A l’occasion de la publication du rapport du Sénat à propos de l’affaire Benalla, le blog du droit électoral publie un article de Zérah Brémond, en trois parties, à propos des pouvoirs du Parlement dans le cadre de ses commissions d’enquête, question de droit constitutionnel particulièrement discutée.
1ère partie : Un succès sénatorial rappelant l’échec de l’enquête des députés
Ce mercredi 20 février 2019, le Sénat de la République française fut, une fois n’est pas coutume, au centre de l’attention médiatique, alors même que depuis plusieurs mois, l’essentiel de l’actualité se concentre sur le mouvement des gilets jaunes et le grand débat national dont le Sénat est a priori bien loin. Vestige d’un « ancien monde » politique que le « nouveau monde » d’Emmanuel Macron aurait balayé, la Commission des lois du Palais Luxembourg a prouvé ces derniers mois que le Parlement français n’est pas seulement une chambre d’enregistrement mais bien une haute autorité de l’État, habilitée à enquêter sur tout ce qu’elle juge utile, y compris lorsque cela implique potentiellement la « clef de voute des institutions », à savoir le Président de la République. C’est en tous les cas le message que semble avoir voulu adresser le Président Philippe Bas en rendant ce jour, les conclusions de la Commission d’enquête sénatoriale instituée sept mois plus tôt pour faire la lumière sur les dysfonctionnements dans l’organisation des services de l’État, suite à ce qu’il convient aujourd’hui de désigner comme « l’affaire Benalla ».
Espérant que l’aboutissement de ce travail d’enquête permette de démontrer la capacité de la représentation nationale à mettre « publiquement en lumière les défaillances et les manques qui peuvent affecter la bonne marche des institutions et de l’État », un tel résultat pourrait déjà être, selon les commissaires enquêteurs, un moyen de « prévenir le renouvellement des désordres constatés ». Si les cent-soixante pages du rapport d’enquête apportent alors un certain nombre d’éclairages sur l’organisation de la Présidence de la République et les défaillances qu’a pu mettre en lumière « l’affaire Benalla », les modalités de son adoption apparaissent tout aussi intéressantes.
En effet, le fait que cette importante mission de contrôle ait été menée à son terme par le Sénat, alors que la pratique du régime parlementaire aurait tendance à faire de l’Assemblée nationale le principal contrepouvoir à l’exécutif, tend à réinterroger le sens du bicamérisme sous le prisme des pouvoirs du Parlement enquêteur. Dans les faits, c’est pourtant la chambre basse du Parlement qui s’est saisie en premier de cette affaire, en dépit d’une session extraordinaire s’étant prolongée jusqu’au 1er août, afin notamment d’étudier le projet de révision constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace déposé le 9 mai devant le bureau de l’Assemblée. Débutée le 10 juillet 2018 en séance publique, l’examen du texte fut alors sévèrement chamboulé suite aux révélations faites dans Le Monde le 18 juillet, selon lesquelles, « un collaborateur de Macron » aurait frappé un manifestant le 1er mai, lançant ainsi, « l’affaire Benalla ».
De la discussion de la révision constitutionnelle à la paralysie de l’Assemblée nationale
Compte tenu du caractère explosif des faits – « un collaborateur du Président de la République, qui se serait immiscé, en usurpant un uniforme, dans un service d’ordre » selon les mots du député Eric Ciotti –, l’opposition s’en est largement saisie et a monopolisé ainsi largement les trois séances prévues le 19 juillet pour discuter de la révision constitutionnelle. Dans ces conditions, et malgré le fait que la discussion de la réforme devait se poursuivre jusqu’au dimanche 22 juillet, les sept séances s’étant tenues les 20, 21 et 22 juillet n’ont permis la discussion d’aucun nouvel amendement, laissant ainsi l’étude du texte en suspens avec plus de 1500 amendements pendant. L’Assemblée apparaissait paralysée dans son travail législatif et la seule possibilité de sortir du blocage semblait être de faire appel à son autre fonction : le contrôle du gouvernement.
Ainsi, dès le 19 juillet, la Commission des lois de l’Assemblée nationale s’est réunie afin de se doter des pouvoirs d’une commission d’enquête, conformément à l’article 5 ter de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Établie afin d’enquêter sur la manifestation parisienne du 1er mai 2018, cette Commission ne survécut pas à une semaine d’audition, le co-rapporteur Guillaume Larrivé ayant finalement jeté l’éponge dès le jeudi 26 juillet, l’ensemble des députés de l’opposition ayant par ailleurs décidé de ne plus y siéger. En conséquence, la cessation des travaux de cette commission fut actée dès le 1er août sans qu’elle ne donne lieu à aucun rapport final, si ce n’est le compte rendu des différentes auditions s’étant tenues devant elle. Selon le co-rapporteur « très précaire et provisoire » (selon ses mots) de cette commission d’enquête, cet échec serait pleinement imputable à la majorité qui aurait refusé d’auditionner toutes les personnes susceptibles de disposer d’information permettant d’éclairer les travaux de la Commission, à commencer par le secrétaire général de l’Élysée et le délégué général de la République en Marche.
Un échec prévisible ?
À ce stade, deux observations peuvent alors être faites.
En premier lieu, bien que l’objet d’une commission d’enquête parlementaire peut être relativement large, les seules exigences résidant en pratique sur le fait que l’enquête doit porter sur des faits ou sur des acteurs publics précis (services administratifs et entreprises publiques), le fait est que selon les dispositions constitutionnelles qui s’y rapportent (article 51-2 de la Constitution), la raison d’être de ces Commissions réside dans le contrôle du gouvernement et l’évaluation des politiques publiques. Or, la finalité de l’enquête voulue par l’opposition semblait être ici de contrôler le fonctionnement de la présidence de la République, en témoigne les propos du député Les Républicains Arnaud Viala dont la « seule ambition est de comprendre pourquoi une forme d’hypertrophie du pouvoir présidentiel et une modification de la manière dont est assurée la sécurité du Président de la République – alors même que c’est le rôle de services d’État – ont conduit à ces dérives ».
La deuxième observation porte sur la capacité que peut avoir l’opposition gouvernementale à l’Assemblée nationale pour mener librement une enquête parlementaire sur un sujet susceptible de fragiliser la majorité. En effet, conformément au règlement de l’Assemblée nationale, « les membres des commissions d’enquête sont désignés de façon à y assurer une représentation proportionnelle des groupes politiques », ce qui mathématiquement fera pencher la majorité de la Commission du côté du gouvernement. Cela est alors d’autant plus présent lorsque la Commission est établie au sein d’une commission permanente, comme ce fut le cas pour l’affaire Benalla. Par ailleurs, l’organisation même de la Commission des lois en cette circonstance peut poser question, dans la mesure où la Présidente de la Commission – la députée Yaël Braun-Pivet – a cumulé la fonction de présidente et de co-rapporteuse, alors même que la tradition parlementaire suppose un partage équitable des fonctions de président et de rapporteur de la Commission entre la majorité et l’opposition. Le député d’opposition Sébastien Huyghe s’était ainsi exclamé lors de la réunion d’organisation des travaux du 25 juillet « c’est une Commission Braun-Pivet, pas la Commission des lois ! », le député Eric Diard ayant renchéri en considérant que « c’est une Commission de l’Élysée ».
L’ambigüité de l’objectif poursuivi par l’opposition dans l’initiation de cette enquête ajoutée à l’obstacle majoritaire susceptible d’en limiter la portée aura donc finalement conduit à en dévaluer l’utilité, l’Assemblée s’étant finalement rabattue sur son arme première de contrôle du gouvernement : la motion de censure. Initiées indépendamment par l’opposition de droite et par l’opposition de gauche, les deux motions proposées furent naturellement rejetées lors de la séance publique du 31 juillet 2018. Dès lors, le Parlement semblait hors-jeu, d’autant plus qu’une enquête préliminaire fut ouverte par le parquet dès le 19 juillet 2018, celle-ci débouchant deux jours après sur une information judiciaire. Or, il est une constante dans les différents régimes parlementaires qu’une Commission d’enquête établie par le pouvoir législatif ne peut porter sur des faits faisant l’objet de poursuites judiciaires (Cécile Guerin-Bargues, « Alexandre Benalla avait-il le droit de refuser de répondre aux questions de la commission d’enquête sénatoriale ? », Le Club des juristes, 22 janvier 2019).
C’était toutefois sans compter sur le fait que le Parlement français compte une deuxième chambre, formellement moins puissante et en conséquence moins médiatique que la première, mais dans laquelle la domination de l’opposition conduisit à ce qu’elle entende bien montrer sa capacité à enquêter indépendamment sur les agissements de l’exécutif. C’est ainsi que le Sénat décida dès le 23 juillet de conférer à sa Commission des lois les attributions d’une Commission d’enquête, sur le modèle de ce qui avait été décidé quelques jours plus tôt à l’Assemblée nationale. L’analogie semble toutefois devoir s’arrêter à cette modalité organisationnelle, tant le destin de cette Commission différa de sa jumelle du Palais Bourbon.
A suivre.
Zérah Brémond