14/06/2012 : Les journalistes sont-ils de gauche – Les problèmes posés par la consultation d’Harris Interactive

Au cours de la journée du 14 juin 2012, à quelques jours des élections législatives, c’est une « consultation-sondage » revenant sur la campagne présidentielle qui pose problème et crée la polémique. Une analyse juridique s’impose.

Une consultation polémique sur les préférences électorales des journalistes : les risques de récupération politique

Certains sites internet ont relayé une information sondagière cet après-midi en utilisant d’ailleurs des titres méconnaissant complètement l’impératif de prudence qui doit caractériser en principe la présentation des enquêtes d’opinion :

74% des journalistes votent à gauche selon un sondage Harris titre ainsi le site ozap.com, par exemple.

Certes, ce ne sont pas les sites d’information les plus sérieux et les plus suivis. Toutefois, l’information apparaît assez facilement sur google et il est donc clair qu’elle sera lue et par conséquent reprise, conformément au constat selon lequel les médias se reprennent sans cesse les uns les autres.

Ce site internet fait référence à une consultation Harris Interactive  réalisée sur Twitter pour le magazine Médias, du 9 au 18 mai 2012, à laquelle ont répondu 105 journalistes ainsi que 426 personnes non-jounalistes ayant un compte twitter. On pourra trouver les résultats de cette consultation, ainsi que la notice complète de celle-ci dont nous allons parler plus en détail ci-dessous, sur le site de l’institut de sondage Harris Interactive. On se contentera toutefois, bien sûr, de l’essentiel dans le cadre du présent article.

Selon Harris, « il s’agissait d’interroger les journalistes présents sur Twitter à propos de leur perception de la campagne électorale achevée : ont-ils jugé la campagne intéressante ? Ont-ils le sentiment que les médias ont globalement bien couverts la campagne ? Plus précisément, se sont-ils montrés impartiaux ? Et de manière plus générale, comment perçoivent-ils l’indépendance des journalistes et leur propre indépendance ? Enfin, comment ont-ils voté au cours de cette élection présidentielle ? »

Une consultation par les journalistes, pour les journalistes, donc. Toutefois, cette enquête ne manquera pas de faire l’objet d’une lecture politique.

Selon ce sondage, 39% des journalistes déclarent avoir voté pour François Hollande au premier tour, 19 % pour Jean-Luc Mélenchon et 18% pour Nicolas Sarkozy. De façon plus spectaculaire encore, ils sont  74% à avoir choisi le candidat socialiste pour le second tour.

Quant à Marine Le Pen, elle apparaît particulièrement mal représentée parmi les journalistes, puisque seulement 3% de ces derniers déclarent avoir voté pour Marine Le Pen, soit un score très éloigné du reste de la société.

De tels résultats sont de nature à engendrer de nombreuses polémiques, car de l’information à la politique, surtout en pleine période électorale et concernant les sondages, il n’y a qu’un pas. On voit facilement quelles pourraient être les récupérations politiques des résultats de cette consultation, de la part de la droite et de l’extrême droite notamment, qui ne manqueront pas de relever que les médias ont favorisé la gauche pendant la campagne présidentielle.

Pourtant, il faut mettre en garde : cette consultation n’est pas un sondage et n’a qu’une très faible valeur scientifique.

Une consultation ayant une très faible valeur scientifique

Il serait fâcheux que ces résultats soient pris trop au sérieux car ils sont issus d’une enquête qui n’a qu’une faible valeur scientifique et qui, en tout cas, ne peut pas prétendre au statut de sondage du point de vue scientifique.

En effet, et depuis 1979, la Commission des sondages définit le sondage comme « une opération visant à donner une indication quantitative de l’opinion d’une population au moyen d’un échantillon représentatif de cette population » (Rapport de la Commission des sondages de 1978-1979).

Harris interactive l’a bien compris, d’ailleurs, puisqu’il se garde d’utiliser le terme de sondage et préfère utiliser celui de consultation.

Force est de constater que l’échantillon choisi, eu égard à l’objet du sondage, n’est pas du tout représentatif. Certes, le fait de comparer les résultats obtenus sur les journalistes avec des non-journalistes est intéressant. Néanmoins,  ces échantillons ne sont pas représentatifs et donc que cette consultation n’a pas de réelle valeur scientifique.

Un échantillon non construit sur des bases scientifiques

Tout d’abord, les statistiques exigent, pour qu’un échantillon soit représentatif, qu’il soit construit soit au hasard, soit en fonction de la structure de catégories socio-professionnelles de la société considérée. Or en l’espèce, les journalistes « sondés » n’ont été choisis ni au hasard, ni selon une structure déterminée, ou en tout cas, cela ne ressort pas de la notice fournie.

Seuls ceux qui étaient sur twitter et qui ont choisi de répondre à l’enquête de leur propre initiative ont répondu, sans considération des autres et sans considération de leurs profils – qui nous dit, par exemple, que 70 des 100 journalistes ayant répondu à l’enquête n’étaient pas des journalistes sportifs ? La lecture de la notice montre pourtant que des sous-catégories ont été construites.

Un échantillon trop petit

Par ailleurs, l’échantillon est trop petit pour qu’on puisse en tirer des conclusions valides. En principe, selon les lois statistiques, un échantillon ne peut être considéré comme représentatif  que s’il atteint le seuil de 1000 personnes. Dans l’idéal, pour être valide, cette consultation aurait du choisir au hasard 1000 journalistes ou sonder 1000 journalistes en fonction de catégories pertinentes eu égard à l’ensemble des journalistes.

Dans la pratique, pour des raisons de coût notamment, la Commission des sondages accepte des échantillons plus petits, et le seuil varie selon les élections. 600 semble être la norme désormais pour les sondages des législatives, même si cette norme n’est pas incontestable. Pour les municipales, c’est autour de 400 que se situe ce seuil.

Que l’on souhaite ou non critiquer cette « tolérance » dans la construction des échantillons, force est de constater en toute hypothèse qu’un échantillon de 100 personnes est beaucoup trop petit pour avoir une signification.

D’ailleurs, on pourrait s’interroger en outre sur la différence de taille de l’échantillon entre l’échantillon des journalistes (105) et des non-journalistes (426) qui constituent l’échantillon comparatif. Comment se justifie cette différence, sachant par ailleurs ce que nous savons sur l’absence de construction de ces échantillons ? Il y a là des incertitudes qui ne sont guère expliquées.

L’absence de redressement politique des échantillons 

La méthode du sondage, l’utilisation d’internet et plus spécifiquement de twitter introduit nécessairement des biais dont il n’est pas dit s’ils ont été corrigés et comment.

Par ailleurs, le problème du redressement est plus général. En effet, la Commission des sondages considère qu’un sondage doit nécessairement être redressé du point de vue politique : cela résulte d’une mise au point de principe du 14 mars 1995, Le Quotidien de Paris (voir notre ouvrage pour une analyse plus approfondie). Ici, mais cela est logique car l’échantillon n’est de toute façon pas construit, aucune comparaison avec les souvenirs de vote précédent, aucune adéquation de départ entre les résultats donnés par les journalistes et les votes précédents.

Cette absence de redressement politique empêche à cette enquête d’opinion de pouvoir prétendre au statut sondage. A de nombreux titres, et on y reviendra, elle est un « faux sondage » dont nous avons déjà eu l’occasion parler sur ce présent blog dans l’article du 30/04/2012 : Débats télévisés : Gare aux faux sondages de faux instituts !

Pourtant, elle est publiée et va être interprétée. La question est alors posée de celle du contrôle. Or, il y a encore  là des failles au droit des sondages électoraux.

Les problèmes juridiques du contrôle de cette consultation : du champ d’application de la loi de 1977

A notre connaissance, aucune notice n’a été déposée à la Commission des sondages avant la publication de cette consultation. Tant mieux pour l’institut, d’ailleurs, car la Commission des sondages n’aurait sans doute pas manqué d’émettre des réserves quant aux résultats de ce sondage.

Dès lors, en n’envoyant pas de notice, l’institut a-t-il violé la loi de 1977 et est-il susceptible de faire l’objet d’une sanction pénale ?

La réponse est loin d’être évidente, plutôt négative, et pointe donc certaines faiblesses quant au champ d’application de la loi de 1977. L’occasion de revenir sur cette question et de montrer que celle-ci a une importance fondamentale du point de vue pratique.

La loi de 1977 s’applique – et s’applique en principe seulement – aux sondages électoraux.  L’article 1er de la loi vise les « sondages d’opinion ayant un rapport direct ou indirect un référendum, une élection présidentielle ou l’une des élections réglementées par le code électoral ainsi qu’avec l’élection des représentants au Parlement européen ».  

Or, de cette définition résulte deux difficultés concernant la « consultation » d’Harris Interactive.

Le rapport du sondage avec l’élection présidentielle : le régime des sondages postérieurs à l’élection est-il à revoir ?

La première est liée au rapport avec l’élection. Certes, il ne fait guère de doute que cette consultation a un rapport avec l’élection présidentielle, cette consultation s’intitulant « Les journalistes présents sur Twitter et la campagne présidentielle de 2012 ».

Toutefois, il est de jurisprudence constante, et cette solution s’explique par l’objet de la loi, qui est de protéger l’opinion publique pour l’élection à venir, que la Commission des sondages ne connaît pas des sondages réalisés après l’élection. Dès lors, la Commission des sondages se déclare incompétente pour connaître des sondages postérieurs à l’élection (voir le rapport de la Commission des sondages de 1995, p. 3).

En l’espèce, le sondage a été réalisé postérieurement à l’élection et donc pouvait valablement échapper au contrôle de la Commission des sondages, en tout cas selon la doctrine classique. Pas d’illégalité.

Toutefois, ce cas pratique est intéressant car il pose la question des limites de cette doctrine dans l’interaction entre l’élection présidentielle et les élections législatives. On le sait, la question des rapports entre ces deux élections est directe et les législatives dérivent  de l’élection présidentielle, au point qu’on parle aujourd’hui de les rapprocher dans le temps.

La question pourrait donc être posée de savoir si cette règle ne pourrait pas être remise en question et si l’on ne devrait pas continuer de contrôler les sondages sur l’élection présidentielle pendant les élections législatives. Une évolution de la jurisprudence de la Commission des sondages pourrait être souhaitable de ce point de vue.

Le problème des faux sondages

Enfin, se pose une nouvelle fois le problème des faux sondages, dont nous avons déjà pu parler dans ce blog lorsque certains faux sondages ont fait leur apparition sur internet ces dernières semaines.

En l’espèce, cette « consultation » est sans aucun doute un faux sondage, c’est à dire une enquête d’opinion dépourvue de validité scientifique.

Or théoriquement, la Commission des sondages n’ayant qu’une définition scientifique du sondage, comme on l’a vu, cela pourrait permettre à cette enquête d’échapper au champ d’application de la loi. Il y a sur ce point un problème théorique dont nous avons déjà parlé et qui nous pousse à proposer une modification de la loi pour intégrer l’ensemble des enquêtes d’opinion et inscrire des régimes variables en fonction de la nature de ces enquêtes.

Par ailleurs, pour le moment, la seule règle réelle s’appliquant à ces enquêtes est de ne pas pouvoir s’appeler « sondage », en vertu de la pratique de la Commission des sondages qui aurait pu être consacrée par la loi si la proposition de loi des sénateurs Sueur et Portelli avait été adoptée. D’ailleurs, en l’espèce, cette règle semble relativement bien respectée puisque l’enquête s’appelle « consultation » et non « sondage ». Une prudence dont n’a toutefois pas fait preuve le site ozap.com qui dans google titre tout à fait clairement « sondage », mais pas dans l’article, qui utilise le terme de « consultation ».

Un tel régime est toutefois insuffisant, et sur ce point nous avons déjà dit, notamment dans notre ouvrage, que la solution prétorienne de la Commission des sondages, imposant pour ces enquêtes des mentions présentant leurs limites et leur caractère non scientifique, nous semblait bonne.

Cette obligation, pourtant, n’est pas respectée en l’espèce. Au contraire, cette enquête est présentée dans la notice d’Harris Interactive, comme un véritable sondage.

Ainsi, la fin de la notice indique :

« Merci de noter que toute diffusion de ces résultats doit être accompagnée d’éléments techniques tels que : la méthode d’enquête, les dates de réalisation, le nom de l’institut – Harris Interactive-, la taille de l’échantillon ».

Ce qui est de nature, à rebours, à faire croire que cette enquête est un sondage alors que ça n’en est pas un.

 

Conclusion

De nombreuses difficultés sont donc posées par ce faux sondage qui pourrait bien être récupéré politiquement, alors que des difficultés apparaissent quant au contrôle de la Commission des sondages.

Le problème des faux sondages est donc sérieux. On attendra ici avec intérêt la réaction de la Commission des sondages qui pourrait, si elle décidait de suivre les prises de position adoptées sur ce blog, faire jurisprudence sur de nombreux points.