Idées reçues et raccourcis sur les élections sénatoriales : quelques précisions sur le suffrage, sur le mode de scrutin et sur le vote [par Pierre Klimt]

Idées reçues et raccourcis sur les élections sénatoriales… Le blog du droit électoral propose aujourd’hui une analyse de Pierre Klimt. Pierre Klimt est docteur en droit public, Chercheur au Centre Émile Durkheim (UMR 5116 – CNRS, Sciences Po Bordeaux, Université de Bordeaux). Ses recherches de thèse, consacrée au Sénat, l’ont conduit à se spécialiser en droit constitutionnel et institutions politiques, droit parlementaire, théorie et pratique du droit politique. Ses recherches récentes s’inscrivent dans un contexte théorique qui est celui des rapports entre pensées de la technique et droit politique, et participent de l’élaboration de méthodes d’appréhension et d’intégration de l’influence de la technique sur le pouvoir normatif contemporain. Elles prennent actuellement la forme d’un travail de conceptualisation du Metaverse, dans ses usages et fonctions politiques, émergents et prospectifs. Ce travail s’appuie dans un premier temps sur l’analyse de la nature institutionnelle et normative d’infrastructures potentielles du Metaverse (blockchain, DAO), ainsi que sur l’analyse de leur encadrement normatif.

Un suffrage à degrés et capacitaire

            Il n’est guère question ici de remettre en doute la légitimité représentative de l’immense majorité des « grands électeurs », même si l’on ne peut manquer de s’étonner que figure encore parmi ceux-ci (art. L280 du Code électoral) les sénateurs eux-mêmes (sortants, puisque élus au sein des circonscriptions concernées par le renouvellement) et les députés élus dans le département (ou la collectivité) concerné.

            Il convient néanmoins de préciser et de corriger quelques aspects de la terminologie usuellement employée à l’égard du suffrage sénatorial.

            Le caractère « universellement indirect » du suffrage en vigueur pour les élections sénatoriales est en effet, du point de vue des principes, tout à fait contestable, ainsi qu’il l’a été démontré très en détail (Bruno DAUGERON, « La notion de suffrage universel « indirect » », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, 2013, n° 38, p. 329-266). Au-delà de son aspect sensiblement méconnu du grand public, là réside d’ailleurs sans doute le caractère véritablement « dérogatoire » de l’élection sénatoriale. 

            Car si c’est bien un suffrage indirect, plus précisément à degrés : 2 (pour les élus locaux et les députés), 3 (pour les délégués supplémentaires élus par certaines assemblées délibérantes locales), ou même 4 degrés (pour les sénateurs, pour partie, et au regard du 3ème degré mentionné précédemment), c’est également un suffrage capacitaire aux second, troisième et quatrième degrés, en ce que la qualité d’électeur est restreinte par la capacité à… être élu.

            L’universalité disparaît alors, dans la mesure où l’élection devient elle-même le critère de sélection : pour le dire autrement, la catégorie des citoyens devant demeurer homogène, l’épuration du suffrage s’opère par le suffrage lui-même lors de la désignation du collège des grands électeurs – et plus certainement encore de leurs délégués -, pour lesquels le vote est bel et bien encore une fonction.

            D’un point de vue logique, force est de reconnaître qu’en plus de cette discrimination des électeurs, qui vient obérer l’égalité quant à l’aptitude au vote (distinguée par Carré de Malberg des effets de ce vote), l’élément proprement « démocratique » que constitue l’exigence d’une légitimation des organes représentants par le suffrage universel ne fait tout simplement pas l’objet dans le cas sénatorial d’une translation automatique jusqu’au (dernier) degré des grands électeurs : il n’existe et ne saurait exister de chaîne de mandats impératifs qui seule permettrait (même s’il faudrait encore déterminer sur quels critères objectifs) d’assurer que le choix exprimé à la base lors des élections locales détermine in fine (l’appartenance partisane de ?) l’occupant du ou des sièges de sénateur à pourvoir.

            Notre intention n’est pas d’affirmer qu’une telle translation ne peut pas s’opérer en fait. C’est évidemment en partie le cas : l’on sait bien que le basculement du Sénat « à gauche » en 2011 (il s’agissait plus précisément d’une majorité composite et à géométrie variable) fut préparé par des succès des formations de gauche aux élections locales des années précédentes, et que la rémanence de sensibilités de centre-droite/droite dans les petites communes, notamment, soutient l’idée d’une « majorité sénatoriale » obéissant à sa logique propre de permanence (même si elle n’est pas dépourvue de lien avec le système majoritaire découlant du présidentialisme). Mais ces effets de translation n’ont rien d’automatique dans ce scrutin de proximité, connaissent bien des atténuations et méritent bien des précisions, et l’on ne saurait en tout état de cause prendre les conséquences du système partisan pour des principes de droit électoral.

            C’est ce qui invite également à relativiser considérablement l’affirmation courante selon laquelle le Sénat est le représentant des collectivités territoriales. La précaution/ambiguïté de la formule constitutionnelle (« assure la représentation »), dont le Conseil constitutionnel n’a d’ailleurs déduit et « sanctuarisé » que des conséquences en termes de composition du collège électoral (Cons. const n° 2000-431 DC du 6 juillet 2000), n’est semble-t-il due qu’uniquement à la persistance rédactionnelle « d’un hasard de rédaction », « scorie d’un projet constitutionnel avorté » (Tiphaine LE YONCOURT, « Le Sénat républicain représentant des collectivités territoriales? », Pouvoirs, 2016, n° 159, p. 38).  Rappelons que la définition exacte de la structure du Sénat devait au départ être un « sous-produit » des réponses apportées à la question de la Fédération, c’est-à-dire du cadre organisant les relations entre la France et ses dépendances coloniales, sur lequel portait en premier lieu le débat (Didier MAUS, « Le Sénat », dans Louis FAVOREU, Didier MAUS et Jean-Luc PARODI (dir.), L’écriture de la Constitution de 1958, Economica, 1992, p. 420 et s).

            Non pas qu’il soit besoin, à strictement parler, de faire référence à un régime électoral pour qualifier une fonction de représentation, élection et représentation étant par définition deux mécanismes distincts.

            Ce qui est à nuancer, et ce à propos de quoi il convient de prendre du recul, c’est la façon dont cette formule a été interprétée, revendiquée, mise en pratique, … et agrémentée du droit de priorité d’examen (art. 39 al. 2 C) qui ne suffit cependant pas à donner à la fonction de représentation du Sénat – en tant que compétence – un objet spécifique. Mise en pratique, cette formule l’a été, il est vrai, dans le sens d’une défense et d’une reconnaissance généralisées d’un rôle de représentativité (et de représentation de fait) des « territoires » qui fait en pratique du Sénat bien plus que le simple « grand Conseil des communes de France » (pour un résumé des positionnements de la seconde chambre depuis une décennie : Marc LE DOHR, « Rendre aux élus locaux leur « pouvoir d’agir » : les 15 propositions du Sénat », AJCT, 2023, p. 396).

Un scrutin majoritaire uninominal OU plurinominal

            Imprécision courante en ce qui concerne les départements (ou collectivités) où 1 ou 2 sièges de sénateurs sont à pourvoir (soit 18 circonscriptions cette année pour 34 sièges – 20% des sièges) : les sénateurs n’y sont pas élus, dans le cas précis des circonscriptions où 2 sièges sont à pourvoir, au scrutin majoritaire uninominal à un ou deux tours (art. L294 Code électoral), mais bien au scrutin majoritaire plurinominal à un ou deux tours. Est en effet qualifié de « plurinominal » tout scrutin « à l’occasion duquel deux ou plusieurs sièges sont mis en compétition et offerts, ensembles, aux suffrages des électeurs » (Claude EMERI, Entrée « Plurinominal », dans Pascal PERRINEAU et Dominique REYNIÉ, Dictionnaire du vote, PUF, Paris, 2001, p. 733).

            Le scrutin majoritaire uninominal à un ou deux tours est donc réservé aux circonscriptions où un seul siège est à pourvoir, ou aux élections partielles pour lesquelles la vacance porte sur un seul siège (art. L324 Code électoral).

            Dès lors que 2 sièges sont en jeu, les candidatures peuvent être individuelles ou par listes (art. R150 Code électoral) et les grands électeurs votent librement dans la limite du nombre de sièges à pourvoir : ils disposent en fait d’un nombre de voix égal au nombre de sièges à pourvoir dans le département, voix qu’ils ne peuvent attribuer à un seul candidat mais doivent répartir entre les candidats qu’ils préfèrent.

             Si le caractère plurinominal du scrutin est généralement présenté comme participant de la construction d’un système de partis majoritaires, dynamique à laquelle les sénatoriales n’échappent pas (Éric KERROUCHE, Sylvain BROUARD, Élisa DEISS-HELBIG et Tinette SCHNATTERER, « Les deux Sénats : mode de scrutin et profil des sénateurs français », Pôle Sud, 2011, n° 35, p. 120-121), la possibilité de « panachage » ainsi offerte aux « grands électeurs » en constitue tout de même un tempérament potentiel.

            Cette possibilité de panachage, qui consiste plus précisément pour l’électeur à rédiger librement son bulletin de vote en y inscrivant les noms des candidats qui ont sa préférence, puisés éventuellement dans des listes différentes, existe également pour les élections municipales, dans les communes de moins de 1000 habitants.

            Pour le scrutin du dimanche 24 septembre prochain, c’est la circulaire NOR: IOMA2308397J du 28 juillet 2023, relative à l’organisation des élections sénatoriales, qui « autorise » ce panachage, et précise (p. 29) : « il peut être réalisé par l’introduction de plusieurs bulletins de vote dans une même enveloppe ou par l’utilisation d’un bulletin de vote unique sur lequel figure le nom de plusieurs candidats. Dans ces cas de figure, il conviendra au bureau du collège électoral de s’assurer : qu’il n’y ait pas plus de candidats désignés que de sièges à pourvoir ; qu’à la suite du nom de chaque candidat désigné figure effectivement celui de son remplaçant (R. 170). Les bulletins portant le nom d’un candidat décédé sont valables à l’égard des autres candidats figurant sur ce bulletin. Ils sont également décomptés en ce qui concerne le candidat décédé, ce dernier ne pouvant toutefois être proclamé élu ». Les termes de la circulaire, soit dit en passant, ne paraissent pas exclure (il ne s’agit pas d’un cas de nullité mentionné) de ne glisser dans l’enveloppe qu’un seul nom de candidat (une seule fois et avec remplaçant) au lieu de deux.

En cas de scrutin plurinominal : un vote également plurinominal (et non plural)

            Dernière spécificité : quand deux sénateurs sont à élire, l’adjectif « plurinominal » s’applique également au vote. Le Conseil constitutionnel (Cons. const., n° 74-816/817/818 SEN du 5 février 1975, cons. 3) à en effet considéré que chaque électeur n’émet qu’un suffrage (le vote n’étant pas « plural »), quand bien même il désigne plusieurs candidats, ce qui implique de calculer la majorité absolue des suffrages exprimés au premier tour de scrutin, le cas échéant, sur la base sur la base du nombre des enveloppes trouvées dans les urnes, déduction faite de celles qui ne contenaient soit aucun bulletin soit seulement des bulletins blancs ou nuls, et non sur celle du nombre total de désignations de candidats contenues dans les enveloppes.

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            Les élections sénatoriales de ce dimanche 24 septembre 2023, vont conduire au renouvellement (potentiellement relatif, dans la mesure où 70% des sortant se représentent) de 170 sièges (série 1). Début octobre, suivra le renouvellement des instances du Sénat (présidence du Sénat ; groupes politiques – non-inscrits ; « dignitaires » : vice-présidents, questeurs et secrétaires ; effectifs et bureaux des commissions), qui se produit à la suite de chaque échéance triennale, et donc plus fréquemment qu’à l’Assemblée nationale.

Pierre Klimt