Un suspense insoutenable. Même si le grand public semble ne pas en avoir vraiment conscience, c’est de cette façon que l’on peut aujourd’hui décrire la situation concernant la question de la constitutionnalité des élections municipales, qui sera bientôt tranchée par le Conseil constitutionnel.
Pour rappel, comme nous en avons fait état dans un précédent article du blog du droit électoral, le Conseil d’Etat a transmis le 26 mai dernier au Conseil constitutionnel deux questions prioritaires de constitutionnalité, portant d’une part (n°2020-849 QPC) sur la constitutionnalité de l’article 19 de la loi d’urgence du 23 mars 2020, « entérinant » le premier tour des élections municipales et repoussant le second au mois de juin dans les communes où le conseil municipal est incomplet, et d’autre part (n°2020-850 QPC) sur la constitutionnalité de l’article L. 262 du code électoral relatif au mode de scrutin des élections municipales dans les communes de 1000 habitants et plus, en tant que celui-ci ne prévoit pas de seuil d’électeurs inscrits pour être élu à la majorité absolue des électeurs dès le 1er tour (comme les autres scrutins de liste en France et à la différence des scrutins majoritaires, sauf élection présidentielle).
Une audience fondamentale non ouverte au public… mais retransmise en direct !
Comme l’indique le site internet du Conseil constitutionnel, l’audience de ces deux QPC se tiendra lundi 15 juin 2020, à 15h, dans le grand salon du Conseil (et non dans la salle des QPC, comme depuis le début de la crise).
En raison de la crise du Covid-19 et des gestes barrières à respecter, les audiences de QPC au Conseil constitutionnel se tiennent selon des modalités dégradées. Les audiences ne sont donc pas ouvertes au public mais seulement aux parties, selon des modalités sélectives. Cependant, ces séances sont enregistrées et pour ce qui concerne les QPC sur les élections et toutes les QPC à partir de lundi, elles devraient, comme l’a confirmé le service de communication du Conseil constitutionnel, être retransmises en direct !
Le signe que le Conseil constitutionnel souhaite préserver le caractère ouvert des audiences, et qu’il est conscient de l’importance démocratique fondamentale des QPC à venir ! Pour le spectacle, en revanche, on peut indiquer que les téléspectateurs qui s’attendraient à du spectaculaire risquent d’être déçus : l’ensemble devrait rester très juridique…
A la fin de l’audience, le président du Conseil constitutionnel devrait indiquer la date de rendu de la décision, peut-être le jeudi 18, avant le 28 juin certainement. On saura donc quand le couperet tombera… à quelques jours seulement du deuxième tour des élections municipales !
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’insécurité juridique aura été maintenue tout au long du processus, en l’absence de saisine a priori du Conseil constitutionnel sur la loi d’urgence. De sorte que le Conseil constitutionnel tient entre ses mains, 10 jours seulement avant la fin du processus, le destin de millions d’électeurs et de dizaines de milliers d’élus locaux, maires et conseillers municipaux, ainsi que l’état de la vie politique française. Une responsabilité considérable.
Quelle solution pourrait être adoptée par le Conseil constitutionnel ?
Nul n’est habilité à le prédire, mais la position de la juridiction constitutionnelle sera en tout état de cause exceptionnelle. Eu égard à la saisine très large du Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel a les coudées franches.
Tout d’abord le juge constitutionnel pourrait aussi bien finalement décider, même si en général il refuse de réexaminer si la disposition est véritablement applicable au litige (n°2010-1 QPC) que les dispositions ne sont pas toutes applicables au litige en resserrant la saisine, puisqu’il pratique parfois ce type de technique, tout en donnant une solution au fond pour guider les interprétations. Concernant l’article 19.I de la loi du 23 mars 2020, le fait de considérer que la disposition n’est pas normative aurait l’avantage d’acter le fait que le législateur ne peut pas vraiment valider ou invalider une élection a posteriori, cette prérogative relevant du peuple et non du législateur. Concernant le report de l’élection, il ne semble pas totalement applicable au litige mais là aussi le Conseil constitutionnel pourra opportunément donner une solution au fond « en passant », dans une sorte d’obiter dictum par exemple. Ou alors, il pourrait très bien considérer, au regard notamment du fait qu’il s’agit d’une commune de moins de 1000 habitants dont les résultats ne sont pas totalement acquis au 1er tour, que la disposition est effectivement applicable au litige en adoptant une interprétation large de ce critère pour statuer au fond sur l’ensemble des aspects sans passer pour avoir réalisé une acrobatie juridique.
Sur le fond, au regard du principe de sincérité du scrutin, le Conseil constitutionnel devra se prononcer sur l’abstention lors du 1er tour et sur le report du second tour.
Concernant l’abstention, jusqu’à aujourd’hui, en droit français, l’abstention n’est pas une cause d’invalidation de l’élection en tant que telle (Cons. const., n°98-2571 AN, 09 mars 1999, Alpes-Maritimes, 2ème circ. ; CE, 17 dec. 2014, n°381500, El. Mun. de Saint-Rémy-sur-Avre ; CE, 22 juill. 2015, n° 385989, El. Mun. de Montmagny) et l’annulation des élections ne s’envisage qu’au cas par cas (en théorie surtout, la pratique faisant état surtout de la neutralisation de l’abstention) lorsque des circonstances particulières sont présentes en l’espèce, comme des manoeuvres ou des pressions (Cons. const., n°2007-3742/3947 AN, 20 dec. 2007, Hauts-de-Seine, 10ème circ. ; CE, 17 dec. 2014, n°381500, El. Mun. de Saint-Rémy-sur-Avre ; CE, 22 juill. 2015, n° 385989, El. Mun. de Montmagny) ou en cas de circonstances exceptionnelles s’il existe une inégalité entre les candidats (Cons. const., n°80-892/893/894 AN, 19 janv. 1981, Cantal, 1ère circ ; Cons. const., n°93-1279 AN, 1er juil. 1993, Wallis-et-Futuna). Par ailleurs, exiger une participation minimale serait assez périlleux au regard de celle qui risque d’intervenir le 28 juin prochain, si la date est maintenue. Le Conseil constitutionnel considérera-t-il qu’en France la sincérité du scrutin exige que la participation atteigne un seuil minimal, ne serait-ce qu’au premier tour ? Ce serait une révolution.
Concernant le report du second tour, la question de la possibilité de ce report et du lien entre les deux tours de l’élection peut être posée au regard du principe de sincérité du scrutin. Sur ce point, le juge constitutionnel pourrait considérer, a fortiori dans les circonstances exceptionnelles que nous connaissons, ne pas disposer d’un « pouvoir d’appréciation de la même nature que le Parlement » et ainsi s’autolimiter dans le contrôle opéré. En effet, de manière générale et pour les questions de report d’élections notamment, les lois électorales font l’objet de cette autolimitation, par simple volonté de respecter la marge de manœuvre du pouvoir politique (parfois excessive), comme ce fut le cas pour prendre un exemple récent lors de la validation du seuil de 5% des suffrages pour être admissible aux sièges dans le cadre des élections européennes (Cons. const., n° 2019-811 QPC, 25 oct. 2019). En outre, cette autolimitation du contrôle de la part du Conseil constitutionnel ne pourra être que renforcée par le fait que le Parlement, en commission mixte paritaire, a trouvé sur ce sujet un consensus politique en pleine crise, qu’il ne lui appartiendrait pas de remettre en question en l’absence de fondement textuel clair et non équivoque. Sur ce point, l’argumentation pourrait prendre appui sur les standards internationaux qui, comme nous l’avons montré dans un précédent article sur le blog du droit électoral, insistent sur la nécessité de consulter les parties prenantes et de privilégier les solutions de consensus. Le Conseil constitutionnel pourrait en revanche examiner aussi la proportionnalité de la mesure adoptée, comme il l’a fait pour les élections européennes, et suivant le raisonnement tenu par le Conseil d’Etat dans son avis. Pour rappel, celui-ci avait considéré qu’un report de 3 mois était encore conforme à la Constitution, mais qu’il faudrait refaire les deux tours si l’élection avait lieu en septembre. Sur ce point, l‘avis du conseil scientifique sur les élections municipales ne plaide cependant pas pour réorganiser les deux tours, dans la mesure où ce dernier a marqué sa préférence pour qu’un seul tour soit organisé. La solution d’un report de 3 mois semble donc la solution préférable, alors qu’une deuxième vague pourrait resurgir à l’automne. Force est de constater pour le moment que l’épidémie marque le pas et la date du 28 juin pourrait finalement s’avérer, au regard du risque épidémique, comme la meilleure de toutes.
Quant au principe d’égalité, il existe une différence de situation entre les deux types de commune, celles dont les résultats ont été acquises au premier tour et les autres, en l’état du droit positif et au regard des principes classiques, les électeurs s’étant prononcés.
Mais le Conseil constitutionnel pourrait aussi, s’interrogeant par exemple sur la compétence du législateur, la normativité de la loi, le principe de sincérité du scrutin ou le principe d’égalité, contredire une telle analyse et/ou produire des réserves d’interprétation, remettant en cause ou non le premier tour des élections municipales et le report du second tour. Dans ce cas, ce serait un séisme total, notamment parce que tous les conseils municipaux auront été installés et que les préparatifs pour le second tour sont en cours.
Pour notre part, sur le fond, nous avons pris une position favorable à la constitutionnalité de la loi, en nous fondant sur les principes de la jurisprudence constitutionnelle en matière électorale ainsi que sur les standards internationaux. D’autres auteurs ont un avis différent. Le Conseil constitutionnel tranchera.
Quant à la QPC sur le mode de scrutin, le Conseil constitutionnel devra se pencher sur la rationalité d’une solution qui pourrait s’expliquer par le mode de scrutin : à la différence des élections majoritaires pour lesquelles il est prévu un seuil d’électeurs inscrits pour le premier tour, à la différence notable de l’élection présidentielle, cette condition n’existe pas pour les scrutins de listes, l’enjeu étant sans doute différent, puisque même dans une élection au premier tour l’opposition dispose dans ce cas de figure de sa part pertinente de sièges. Il sera sans doute plus question de savoir comment justifier cette solution que de la remettre en cause, le Conseil constitutionnel ne disposant pas, là non plus, d’un pouvoir d’appréciation de la même nature que le Parlement.
Conclusion
Davantage que l’opportunité, même si elle doit aussi être examinée, ce sont les principes fondamentaux du droit électoral positif qui guideront la décision du Conseil constitutionnel. Cette perspective démocratique sera renforcée par une plus grande accessibilité de l’audience, dans un contexte de covid-19 qui, s’il a largement perturbé nos vies pendant deux mois, nous aura permis sur certains aspects de progresser. Une plus grande constitutionnalisation du droit électoral ne sera pas le moindre de ces progrès.
Romain Rambaud