Séminaire électoral du Réseau des compétences électorales francophones (RECEF) : l’évolution des modalités de vote, des normes et des pratiques européennes [contrib. R. Rambaud]

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Chers lecteurs,

J’ai eu l’honneur d’être invité, ce mardi 23 mai à Paris, au 11ème séminaire international d’échanges du Réseau des compétences électorales francophones (RECEF), qui réunit la plupart des organes étatiques d’organisation des élections dans l’espace francophone, sur sollicitation du ministère de l’intérieur, que je remercie une nouvelle fois pour sa confiance. Ce séminaire portait sur « Des modalités de vote pour faciliter la participation électorale et préserver la confiance ». Je vous prie de trouver ci-joint la publication de ma contribution, qui portait sur l’évolution des modalités de vote, des normes et des pratiques européennes. Bonne lecture !

***

La question de l’évolution des modalités de vote est une question classique mais que la crise de la Covid 19 a profondément renouvelé, et qui mérite de nouveau qu’on s’y intéresse, également parce qu’elle a pu jeter une lumière crue, sur certaines situations, notamment en France. Les modalités alternatives de vote et dans le réseau du RECEF ayant été précédemment exposées, la présente contribution porte sur l’évolution des modalités de vote, des normes et des pratiques européennes.

Problématique

Parmi les enjeux de l’évolution des modalités de vote, des normes et des pratiques, la question de la participation électorale et de la lutte contre l’abstention est le plus classique, en Europe comme ailleurs. Pour faire simple, la question est le plus souvent posée dans les termes suivants. Existe-t-il des modalités de vote qui par nature obtiennent des résultats meilleurs que d’autres, et si oui, faut-il les adopter suivant une approche par les risques ? Et l’on traite alors, question du vote obligatoire mise à part (qui n’est pas une « modalité de vote » mais sans doute la meilleure solution pour augmenter la participation électorale si c’est l’objectif prioritaire sur tout autre) au sens strict, du vote papier classique, mais aussi du vote par machine à voter, du vote dit anticipé, du vote par correspondance, du vote électronique, et on essaie de les comparer sur ces plans.

Il nous semble cependant, à la lumière des expériences récentes notamment en Europe, que la tendance à la généralisation de cette question constitue un élément du problème et qu’il faut peut-être poser cette question de façon moins générale et s’arrêter davantage sur les différentes sous-questions qui font partie du problème, et que le fait de poser toutes ces questions permet sans doute d’enrichir la réflexion. Ces différentes questions ressortent de l’étude et de la comparaison de multiples systèmes électoraux, notamment depuis la crise de la Covid-19, qui nous servira de point de départ à l’analyse en tant qu’elle ne permettra de brosser un certain panorama en Europe (I).

Cette crise de la Covid peut en effet servir de point de départ à partir duquel on peut mener un raisonnement : chaque modalité de vote doit être considérée comme une façon concrète de répondre à une problématique concrète, in concreto, plutôt que comme une question posée in abstracto. Cela est vrai pour l’Europe mais encore plus si on regarde au-delà (notamment en Corée du Sud et aux Etats-Unis). De cela découlent beaucoup de questions auxquelles le choix de certaines modalités de vote a pour objet de répondre : cela posera selon nous le cadre théorique du choix des modalités de vote (II).

Ceci étant posé, on terminera par l’analyse de certaines modalités alternatives de vote qui démontrent la même chose : le choix de telle ou telle modalité doit être analysé finement, de façon calme et scientifique, pour déterminer s’il est possible de les adopter et si cela aura un impact sur la participation. Force est de constater de ce point de vue que le bilan est toujours modeste, et que c’est donc bien l’ensemble des paramètres qui doivent être considérés pour décider de diversifier les modalités alternatives de vote (III).

I. Constat : la diversification fructueuse des modalités de vote en Europe depuis la crise de la Covid

Source : rapport Conseil scientifique Covid-19, étude du MAE français complétée par mes soins.

Vu de la France, les modalités alternatives de vote apparaissent comme des étrangetés, tant la France est attachée au vote le dimanche dans un bureau de vote, selon un rituel immuable. Pour autant, tous les pays d’Europe ne sont pas dans cette situation, et au contraire en général les pays d’Europe connaissent une plus grande diversification de leurs modalités de vote.

Ainsi le vote par correspondance postal existe, selon des modalités variables, en Autriche, en Allemagne, en Hongrie, en Islande, en Irlande, au Liechtenstein, en Lituanie, au Luxembourg, en Pologne, en Slovénie, en Espagne et au Royaume-Uni, et bien sûr en Suisse, où il s’agit même du mode courant de vote, à hauteur de 90 % En Suisse on ne vote pratiquement pas du tout comme en France, la quasi-totalité de vote se fait par correspondance.

Le vote anticipé, qui peut parfois être croisé avec le vote par correspondance puisque le vote par correspondance est une forme de vote anticipé, existe en Suède (1942) et en Finlande (1970) en Allemagne et en Suisse, par exemple.

La diversification des modalités de vote est donc une réalité en Europe. De ce point de vue la position de la France, attachée à la seule procuration comme modalité alternative de vote, alors même qu’elle est plutôt critiquée sur le plan international, apparaît même étrange, en retrait.

Si on prend l’exemple spécifique de la Covid, la question est alors celle de savoir : que peut-on constater si l’on fait des comparaisons, notamment dans la capacité des pays à dépasser la plus grande crise récente de la participation électorale, la crise de la Covid ? Que en général, et même si la règle n’est pas absolue, que les pays ayant peu ou pas adapté leurs modalités de vote ont vu leur participation électorale baisser voire dans certains cas s’effondrer, tandis que les pays qui avaient déjà des modalités de vote diversifiées et adaptées ont pu les mobiliser, et que les pays qui ont innové en mettant en place de nouvelles modalités ont plutôt réussi à résister à la hausse de l’abstention. Bien entendu, cette analyse est limitée parce qu’elle ne prend pas en compte les données plus politiques. D’autres exemples non européens vont cependant dans le même sens, au premier rang desquels la Corée du Sud (vote anticipé) puis les États-Unis (vote par correspondance), qui ont fait partie des pays exemplaires qui ont dépassé la crise de la Covid avec succès en adaptant leurs modalités électorales.

On le constate via les deux tableaux suivants.

Les pays à participation en forte baisse : dans l’ensemble, des pays ayant peu adapté leurs modalités de vote sauf exceptions

 DateElectionsMesures prisesTaux de participation  Évolution
France15/03/2020 28/06/2020 20/06/2021 27/06/2021Municipales 1er Municipales2ème
Départementales Régionales
Pas de changement
Pas de changement sauf masque et double
procuration

44,66 %
41, 6 %

34,69 %
▼ 18,89 ▼ 20,53
▼23,72
Roumanie6/12/2020LégislativesPas de changement aux modalités de vote (en personne en Roumanie) et aux horaires sauf port du masque  31,95 %  ▼ 7,8
Portugal24/01/2021PrésidentielleVote par correspondance entre
le 10 et 14/01 Vote anticipé pour les électeurs
qui sont en confinement : des équipes vont à leur domicile les 19 et 20/1. Multiplication des lieux de vote 13.000 personnes confinées ou en maison de retraite se sont inscrites pour voter à domicile et 2.000 bureaux de vote ont été créés pour dédoubler les bureaux de plus de 1.000 électeurs, afin d’éviter de trop fortes concentrations de personnes.
39,49 %▼ 9,4
Espagne14/2/2021Elections au
Parlement
de Catalogne
Pas de changement majeur sauf vote par correspondance facilité. Le vote par courrier a bien été pris en compte, pour les 220 000 électeurs
qui avaient choisi cette modalité.
53,54 %  ▼27,8

Les pays à participation stable voire en hausse : de façon générale, des pays ayant diversifié et/ou adapté leurs modalités de vote à la crise de la Covid

 DateElectionsMesures prisesTaux de participation  Évolution
Allemagne15/03/2020
29/03/2020
Elections
en Bavière
Vote postal classique le 1Er tour Vote postal intégral au 2nd tour59,5%▲4,2
Pologne28/6 et 12/7/2020PrésidentiellesPossibilité donnée de vote par correspondance.
Sinon vote sur place dans des conditions
sanitaires strictes.
Pas ou peu d’impact sur la participation.
Polémique sur les votes par correspondance
effectués à l’étranger.
67,9 %▲16
Lituanie10/2020Législatives  Prolongation du vote anticipé (quatre jours au lieu de deux).47,55 %▼3,1
Allemagne14/03/2021Elections régionales au Bade-Wurtemberg
et
Rhénanie-Palatinat
Vote par correspondance, déjà bien ancré, encouragé avec succès d’après le MAE : 50% au Bade-Wurtemberg et 66% en Rhénanie-Palatinat.  BW : 63,8% RP : 64,4 %▼ 6
Pays-Bas15 au 17/3/2021LégislativesVote en semaine. Vote le plus possible en plein air, y compris à vélo, et dans de grands espaces, y compris grands édifices publics. Étalement exceptionnel sur trois jours du scrutin. Vote par correspondance facilité pour électeurs de 70 ans au moins88,6%▲1
Espagne4/5/21Elections régionales à MadridMise en place de créneaux horaires conseillés (recommandation aux personnes âgées et handicapées de voter entre 10h et 12h ; créneau de 19h à 20h pour les personnes malades ou suspectées d’être atteinte du Covid)71,74 %▲ 7,5
Norvège13/9/2021LégisLégislativesLes élections seront particulières dans le sens où une majorité des électeurs devraient, pour la première fois dans l’histoire du pays, voter par anticipation dès le 10 août (pratique déjà bien développée toutefois puisque 36,4% des votes en 2017 avaient été faits par anticipation).77,27 %▼ 1

De ces résultats, qui montre que la diversification des modalités de vote a pu avoir un effet positif sur la participation électorale dans le contexte spécifique de la Covid-19, on peut dégager un certain nombre d’enseignements importants pour l’examen théorique de la question de l’adoption de modalités alternatives de vote.

II. Les enseignements de la crise de la Covid : dépasser la question de principe pour entrer dans les questions concrètes que posent les modalités de vote.

Selon nous, la question est alors moins de savoir s’il existe une modalité de vote idéal que de savoir quelle ingénierie il faut adopter en fonction de quels objectifs, et avec quelles contraintes, en fonction de quels enjeux, et sur ce plan, la question est beaucoup plus fine et complexe que modalité de vote = participation électorale.

Tout d’abord, au niveau des enjeux eux-mêmes. Il existe bien sûr un enjeu de participation électorale. Mais la participation électorale est-elle une question abstraite pouvant faire l’objet d’une réponse purement technique ? Sauf à envisager le vote obligatoire, nous ne le pensons pas, et pas seulement pour dire que c’est une question qui dépend des contingences politiques, même si évidemment c’est la première question. Sur le plan des modalités de vote, il nous semble c’est au contraire une question très concrète, très pratique, qui doit être envisagée aussi également comme telle pour trouver des solutions à la problématique qui nous occupe. Il existe alors de nombreux sous-enjeux qui déterminent celui de la participation électorale : les enjeux politiques bien sûr, mais aussi l’adaptation aux circonstances, la réponse à la demande de la société, la confiance dans le processus, qui n’est pas seulement une question de sécurité des opérations électorales, mais qui peut aussi se jouer sur le plan culturel.

Tout d’abord, il peut exister des circonstances qui varient et ont une influence. Sur ce point, il faut sans doute se garder de la tentation du refoulement et bien garder à l’esprit ce qu’il s’est produit au moment de la crise de la Covid-19. Ici le point était certes particulièrement visible puisqu’il s’agissait d’une crise, mais cela peut valoir pour d’autres circonstances, par exemple des évolutions technologiques ou des changements de génération. Un des enjeux est alors celui de l’adaptation des modalités de vote aux circonstances, qui implique de procéder à un arbitrage entre le choix et l’évolution de ses modalités d’un côté, et la sécurisation des procédés de vote d’un autre côté.En France il s’agit d’une question finalement classique du droit des services publics, celle de la continuité et de la mutabilité du service public, qui est un aspect qui est trop souvent et trop facilement négligé.

Ensuite, c’est lié, il y a également l’enjeu de la confiance dans la démocratie représentative. Cela signifie que la question doit être envisagée comme celle d’une opération administrative et il nous semble qu’il existe ici un enjeu de maitrise suffisante par l’administration électorale de différentes modalités de vote dans le but précisément de pouvoir répondre à différentes demandes,afin de s’adapter à la question des circonstances ou de l’évolution de la situation. Sur ce point la participation électorale dépend aussi de l’idée que les citoyens se font de leur administration, et du souhait de celle-ci de s’adapter à la réalité des sociétés : en tant que rituel, l’opération de vote n’est pas seulement une question de sécurité, mais aussi une question de réponse à la demande de la société. De ce point de vue, la rigidité peut certes être vue d’un œil favorable par l’administration parce qu’elle apporte de la sécurité dans les opérations de vote, mais d’un œil défavorable par l’opinion publique qui peut y voir une absence de volonté suffisante des pouvoirs publics de faire participer réellement la société. Il faut se garder de ce point de vue de laisser penser que le régime représentatif est plus important pour les dirigeants que la démocratie représentative. Ce fut le cas, sans doute, dans le statut quoi choisi par la France.

Enfin, il existe un enjeu culturel. Si notre communication concerne l’Europe, il faut se garder ici de ne voir que celle-ci. Par exemple, si certes eu Europe la machine électronique ne semble pas en odeur de sainteté, c’est plutôt l’inverse dans d’autres pays, aux États-Unis ou au Brésil par exemple, où c’est un mode de vote traditionnel et où on trouverait de la méfiance plutôt dans les modalités de vote sur papier… ce qui permet de désaxer le débat. Mais cela pose alors une autre question, philosophique : chaque pays est-il enfermé dans sa culture ou de ce qu’on pense que c’est culture est ? Peut-il évoluer ? Sur ce plan il y a les pessimistes et les optimistes. La culture francophone existe-t-elle sur ce point et dans quelle direction va-t-elle ?

Ensuite, la question des enjeux détermine celle des pratiques, mais la question des pratiques entraîne en-elle-même un certain nombre d’enjeux. Il y a par exemple un enjeu de maitrise par l’administration et d’adaptabilité dont on a déjà parlé. Mais il y a d’autres que la question des pratiques porte en elle-même.

Il y a ainsi des enjeux technologiques. En quoi les opérations électorales d’un pays peuvent-elles être signifiantes de son avancée ou, au contraire, d’une sorte de décrochage économique et technologique ? Au moment de la crise de la Covid-19, la vision de la façon dont la Corée du Sud, en avril 2020, gérait ses élections, était particulièrement cruelle pour la France. Sur la période 2020-2021, il en allait de même, par exemple, de la comparaison avec les États-Unis. Ces exemples, non européens, ont montré que la maitrise des techniques et des technologies a un impact direct sur la participation électorale. Il y a donc un enjeu de maintien au niveau y compris sur le plan technologique.

Il y aussi des enjeux de connaissance. L’absence d’une pratique entraine progressivement la perte de connaissances sur celle-ci et donc sa plus grande difficulté d’appréhension, entraînant ainsi la nécessité de recourir par exemple… au droit comparé, comme cette communication en elle-même en fournit une parfaite illustration. Or la connaissance comparée reste, quoi qu’on en dise, plus difficile à appréhender qu’une connaissance nationale, qui peut s’avérer incorrecte. Certaines de nos pratiques peuvent donc être fondées sur des préjugés plutôt que sur des connaissances qui seraient étayées sur le plan international ou de la comparaison.

Il existe enfin des enjeux sociaux, car les différentes pratiques mises en œuvre ne produisent pas nécessairement les mêmes effets en termes de participation électorale. Lorsqu’on choisit une pratique, on avance donc une solution plutôt qu’une autre. Rien n’est jamais neutre, d’une certaine manière.

III. De l’examen de quelques modalités alternatives de vote en Europe : vote par correspondance et vote électronique

Concernant le vote par correspondance, on ne s’arrêtera pas longtemps dessus car il a été très largement mis en œuvre dans le cadre de la crise de la Covid, montrant son utilité. La recherche montre que le vote par correspondance est un système qui fonctionne bien, tandis que la plupart des critiques qui lui sont adressées peuvent être réfutées scientifiquement. Il ne pose pas de difficultés particulières en matière de fraudes, comme le montre l’exemple de la Suisse, par exemple, à condition qu’il soit bien encadré c’est-à-dire par exemple que le système de la collecte soit interdit, celui-ci pouvant poser problème comme en Angleterre dans les années 2000.  Cependant, en Suisse comme en Espagne ou au Royaume-Uni, il ne constitue pas une baguette magique dans la lutte contre l’abstention électorale. Dans un rapport de 2018 de la commission européenne, celle-ci montre que le bilan est à discuter, incertain dans la littérature, avec un petit effet positif en Italie ou en Pologne, sans certitude.

Le vote par correspondance peut cependant lui-même poser des problèmes et avoir des fragilités. Ainsi, c’est rien de moins que l’élection présidentielle autrichienne de 2016 qui a été annulée, par la Cour constitutionnelle dans un arrêt de juillet 2016, arrêt faisant état du non-respect des règles de dépouillement, sans se prononcer sur l’existence d’irrégularités, en égard à l’écart de voix très faible (50,3 % des voix pour le vainqueur Alexander Van der Bellen). Le candidat vainqueur en mai 2016, le candidat vert, cependant remporté le nouveau second tour en décembre 2016 avec un écart de voix plus important, avec 53,79 des voix, et ce alors même que le second tour, prévu en octobre, avait été remporté en décembre pour cause de bulletins défectueux délivrés par le ministre de l’intérieur ! Et pourtant, malgré cette crise, le vote par correspondance existe toujours en Autriche : pour l’élection de 2022, la nouvelle présidentielle, Alexander Van der Bellen a remporté l’élection dès le premier tour avec 56,69 % des voix. Et les votes par correspondance en Autriche continuent d’exister à notre connaissance… Dans ce cas de figure c’est davantage l’administration qui se voit remettre en question que le principe du vote à distance en tant que tel…

Concernant le vote électronique, la question est plus controversée Aujourd’hui, force est de constater que dans la plupart des pays européens, le vote par internet n’est pas autorisé et les réflexions demeurent à l’arrêt. D’après un rapport sénatorial français récent, il n’y a en a pas en Allemagne. Aux Pays-Bas, le statu quo demeure s’agissant du vote par Internet aux élections depuis l’abrogation, le 1er janvier 2010, des dispositions de la loi électorale relatives au vote électronique à la suite de défaillances de sécurité de certaines machines à voter, et il n’y a pas de réflexion sur un vote électronique. En Espagne, en Italie et au Portugal, les réflexions relatives au vote électronique, dont le vote par Internet, menées dans les années 2000 n’ont pas prospéré ; aucun de ces pays n’envisage à l’heure actuelle d’introduire le vote par Internet. Il en va de même en Suède et en Irlande, où le vote par Internet n’est pas autorisé et où aucun changement de paradigme n’est à relever en la matière. La Finlande avait mis en place en 2016 un groupe de travail sur le vote par Internet, lequel a rendu en décembre 2017 un rapport appelant à ne pas recourir à cette possibilité qui représentait, selon le groupe de travail, « plus de risques que d’avantages ». Aucun nouveau projet pilote d’ampleur au Royaume-Uni semble-t-il. Dans la plupart des pays européens il n’y a pas de réflexion en ce sens pour les élections politiques.

Il existe deux contre-exemples : le modèle estonien et dans une moindre la Suisse qui réfléchit. On peut aussi quelques mots de la France qui utilise ce système de vote électronique pour le vote des français de l’étranger lors des élections législatives.

En Estonie, le vote par Internet est autorisé et encadré par la loi depuis 2005, pour les élections locales comme pour les élections législatives. Le vote par Internet y constitue un choix politique fort, conformément au souhait du pays de se présenter comme un pôle d’excellence en hautes technologies et une démocratie moderne. Les statistiques publiées font état d’une croissance continue de la part des votes par Internet parmi les suffrages exprimés, y compris sur la période récente. Ainsi, aux dernières élections européennes de 2019, le vote par Internet a atteint un niveau record de 46,7 % des participants. Pour les élections locales, la part des votes en ligne est passée de 1,9 % en 2005 à 31,7 % en 2017 et, pour les élections législatives, de 5,5 % en 2007 à 43,8 % en 2019, soit une hausse de plus de 13 points par rapport aux législatives organisées en 2015. Il est possible là-bas de voter pendant sept jours en anticipation de la date fixée pour le scrutin, entre le dixième et le quatrième jour précédant le scrutin. Pendant cette période, l’électeur peut toujours modifier son vote électronique. Il peut également se déplacer dans un bureau de vote ouvert dans cette phase de scrutin anticipé (advanced polls) et déposer un bulletin physique dans l’urne électorale. Dans ce cas, seul le suffrage exprimé par papier est compté et les éventuels votes électroniques précédents sont annulés. Le jour du scrutin lui-même, il n’est plus possible de modifier le vote électronique exprimé au cours de la phase anticipée. Techniquement, le système de vote par Internet repose sur l’infrastructure en matière d’identité numérique mise en place en Estonie. L’application de vote par Internet utilisée par l’électeur permet d’exprimer son suffrage et de le crypter. Le vote par smartphone, via Mobile-ID, représentait environ 30 % des votes par Internet lors des scrutins national et européen de 2019. Depuis son introduction, le système de vote par Internet a été progressivement amélioré notamment, en 2013, à la suite de la publication du code source et, en 2015, avec l’introduction d’un système de vérifiabilité universelle. En outre, à la demande du ministre de l’entrepreneuriat et des technologies de l’information, un groupe de travail a remis en décembre 2019 un rapport sur la vérifiabilité, la sécurité et la transparence du système de vote électronique estonien. C’est donc un modèle très particulier qui repose sur l’existence d’une véritable identité numérique en Estonie, et dont on doute qu’il soit reproductible dans des pays où une telle identité numérique n’existe pas et où les enjeux géopolitiques sont plus importants.

En Suisse, on a expérimenté le vote électronique par Internet au niveau des cantons pendant quelques années, selon deux systèmes : – celui du canton de Genève ; – et celui de la poste suisse. – Le vote électronique reposait sur l’utilisation de codes figurant sur la carte de vote reçue par les électeurs, les Suisses recevant directement tout le matériel de vote à domicile sans avoir à en faire la demande préalable. Depuis mi-2019, il n’est plus possible de voter par voie électronique en Suisse pour des raisons de complexité de prise en charge et de coût par les seuls cantons. Toutefois la Fédération, les cantons et la Poste travaillent à instaurer de nouveau cette possibilité à l’horizon 2021 et des expérimentations sont en cours.

En France, le vote par internet est utilisé depuis 2003 par les français résidant à l’étranger pour les députés des Français établis hors de France. 126.947 électeurs ont voté par internet lors du premier tour des élections législatives de 2012 (117.675 au second tour). En 2017, ce système a été suspendu en raison de menaces russes. En 2022 il a été rétabli mais cela n’a pas été sans difficulté, avec trois annulations d’élections. S’il a déjà existé des annulations pour ce type de circonscriptions (pour un problème de compte de campagne donnant lieu à une inéligibilité, n° 2012-4633 AN, 15 févr. 2013, Français établis hors de France, 8ème circ.), y compris pour des dysfonctionnements dans le vote par correspondance « papier » (n° 2017-5052 AN, 2 fevr. 2018, Français établis hors de France, 5ème circ.), des problèmes de cette nature n’avaient jamais été sanctionnés jusqu’ici pour le vote électronique. Si le Conseil constitutionnel a rejeté une protestation concernant la 1ère circonscription (Etats-Unis et Canada) considérant qu’il n’était pas avéré que des fraudes aient eu lieu et que les dysfonctionnements constatés avaient été rapidement corrigés (n° 2022-5795 AN, 20 janv. 2023), il a annulé deux autres élections en raison de dysfonctionnements techniques au premier tour, dans la 2ème (Amérique centrale et du Sud ; décision n° 2022-5813/5814 AN, 20. janv. 2023) et la 9ème (Afrique du Nord, n° 2022-5760 AN, 20 janv. 2023). Pour le vote électronique, le code électoral (R. 176-3-7) prévoit que l’identité de l’électeur votant par voie électronique est attestée par un identifiant associé à un mot de passe, créés de manière aléatoire et transmis séparément à l’électeur, au plus tard avant le début de la période de vote, par des modes d’acheminement différents. En vertu de l’article 4 de l’arrêté du 16 mars 2022, la transmission à l’électeur de l’identifiant s’opère par courrier électronique et celle du mot de passe par message texte sur son téléphone mobile. En l’espèce, il s’agissait dans les deux cas de problèmes de non-envoi de mots de passe pour s’identifier (38 % des électeurs avaient reçu leurs mots de passe en Argentine dans la 2ème et 38% en Algérie dans la 9ème). « Alors même que cette circonstance n’est imputable ni à la candidate élue ni aux autres candidats » et même si « les électeurs concernés conservaient le droit de prendre part au vote à l’urne en se déplaçant physiquement à l’un des bureaux de vote ouverts dans la 2ème circonscription », le juge a considéré que« ce dysfonctionnement […] a néanmoins été de nature, eu égard aux caractéristiques de la circonscription, à empêcher plusieurs milliers d’électeurs de prendre part au vote au premier tour » et que « Cette circonstance doit être regardée, compte tenu de l’écart des voix entre les candidats, comme ayant porté atteinte à la sincérité du scrutin ». L’écart de voix entre le candidat arrivé deuxième et le candidat arrivé troisième était de 1770 dans la 2ème circonscription et de 3773 dans la 9ème. Ceux-ci n’étant pas si faibles, on comprend que ces deux décisions constituent une sanction forte de la part du Conseil constitutionnel vis-à-vis de la mauvaise organisation de ces élections par l’administration. Plus grave encore est l’annulation de l’élection dans la 8ème circonscription des Français établis hors de France (n°2022-5773 AN, 3 fev. 2023), où la réélection du député sortant M. Habib, acquise avec 193 voix d’avance, a été annulée en raison de messages de propagande tardifs (violation de l’article L. 330 du code électoral) mais surtout parce qu’« en parallèle des dispositifs d’assistance organisés par le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, M. HABIB a mis en place des permanences téléphoniques et des centres d’aide mobilisant un nombre significatif d’opérateurs à destination des électeurs rencontrant des difficultés pour voter par voie électronique. Il résulte de l’instruction que, à l’occasion de ces appels, il a pu irrégulièrement être proposé aux électeurs de voter par internet à leur place en utilisant leurs identifiants et mots de passe. De tels agissements, qui revêtent une particulière gravité, doivent être regardés comme constitutifs d’une manœuvre ». Ces faits sont extrêmement graves, le système de la « collecte » des votes à distance n’étant pas prévu en France et pouvant être source de fraude électorale dans les systèmes où le vote par correspondance avec possibilité de collecte existe (v. R. Rambaud, « Droit électoral et covid-19 : l’occasion manquée du vote par correspondance », AJDA, 2021, 489). M. Habib n’a cependant pas été déclaré inéligible sur le fondement de l’article LO. 136-3 du code électoral, alors que le Conseil constitutionnel peut mettre en œuvre cette sanction d’office (n°2021-5726/5728 AN, 28 janv. 2022, note R. Rambaud, AJDA, 2022, 701). On peut s’interroger sur cette solution. Absence de preuve de l’implication personnelle de M. Habib dans ces manœuvres ? Autolimitation du juge électoral et volonté de s’en remettre à la seule appréciation des électeurs ? Jurisprudence inégale entre les « grands » candidats, notamment les sortants, et les « petits » (n°2021-5726/5728 AN, prec.) ? Ces décisions sont évidemment un coup dur pour le vote électronique, alors même que celui-ci avait été neutralisé en 2017 pour manque de sécurité informatique dans un contexte de menaces cybernétiques élevées, notamment de la part de la Russie. Il est certain que ces précédents pourront être mobilisés contre l’évolution des opérations électorales en France si un jour la question devait être posée, comme ce fut le cas pour le vote par correspondance (cf. supra) dans le rapport Debré consacré aux élections départementales et régionales de 2021 (J.-L. Debré, Quelle date et quelle organisation pour les élections régionales et départementales, 13 nov. 2020, p. 48). Ce point n’est pas tout à fait neutre à un moment où l’on réfléchit, de nouveau en France, à la question de la réforme des institutions…

Ce vote électronique a-t-il des effets en termes de participation, notamment sur certaines populations, par exemple les populations jeunes qui seraient nées avec internet ?

En tant que tel le bilan est mitigé. Dans son rapport de 2018, la Commission européenne notait que l’impact du vote par Internet sur la participation n’est pas clair. Certaines études ont observé une augmentation de la participation, tandis que d’autres n’ont trouvé aucun effet de ce genre[1]. Dans un rapport rendu en 2020, des belges mandatés dans la perspective d’une mise en place du vote électronique en Belgique concluaient à l’absence d’effets notables ou significatif du vote par internet dans les pays où il a été introduit, expérimenté[2], sauf sur certains publics, comme les personnes se trouvant à l’étranger. Ainsi, d’après ce rapport, en Estonie, le vote par internet n’a pas eu d’impact significatif sur le taux de participation. Il a néanmoins permis de réduire le nombre de votes nuls. En France, le vote par internet n’a eu aucun impact sur le taux de participation. En Norvège, le vote par internet n’a pas eu d’impact positif sur le taux de participation, excepté pour les Norvégiens vivant à l’étranger. En Suisse, l’introduction du vote par internet n’a pas eu d’impact sur le taux de participation (qui reste très faible) mais a permis de diminuer le pourcentage de votes nuls, surtout pour les scrutins placés en bas du bulletin de vote.D’après ce rapport belge, et cela valide l’hypothèse de l’interconnexion fondamentale des différentes modalités de vote, la perspective du vote électronique suppose d’abord de se familiariser avec le vote anticipé et le vote à distance, et cela suppose aussi une adaptation de la totalité du calendrier électoral (par ex. la durée entre deux tours), et préconise même comme étape intermédiaire la mise en place d’un vote à distance postal avec une assistance par internet.

Dans un ouvrage récent, Le vote électronique, les défis du secret et de la transparence, deux auteurs avancent que le vote électronique n’a pas d’effet automatique sur la participation et que le choix de cette modalité dépend de tous les autres : éloignement géographique ou non, élection simple ou pas, enjeux important de l’élection ou pas, identité numérique ou pas, etc. C’est donc un bilan concret à réaliser et non une question in abstracto[3]. Pour ces derniers, il n’est pas question, pour des problèmes de sécurité, de mettre en place un vote électronique pour des élections politiques en France, et d’ailleurs cela ne serait pas intéressant en termes de bilan coûts/avantages en France, en raison de son mode de scrutin (les élections sont plutôt simples en France).

Ce point est cependant incertain et encore contesté aujourd’hui. D’après d’autres auteurs, notamment Marie Neilhouser dans un autre ouvrage récent, Extinction de vote[4], après que des études aient en effet montré une absence d’effets probants, d’autres tendraient à montrer certains effets, favorisant la participation : des classes aisées, qui de manière générale utilisent toutes les méthodes qui sont mises à leur disposition pour accroître leur participation (cela vaut aussi pour le vote par procuration), c’est-à-dire les jeunes notamment la catégorie des 25-39 ans, et dans une moindre mesure les votants intermittents et les abstentionnistes.

Conclusion

Le choix d’une ou plusieurs modalités de vote dépend donc d’un grand nombre de paramètres, ainsi que les résultats attendus ou produits. Il revient à une administration de procéder à une analyse pour déterminer. Sur ce point le mieux à faire est de se rappeler sans cesse les principes fondamentaux du service public, continuité, égalité et mutabilité, et aussi parfois de savoir faire preuve d’audace… dont les bons administrateurs ne seraient être dépourvus !

Romain Rambaud


[1] https://commission.europa.eu/system/files/2020-06/20181121_remote_voting_final_report_final_clean.pdf

[2] https://elections.fgov.be/sites/default/files/inline-files/Rapport_volet_1_4Dec2020_Def_F.pdf

[3] V. Cortier, P. Gaudry, Le vote électronique, les défis du secret et de la transparence, Odile Jacob, 2022.

[4] T. Haute, V. Tiberj, Extinction de vote ?, PUF, 2022,