Reporter de force les élections départementales et régionales à l’automne ? Pas impossible juridiquement mais désastreux sur le plan parlementaire et politique ! [R. Rambaud]

Comme à chaque fois, la petite musique de l’hypothèse du report des élections départementales et régionales se fait de nouveau entendre, alors que le Gouvernement avait indiqué, suite à l’avis du rapport du Conseil scientifique (v. l’article consacré au rapport du conseil scientifique sur le présent blog), privilégier l’hypothèse du maintien des élections en juin (Jean Castex l’avait indiqué à l’Assemblée Nationale ainsi que le Gouvernement dans son rapport au Parlement prévu par la loi n° 2021-191 du 22 février 2021 portant report, de mars à juin 2021, du renouvellement général des conseils départementaux, des conseils régionaux et des assemblées de Corse, de Guyane et de Martinique).

Un débat va être organisé à l’Assemblée Nationale et au Sénat sur le fondement de l’article 50-1 de la Constitution en début de semaine prochaine, pour faire part de l’intention du Gouvernement et prendre le pouls des parlementaires, indispensable en la matière puisqu’il faudrait l’adoption d’une nouvelle loi (on ne parlera pas ici d’un report d’une semaine aux 20 et 27 juin qui est possible par le décret de convocation seul dans le respect de la loi de février, mais bien d’un report à l’automne).

Cette nouvelle remontée est liée à deux évènements inattendus.

Tout d’abord, une consultation des maires a été organisée ce week-end par les préfets (à vendredi 17h pour une réponse lundi au plus tard…) pour leur demander leur avis sur la possibilité d’organiser les élections et leur avis sur les préconisations du conseil scientifique (il faut rappeler ici que le scrutin de juin aurait pour particularité d’être un double scrutin, pour les départementales et pour les régionales). Cela n’a pas manqué de faire réagir les élus locaux et la twittosphère, certains y voyant une manœuvre en vue de pousser au report des élections….

Ensuite, Richard Ferrand, par un courrier au Premier ministre, a indiqué être personnellement favorable à un report de ces élections. Comme l’indique le JDD : « Les forces d’oppositions, La République en marche (LREM), les présidents de Région… Tous s’accordent, mis à part le MoDem, à maintenir les élections régionales et départementales les 13 et 22 juin. Mais voilà que le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, vient troubler ce presque consensus ». Richard Ferrand « se dit « favorable à un report […] au tout début du mois d’octobre 2021 », les 3 et 10. Ce proche d’Emmanuel Macron explique : « Nous pourrions ainsi bénéficier pleinement des effets de la vaccination de la moitié de nos compatriotes dès la fin de l’été, comme l’a annoncé le Président de la République, et offrir à tous les candidats la possibilité de mener une campagne électorale normale ». Nombreux sont ceux qui voient, là aussi, une manœuvre politique derrière les bonnes intentions.

Le Gouvernement pourrait-il passer en force ? De ce point de vue, un report à l’automne ne serait pas juridiquement impossible, mais serait en revanche désastreux sur le plan parlementaire et politique.

Un report forcé possible constitutionnellement… sous réserve d’une évolution de la jurisprudence du Conseil constitutionnel visant à sanctionner une manœuvre

Nous l’avons déjà dit sur ce blog, un report à l’automne est constitutionnellement possible à la différence d’un report après l’élection présidentielle, nous semble-t-il.

Nous avons confirmé notre position dans une interview au JDD le 31 mars dernier, dont nous reproduirons ici un extrait : « Je pense qu’un report à l’automne ne poserait pas de problème de constitutionnalité. Le report d’une élection par une loi est quelque chose de relativement facile à faire puisqu’il faut un intérêt général suffisant ce qui sera le cas ici. La situation sanitaire a déjà été considérée comme telle, notamment lors du report du second tour des municipales. Il faut noter que le Conseil constitutionnel n’exerce qu’un contrôle restreint sur la volonté du législateur de reporter des élections quand cela est anticipé : il évite alors de trop substituer sa propre appréciation à celle du législateur et ne censure qu’en cas d’absence totale d’intérêt général. Après, il existe deux principes majeurs : celui de périodicité du suffrage et celui de contrôle de la cohérence du raisonnement du législateur. (…) Il n’y a pas de principe selon lequel on ne peut pas reporter une élection, mais il y a un principe selon lequel les électeurs doivent être consultés de manière périodique. La jurisprudence admet un report – et donc une prorogation des mandats – d’une année. Là, nous sommes sur des élections qui ont eu lieu pour les départementales en mars 2015 et les régionales en décembre 2015. Donc jusqu’à mars 2021, cela faisait six ans ; de mars à juin, cela fait six ans et trois mois ; et si vous reportez à l’automne, cela fait six ans et six mois. Il y a encore de la marge. Nous ne sommes pas encore dans une durée qui serait excessive au regard du principe de périodicité. C’est encore plus vrai pour les régionales puisqu’elles avaient eu lieu au mois de décembre 2015. Je pense que le principe de périodicité du suffrage ne se pose pas si on reporte encore les élections de quelques mois ».

Sur le plan constitutionnel, nous maintenons qu’il n’y a probablement pas d’obstacle en l’état à envisager un report des élections à l’automne, car les raisons tirées de l’épidémie, du risque d’abstention, de la liberté et de l’égalité entre les candidats pour faire campagne, combinées au contrôle restreint du Conseil constitutionnel, pourraient rendre cette hypothèse possible, dans la mesure où il n’y a ni atteinte au principe de périodicité du suffrage ni incohérence dans le raisonnement du législateur dans ce cas, le Conseil constitutionnel mettant traditionnellement en œuvre un contrôle restreint.

S’il nous semble donc qu’en l’état de la jurisprudence constitutionnelle, le législateur pourrait tout à fait décider de reporter encore ces élections, cette appréciation s’effectue sous réserve d’une évolution de la jurisprudence du Conseil constitutionnel vers une sévérité accrue dans l’hypothèse d’un passage en force afin d’empêcher une manœuvre.

Celui-ci exige en effet dans sa jurisprudence que le report reste « exceptionnel et transitoire », ce qui à ce stade ne signifie pas grand chose mais pourrait prendre une nouvelle signification si le Conseil constitutionnel le décidait (v. sur ce point J.-P. Camby et J.-E. Schoettl, qui souhaiteraient l’application en l’espèce d’un principe selon lequel « report » sur « report » ne vaut » ; pour notre part nous pensons qu’un tel principe n’existe pas vraiment – il existe un précédent de double report et d’une durée plus longue validée par le Conseil constitutionnel, voir la décision n° 2013-671 DC du 6 juin 2013 à propos de l’Assemblée des Français de l’étranger qui ne reprend pas le critère de l' »exceptionnel » et du « provisoire » – et ne serait pas souhaitable car il nous faut semble-t-il garder la possibilité au législateur d’adopter un nouveau report dans le consensus politique si les circonstances le justifient, ce qui pourrait être le cas en l’espèce du fait de l’évolution de l’épidémie notamment avec les variants ; par exemple on peut citer le report des élections territoriales prévues en mars 2014 en élections régionales en mars 2015 puis en décembre 2015, sans que le Conseil constitutionnel n’y trouve à redire dans sa décision n° 2014-709 DC du 15 janvier 2015).

Dans sa décision sur les élections municipales, le Conseil constitutionnel a exigé un motif impérieux d’intérêt général et a exercé un contrôle normal et non restreint, parce qu’il s’agissait de reporter le second tour d’une élection en contrariété avec le principe d’unité des opérations électorales. Ce n’est pas le cas ici. Cependant, dans les commentaires de ses décisions, notamment dans celle sur le report des élections des sénateurs des Français de l’étranger de la série 2, le Conseil constitutionnel a fait référence à l’idée, conforme aux standards internationaux, selon laquelle il faut éviter les manipulations… Pourrait-il faire évoluer sa jurisprudence dans le sens de l’explicitation de cet avertissement ? Il faut rappeler qu’aujourd’hui, le Conseil constitutionnel n’a jamais censuré une loi de report des élections… mais pourrait-il en décider autrement en fixant de nouvelles limites ? On rejoint la question du consensus politique : si celui-ci n’est pas à ce stade une règle constitutionnelle, pourrait-il le devenir dans l’hypothèse d’un passage en force dans les circonstances particulières que nous connaissons ?

Un report forcé possible légalement mais qui aurait un effet désastreux sur le plan parlementaire

Il faut le rappeler encore et encore : le Gouvernement ne peut pas seul reporter à l’automne les élections départementales et régionales. Il faudrait une nouvelle loi, modifiant la loi n° 2021-191 du 22 février 2021 portant report, de mars à juin 2021, du renouvellement général des conseils départementaux, des conseils régionaux et des assemblées de Corse, de Guyane et de Martinique. Ceci étant, s’il faut une loi, il ne faut qu’une loi, et cela laisse de nombreuses ressources, mais à un prix qui sur le plan parlementaire serait désastreux.

En effet, il n’y aurait pas de consensus au Parlement pour décider de ce report. L’opposition sera défavorable à l’Assemblée Nationale, la majorité n’y est pas très favorable, S. Guerini ayant souhaité publiquement le maintien des élections en juin, enfin le Sénat votera évidemment contre. Il faudrait donc que le Gouvernement passe en force.

Mais cela n’est pas impossible. On peut imaginer que le Gouvernement demande une procédure accélérée pour ce texte avec une seule lecture.

A l’Assemblée Nationale, il pourrait faire voter ce texte si sa majorité était d’accord. On pourrait même imaginer, si ce n’était pas le cas, que le Gouvernement utilise l’article 49 al. 3 contre sa propre majorité et contre l’Assemblée Nationale en engageant sa responsabilité sur ce texte et conduisant ainsi à ce qu’il soit considéré comme adopté sans vote si une motion de censure n’est pas votée contre lui. Ce n’est pas une hypothèse d’école : il est déjà arrivé que des lois électorales soient adoptées avec une utilisation de l’article 49 al. 3 (en 1977 à propos des élections européennes, en 1986 à propos du découpage des circonscriptions législatives, en 2003 à propos des élections régionales et européennes). Cet article n’a pas été utilisé à notre connaissance lors de cette session parlementaire (depuis juillet 2020) à la différence de la précédente sur la réforme des retraites.

Au Sénat, il pourrait y avoir une question préalable ou un vote défavorable évidemment. La question se pose de savoir si le Sénat déciderait de procéder à de l’obstruction parlementaire ou non, mais ce n’est pas dans sa tradition. Mais là aussi, cette loi étant une loi simple, elle pourrait être adoptée en dernière lecture par l’Assemblée Nationale contre l’avis du Sénat. Ce n’est pas non plus une hypothèse d’école : il est déjà arrivé que des lois électorales soient adoptées ainsi (en 1985 à propos de la loi mettant en place la proportionnelle aux élections législatives).

Cependant, un tel passage en force serait sur le plan parlementaire désastreux. Il faut le rappeler encore et encore, comme cela a été fait souvent sur ce blog : les standards internationaux exigent en matière électorale que les parties prenantes soient consultées et de trouver un consensus suffisant. Ce ne serait évidemment pas le cas. Passer en force serait donc contraire aux standards internationaux, qui certes n’ont pas de valeur juridique en tant que tels aujourd’hui en France mais doivent évidemment nous guider sur le plan des bonnes pratiques. La France ne s’est déjà pas illustrée par sa bonne gestion de la crise sanitaire du point de vue des élections. N’en rajoutons pas.

Un report forcé désastreux sur le plan politique

Certes, on peut estimer qu’il y a de bonnes intentions à reporter les élections à l’automne, à un moment où la vaccination sera, on peut l’espérer, effective. Cependant, l’argument tiré d’une meilleure liberté et d’une meilleure égalité pour faire campagne est à relativiser : si les élections avaient lieu tout début octobre, la campagne ne commencerait pas avant le début du mois de septembre et serait donc très courte. Une meilleure participation ne serait pas forcément acquise. Les problèmes de confusion avec l’élection présidentielle seraient multiples. Evidemment, on ne manquerait de voir ressurgir les accusations de vouloir reporter ces élections encore après l’élection présidentielle, ce qui serait là aussi très problématique.

Par ailleurs, une nouvelle fois, on peut évidemment regretter la situation… mais on ne fait que payer le prix de l’incapacité des pouvoirs publics, Gouvernement et Assemblée Nationale compris, à avoir adapté nos techniques. Aujourd’hui, tous les pays ou presque en Europe organisent leurs élections car ils se sont adaptés (v. par exemple le dernier article de ce blog rappelant cet aspect). Ce n’est certes pas notre cas. Mais qui en est responsable ? Ce n’est pas faute d’avoir plaidé, en vain, pour une autre solution. Peut-on aujourd’hui se prévaloir de ses propres turpides pour adopter une solution en espérant en tirer un avantage politique ? Rappelons les principes de base : nemo auditur propriam turpitudinem allegans

Imagine-t-on une loi de nouveau reporter des élections, dans le contexte qui est le nôtre, avec l’utilisation de l’article 49 al. 3 ? Avec un passage en force en dernière lecture contre l’avis du Sénat ? Il est absolument évident que le Gouvernement serait alors accusé de visées tactiques et de manœuvres politiques… son image en sortirait-elle renforcée ?

Conclusion

A ce stade, toutes les options sont possibles et l’horizon s’éclaircira en début de semaine prochaine. Chaque solution peut être discutée, évidemment.

Mais le droit est là aussi pour rappeler que les décisions ne peuvent se prendre qu’à l’issue des procédures prévues par la Constitution, et que dans le cas d’espèce, on voit mal comment les étapes à franchir pourraient conduire à autre chose qu’à une mauvaise solution sur le plan parlementaire et politique. Or une nouvelle fois, il faut respecter le standard international du consensus politique.

Evitons de jouer ou de laisser penser que l’on joue avec les démocraties. Un tel comportement ne pourrait être que contre-productif.

Romain Rambaud