Les lecteurs du blog du droit électoral connaissent le sujet des nuances, déjà étudié à propos des élections municipales de 2020 et des élections législatives de 2022, où de spectaculaires censures avaient eu lieu concernant certains choix opérés par le ministère de l’intérieur. Ce ne sera pas le cas avec les élections sénatoriales de septembre 2023 concernant la qualification choisie pour le Rassemblement National (CE, Rassemblement National, 11 mars 2024, n° 488378).
En août 2023, le ministère de l’intérieur et des outre-mer a adopté la circulaire IOMA2322276J du 16 août 2023 relative à l’attribution des nuances politiques aux candidats aux élections sénatoriales 2023. Celle-ci a classé les nuances « RN » et « LRN » dans le bloc de clivage « Extrême-droite ». Cette circulaire a fait l’objet d’un recours, le parti demandant à ce que cette circulaire soit annulée et que soit enjoint au ministère (une injonction avait été prononcée en 2022 à propos des nuances des élections législatives pour que la nuance NUPES soit reconnue) d’’exclure les candidatures du Rassemblement national du bloc de clivage « Extrême-droite ». Cette demande s’inscrit dans la stratégie de la banalisation et la « notabilisation » du RN.
Elle avait déjà été formée en référé et rejetée par un arrêt Conseil d’État, Juge des référés, 21/09/2023, 488379, Inédit au recueil Lebon : le juge avait expédié la requête considérant qu’elle ne soulevait de doute sérieux sur la légalité de la circulaire, sans guère de motivation. La solution vient d’être confirmée au fond, sans guère de motivation non plus.
Au fond, le juge estime que » En troisième lieu, en rattachant la nuance politique « Rassemblement national » au bloc de clivages « extrême droite », la circulaire attaquée ne méconnaît pas le principe de sincérité du scrutin, que l’attribution d’une nuance politique différente de l’étiquette politique n’affecte pas, et n’est pas entachée d’aucune erreur manifeste d’appréciation. Elle ne méconnaît pas davantage, en tout état de cause, le principe d’égalité en procédant à un tel rattachement, tout en attribuant la nuance « Gauche » aux formations politiques « Parti communiste français » et « La France insoumise ». On peut faire plusieurs commentaires ici.
Tout d’abord, le juge estime que l’attribution d’une nuance n’affecte pas la sincérité du scrutin en tant qu’elle sert à la lecture des résultats, et non au vote. Cependant cet argument connaît une limite car les nuances sont parfois indiquées au moment de la publication des listes de candidats et non seulement au moment des résultats. On pourra considérer que personne ne les lit sur le site du ministère et que pour les élections sénatoriales spécifiquement l’impact serait encore plus limité, mais il n’empêche que l’argument a une limite.
Ensuite, le juge estime que le ministère n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation, confirmant son traditionnel contrôle restreint. Par ailleurs, il continue de rattacher le Rassemblement National à l’extrême droite, comme il le fait de manière constante depuis des années, en dernière analyse en 2020 à propos des élections municipales (Conseil d’État, Juge des référés, formation collégiale, 10/03/2020, 439273, Inédit au recueil Lebon ; Conseil d’État, 2ème – 7ème chambres réunies, 08/07/2020, 437673). Quoiqu’on en pense au fond, ce qui est marquant ici est l’absence de motivation de la décision, alors que par exemple, en 2020,le rattachement des listes « Debout la France » à l’extrême droite avait été considéré par le juge comme relevant « d’une erreur manifeste d’appréciation » (Conseil d’État, Juge des référés, formation collégiale, 31/01/2020, 437675, Inédit au recueil Lebon), le juge ayant estimé que « l’attribution des nuances et leur classification doivent, ainsi que le mentionne la circulaire et que le soulignaient les représentants du ministre de l’intérieur à l’audience, procéder d’un faisceau d’indices objectifs ». En soi, ce faisceau d’indices est probablement encore présent pour le Rassemblement National, notamment comme dans l’hypothèse précédente eu égard au groupe parlementaire européen auquel il se rattache, mais l’on peut peut-être regretter que la motivation soit, dans la décision en tout cas, si faible, en l’absence de disponibilité à ce stade des conclusions du rapporteur public sur Ariane (vérifié le 12 mars 2024 à 16h45). Dans d’autres affaires, les conclusions avaient aussi été faibles (v. conclusions de Mme Sophie Roussel sur la décision du 8 juillet 2020 : « En dépit de certaines convergences entre ces deux formations politiques, et nonobstant la circonstance que l’idéologie prônée par le Rassemblement national, qui succède au Front national, n’épouse pas entièrement la définition de l’extrême-droite donnée par le dictionnaire Larousse, sur laquelle insiste la 7requête , la distance avec laquelle vous exercez votre contrôle ne peut que conduire qu’à écarter le moyen »).
Enfin, d’après le juge, la circulaire ne méconnaît pas le principe d’égalité en procédant à un tel rattachement tout en attribuant la nuance « Gauche » aux formations politiques « Parti communiste français » et « La France insoumise », et non la nuance extrême gauche, ce qui peut là aussi être discuté, et aurait sans doute aussi mérité un peu de motivation.
Ainsi, alors même que le contrôle du Conseil d’Etat sur les nuances semblait s’être fait plus fort, notamment en 2022, la présente décision se place donc de nouveau en retrait. Les critiques politiques ne manquent pas de fuser, comme d’habitude et plus encore dans un contexte pré-électoral. Sans se prononcer sur la solution rendue au fond, et dans l’attente des conclusions du rapporteur public et de recherches plus approfondies, un peu plus de motivation de la part du Conseil d’Etat aurait peut-être été bienvenue dans le contexte politique et parlementaire actuel.
Romain Rambaud