR 1/2013 | Décision de la Chambre pénale des recours du 4 février 2013 | 04.02.2013, Tribunal cantonal). Cependant, le nombre de cas de figure est assez limité, ce qui permet d’en tirer une conclusion : si la fraude par correspondance peut, comme toute fraude, exister, il semble qu’elle soit marginale, comme le soutiennent les documents officiels suisses.

Conclusion : contrecarrer les peurs par la science électorale

Contrecarrer l’argument de la fraude n’est pas le plus simple pour un chercheur, car elle consiste à chercher quelque chose, non pas qui n’existe pas, mais qui existe peu. Or, il est toujours plus difficile de prouver que quelque chose qui n’existe pas n’existe pas, que de prouver que quelque chose qui existe existe.

Pourtant, ce travail doit être effectué pour convaincre : la crainte est légitime, et il convient donc de la dépasser par des réflexions rationnelles. La recherche scientifique peut être utile sur ce point, consistant à faire confiance à la science électorale, en espérant que les pouvoirs publics adoptent cette approche.

L’exemple suisse est parfait pour cela. Comme tous les autres systèmes, il a d’abord craint le vote par correspondance. Puis, progressivement, la confiance s’est installée et ce système est aujourd’hui utilisé à 90% et jamais remis en question. Notamment, parce que le vote par correspondance n’entraîne pas de fraudes électorales à grande échelle « par nature ». Comme pour tous les autres dispositifs, des fraudes électorales peuvent exister. Mais il semblerait qu’en Suisse, elles soient extrêmement marginales.

Le vote par correspondance n’est donc pas le démon que l’on craint. D’autres exemples suivront. De quoi rassurer, espérons-le, les pouvoirs publics.

Romain Rambaud