Que cela tienne aux conditions très particulières dans lesquelles le premier tour des élections municipales s’est tenu, à savoir le lendemain de l’annonce par le premier ministre des premières mesures de restriction liées à la crise sanitaire, ou à des considérations politiques plus larges, il semble incontestable que la « situation » a eu des effets sur la participation électorale pour les élections municipales à l’époque, en chute de plus de 20 points non seulement en mars (ce que l’on peut imputer directement à la peur du virus), mais aussi, et de façon plus importante encore, en juin (ce que l’on ne peut plus vraiment imputer totalement au contexte sanitaire de l’époque mais davantage à la lassitude de l’électorat). Il semblerait ainsi que la participation ait notamment décru dans les communes à la moyenne d’âge des électeurs élevée à mesure que ces communes étaient proches d’un « cluster » (v. A. Noury, A. François, O. Gergaud, A. Garel, “How does COVID-19 affect electoral participation ? Evidence from the French municipal elections”, 24 février 2021, PLoS ONE 16(2): e0247026. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0247026 ; O. Gergaud, A. Noury, A. François, “Voter en temps de pandémie : l’enseignement des municipales de 2020 », The Conversation, 15 avril 2021).
La tradition de neutralisation de l’abstention en droit électoral français
Cependant, au niveau juridique, le droit français, que ce soit au niveau des modes de scrutin (à l’exception des seuils d’électeurs inscrits à atteindre pour être élu au premier tour dans les élections au scrutin majoritaire à l’exception de l’élection présidentielle) ou du contentieux électoral, n’accorde pas beaucoup d’importance à l’abstention au sens où celle-ci ne produit pas d’effets juridiques sauf exceptions, dans l’hypothèse où elle est le résultat d’une fraude ou d’une manœuvre par exemple (V., pour une étude générale R. Medard Inghilterra, « L’abstention électorale en droit public français », RDP, 2021, 237. R. Rambaud, « Droit électoral et circonstances exceptionnelles », AJDA, 2020, p. 824 ; J.-P. Camby, « Des « circonstances exceptionnelles » aux « circonstances de l’espèce » : l’abstention, facteur d’annulation ? Le report, facteur de participation ? », LPA, 2021, n° 38, p. 4.). La crise sanitaire n’aura finalement pas été (pour l’instant), l’occasion d’un changement significatif de position sur ce point, position plutôt prudente du point de vue du système représentatif français si l’on juge le niveau de l’abstention en juin 2020 ou le niveau probable d’abstention pour les élections départementales et régionales.
Le Conseil d’Etat l’a d’abord clairement exprimé dans les recours en urgence dirigés contre le décret de convocation du second tour des élections municipales, considérant que « le législateur a lui-même considéré que le maintien de l’état d’urgence sanitaire ne fait pas obstacle, dans son principe, au déroulement de la campagne électorale et à la sincérité du scrutin, quand bien même l’abstention pourrait être plus importante en raison même de cette situation sanitaire » (CE, 50 millions d’électeurs, 8 juin 2020, n°440900 ; CE, 11 juin 2020, n°441047).
Le 17 juin 2020, le Conseil constitutionnel a tranché deux QPC qui impliquaient ce point. Si la QPC portant sur le report du second tour des élections municipales est bien sûr la plus connue, la deuxième ne manque pas d’intérêt. Il était en effet dans celle-ci contesté le mode de scrutin proportionnel mixte des élections municipales des communes de 1000 habitants et plus, qui, à la différence du scrutin majoritaire des communes de moins de 1000 habitants, ne prévoit pas de seuil d’électeurs inscrits, autrement dit de participation minimale, pour que l’élection soit acquise dès le premier tour (comparer les articles L. 253 et L. 262 du code électoral) : le Conseil constitutionnel a rejeté la QPC au motif qu’il avait déjà déclaré conforme à la Constitution l’article L. 262 du code électoral, estimant à la différence du Conseil d’Etat que « le taux d’abstention des électeurs lors du scrutin qui s’est tenu le 15 mars 2020 et le contexte particulier lié à l’épidémie de covid-19 ne constituent pas non plus un changement des circonstances justifiant un tel réexamen » , ce qui constitue bien une neutralisation de l’abstention au niveau des modes de scrutin en général et au niveau de la crise de la Covid-19 en particulier. Dans la QPC relative au report du second tour des élections municipales, il a implicitement jugé la même chose concernant le maintien du premier tour, tandis que concernant le report du second, il a jugé que « si les requérants et certains intervenants font valoir que, en raison de l’épidémie de covid-19, l’organisation du second tour avant la fin du mois de juin 2020 risque de nuire à la participation des électeurs, ce scrutin ne peut se tenir que si la situation sanitaire le permet. Dès lors, les dispositions contestées ne favorisent pas par elles-mêmes l’abstention ».
La brèche ouverte par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 17 juin 2020, dans laquelle s’est engouffré le tribunal administratif de Nantes annulant le 9 juillet 2020 les élections municipales de Malville en considération du contexte et d’un écart de voix faible
Cependant, si le Conseil constitutionnel a ce faisant écarté la prise en compte de l’abstention en général comme altération de la sincérité du scrutin en l’espèce, il n’a pas écarté cette hypothèse au cas par cas, estimant qu’il « appartiendra, le cas échéant, au juge de l’élection, saisi d’un tel grief, d’apprécier si le niveau de l’abstention a pu ou non altérer, dans les circonstances de l’espèce, la sincérité du scrutin ». La référence au niveau de l’abstention pouvait laisser penser à une ouverture, une brèche dans l’édifice jusque là particulièrement strict en matière d’abstention.
C’est dans cette brèche que c’était engouffré le juge du tribunal administratif de Nantes, le 9 juillet 2020 (TA Nantes, El. Mun. de Malville, 9 juill. 2020, n° 2004764). En effet, la liste » Agir ensemble pour Malville « , avait recueilli 548 voix, soit 50,32 % des suffrages exprimés, tandis que la liste » Avec vous pour Malville « , avait recueilli 283 voix, soit 25,98 % des suffrages exprimés et la liste » Vous, nous et l’avenir « , avait recueilli 258 voix, soit 23,69 % des suffrages exprimés. Le tribunal administratif de Nantes avait relevé que le taux d’abstention constaté lors des opérations électorales du 15 mars 2020 dans la commune de Malville, qui s’est élevé à 55,37 % des électeurs inscrits, avait été beaucoup plus important que celui constaté lors de la précédente élection municipale où il s’était élevé à 34,95 %, et qu’il pouvait être attribué, au moins en partie, au contexte sanitaire et aux messages diffusés dans ce contexte par le Gouvernement dans les jours précédant le scrutin. Or, l’écart de voix vis-à-vis de la majorité absolue nécessaire pour être élu au premier tour étant particulièrement faible, à 0,32 % des suffrages exprimés et 3 voix d’écart vis-à-vis de la majorité absolue (4 voix pour ne plus répondre au critère de la majorité absolue), le tribunal a considéré que la sincérité du scrutin avait pu être altérée.
Les élections ont donc été annulées. Sans conséquence immédiate cependant, l’appel étant suspensif par principe en droit électoral… l’arrêt du Conseil d’Etat était donc très attendu.
Une brèche très vite refermée par le Conseil d’Etat dans l’arrêt de principe Saint-Sulpice-Sur-Risle du 15 juillet 2020
Cette jurisprudence a sans doute donné des sueurs froides au Conseil d’Etat qui a tout fait pour qu’elle ne fasse pas tâche d’huile : c’est ainsi qu’il a « profité » d’une affaire dans laquelle il pouvait statuer très vite car la requête avait été déclarée à tort irrecevable par le juge administratif, pour poser les bases d’une jurisprudence beaucoup plus restrictive qui sera alors suivie par les autres tribunaux administratifs ultérieurement. De quoi poser donc la discipline.
Dans l’arrêt de principe Saint-Sulpice-sur-Risle du 15 juillet 2020 (CE, El. Mun. de Saint-Sulpice-sur-Risle, 15 juillet 2020, n°440055, note J.-C. Jobart, AJDA, 2020, 2212), le juge administratif a cherché à la fois à prendre en compte les effets de l’abstention liée à la Covid-19 tout en les limitant à des cas où celle-ci aurait eu une traduction concrète contraire aux principes fondamentaux du droit électoral ayant pu avoir pour effet de porter atteinte à la sincérité du scrutin, considérant que « Ni par ces dispositions, ni par celles de la loi du 23 mars 2020 le législateur n’a subordonné à un taux de participation minimal la répartition des sièges au conseil municipal à l’issue du premier tour de scrutin dans les communes de mille habitants et plus, lorsqu’une liste a recueilli la majorité absolue des suffrages exprimés. Le niveau de l’abstention n’est ainsi, par lui-même, pas de nature à remettre en cause les résultats du scrutin, s’il n’a pas altéré, dans les circonstances de l’espèce, sa sincérité », rejetant la requête en l’espèce parce que le requérant soutenait le seul motif de l’abstention « sans invoquer aucune autre circonstance relative au déroulement de la campagne électorale ou du scrutin dans la commune qui montrerait, en particulier, qu’il aurait été porté atteinte au libre exercice du droit de vote ou à l’égalité entre les candidats » .
Cette solution s’avère plus restrictive que celle que le Conseil constitutionnel avait pu suggérer dans sa décision du 17 juin 2020 puisqu’elle ne fait pas référence au « niveau de l’abstention », mais maintient la possibilité d’une annulation au cas par cas en fonction de l’abstention et d’autres paramètres, ce qui est une position raisonnable, permettant d’un côté de ne pas revenir de façon trop systématique sur des votes légitimement exprimés même dans un contexte de forte abstention et de ne pas fragiliser un édifice nécessaire à l’époque pour respecter la légalité et ne pas ajouter de la crise à la crise, et d’un autre côté de pouvoir annuler des élections au cas par cas dans les hypothèses où il pourrait être établi un effet concret de l’abstention liée à la Covid dans les circonstances de l’élection et ayant porté atteinte à la sincérité du scrutin en l’espèce. C’était le sens des conclusions du rapporteur public Vincent Villette, l’analyse de la sincérité du scrutin devant en outre intégrer selon lui le paramètre de l’écart de voix .
Les principes de l’arrêt Saint-Sulpice-sur-Risle ont été confirmés par la jurisprudence ultérieure du Conseil d’Etat qui en a fait une application stricte. Ainsi, toutes les protestations fondées sur l’abstention « sans invoquer aucune autre circonstance relative au déroulement de la campagne électorale ou du scrutin dans la commune qui montrerait, en particulier, qu’il aurait été porté atteinte au libre exercice du droit de vote ou à l’égalité entre les candidats » ont été systématiquement rejetées (CE, El. Mun. de Saint-Just-de-Claix, n°442054, 6 nov. 2020 ; El. Mun. de Beauvais, 29 dec. 2020, n°441808 ; El. Mun. de Faulquemont, 28 janv. 2021, n°443737 ; El. Mun. de Saint Georges d’Oléron, 28 janv. 2021, n°445084 ; El. Mun. de Saint-Germain-au-Mont D’or, 12 mars 2021, n°445425). Il en va de même lorsqu’il ne résulte pas des circonstances « propres au déroulement de la campagne électorale ou du scrutin dans la commune » (CE, El. Mun de Savigneux, 11 fev. 2021, n°445309) que « le déroulement de la campagne électorale ou la tenue du scrutin dans la commune auraient été de nature à porter atteinte au libre exercice du droit de vote ou à l’égalité entre les candidats » (CE, El. Mun. de Parempuyre, 10 mars 2021, n°445547). L’argument vaut bien sûr a fortiori dans le cas où l’abstention ne fut pas élevée et même en cas d’écart de voix faible (CE, El. Mun. de Ruffey-lès-Echirey, 27 janv. 2021, n° 445579 ; El. Mun. de Villenauxe-la-Grande, 26 fev. 2021, n°445004 ; El. Mun. de Schnersheim, 5 mars 2021, n°445561 ; El. Mun. de Lardin-Saint-Lazare, 29 mars 2021, n°443527 ; El. mun de Pernes, 30 mars 2021, n°445494 ; CE, El. Mun. de Rayol-Canadel-sur-Mer, 16 avril 2021, n°445492).
Il a été fait une application particulièrement stricte de ces principes dernièrement dans l’affaire de la Balme-de-Sillingy, dans laquelle le Conseil d’Etat a annulé un jugement du tribunal administratif de Grenoble qui avait annulé ces élections, alors même qu’en l’espèce la Balme-de-Sillingy avait été un cluster de l’épidémie et alors même que le maire et une part importante de ses colistiers avaient été confinés jusqu’à la veille du scrutin comprise (CE, El. Mun. de la Balme-de-Sillingy, 22 mars 2021, n°445083). Une solution très stricte au regard des circonstances de l’espèce, dont on avait pu parler sur le blog du droit électoral à l’époque…
Une jurisprudence appliquée… même quand l’écart de voix vis-à-vis de la victoire électorale est très faible
Dans ce nouvel arrêt Elections municipales et communautaires de Malville (CE, 31 mai 2021, n°441889), le juge applique de manière stricte sa jurisprudence. Il considère ainsi qu' »il ne résulte pas de l’instruction que des circonstances particulières relatives au déroulement de la campagne électorale ou du scrutin dans la commune auraient porté atteinte au libre exercice du droit de vote ou à l’égalité entre les candidats en l’espèce ». Par conséquent, les appelants sont fondés à soutenir que c’est à tort que le tribunal administratif de Nantes s’est fondé sur le motif de l’abstention pour annuler les opérations électorales qui se sont déroulées dans la commune de Malville le 15 mars 2020, la protestation électorale est rejetée et les opérations électorales de la commune de Malville validées.
Cette solution est fondamentale pour deux raisons principales.
D’une part, parce qu’elle vient ainsi contredire l’un des seuls jugements ayant annulé une élection du seul fait de l’abstention, celui-là même qui avait pu un moment nourrir le doute. La ligne jurisprudentielle du Conseil d’Etat ne souffre donc pas de doute.
D’autre part, parce qu’en l’espèce l’écart de voix était très faible ; cependant cela ne suffit donc pas, si les autres conditions ne sont pas réunies, pour annuler une élection du fait de l’abstention. Du point de vue du contentieux électoral, la solution est très logique : si aucune irrégularité n’a été commise, une élection est parfaitement acquise quand bien même l’écart de voix est infime, car dans cette hypothèse la sincérité du scrutin n’a pas été altérée par un manquement aux règles de droit.
L’étau se resserre donc sans cesse et on peut considérer que le Conseil d’Etat n’entend pas faire produire d’effet à l’abstention. Reste cependant une hypothèse à traiter, celle des élections d’Annemasse, pour lesquelles le TA de Grenoble a annulé les élections en raison d’un écart de voix très faible (comme à Malville) mais aussi en raison d’un taux d’abstention exceptionnel (beaucoup plus important qu’à Malville) : « Il résulte de l’instruction que le taux d’abstention dans la commune d’Annemasse, lors des opérations électorales qui se sont déroulées le 15 mars 2020, s’est élevé à 72,21 %. Ce taux d’abstention est nettement supérieur à la moyenne nationale de 55,34 % enregistrée pour ce scrutin, ainsi qu’à celui des élections municipales de l’année 2014 qui était de 56,21 %. Ainsi, sur 15 527 habitants inscrits sur les listes électorales, 4 315 électeurs se sont déplacés pour participer au vote. Par ailleurs, la liste « Annemasse Ville d’Avenirs », conduite par M. BC…, n’a obtenu la majorité absolue qu’avec une seule voix. Ainsi, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’importance de l’abstention constatée ne peut pas être regardée comme ayant été sans incidence sur la sincérité du scrutin compte tenu du très faible écart de voix ayant permis l’obtention de la majorité absolue. Par suite, elle est de nature à justifier l’annulation des élections qui se sont tenues le 15 mars 2020 dans la commune d’Annemasse, quel qu’ait pu être par ailleurs l’écart ayant séparé les listes en présence à l’issue du premier tour ». Vous trouverez une analyse de cette jurisprudence du TA de Grenoble sur le site de l’Association Dauphinoise du Droit Public et sur le site de l’Association Lyonnaise de droit administratif, co-écrite avec Thi-Ha Bui.
Reste donc à attendre ce dernier cas de figure : écart de voix très faible et niveau d’abstention exceptionnel… Si les autres critères ne sont pas réunis, le Conseil d’Etat accepterait-il d’annuler l’élection pour ce seul motif, comme le tribunal administratif de Grenoble ? Si non, ce sera le coup de grâce pour ceux qui avaient l’espoir que le juge administratif fasse produire un effet à l’abstention liée à la crise du Covid-19.
Romain Rambaud