Plainte de G. Darmanin contre A. Pulvar : retour sur quelques problématiques classiques du droit électoral français [R. Rambaud]

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Une nouvelle polémique a éclaté depuis hier et aujourd’hui, qui cette fois concerne le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin et la tête de liste « En commun » Audrey Pulvar aux élections régionales d’Ile de France.

Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a annoncé, dimanche 23 mai par un tweet, qu’il portait plainte contre Audrey Pulvar, tête de liste aux élections régionales en Ile-de-France (PS et alliés), qui avait jugé « assez glaçante » la manifestation des policiers mercredi devant l’Assemblée nationale. D’autres de ses propos mettant en cause la police ont pu également être relayés sur les réseaux sociaux, par exemple des propos tenus dans des réunions publiques mettant en cause le « racisme dans la police » (en date cependant de juin 2020 semble-t-il). « Les propos de Madame Pulvar dépassent le simple cadre d’une campagne électorale et viennent profondément diffamer la police de la République. Je porte plainte au nom du ministère de l’intérieur »a tweeté le ministre, qui avait participé à la manifestation des policiers avec de nombreux autres responsables politiques, de droite comme de gauche au demeurant.

Ce tweet a entraîné immédiatement de nombreuses réactions. La liste de Mme Pulvar, Ile-de-France en commun, a réagi en fustigeant « une atteinte à la liberté d’expression d’une extrême gravité »« Cette tentative d’intimidation d’une candidate d’opposition, par un ministre de l’intérieur, par ailleurs en charge de l’organisation des élections (…), est sans précédent sous la Ve République », a écrit la liste dans un communiqué. Mme Pulvar a annoncé porter elle-même plainte pour diffamation et dénonciation calomnieuse contre le ministre de l’intérieur.

« Jusqu’ici, dans une démocratie, on pouvait encore exprimer une opinion sans que le ministre chargé des élections ne se sente autorisé à intimider une adversaire politique. Total soutien à @AudreyPulvar »a tweeté de son côté le premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure.

Sans nous prononcer sur le fond très politique de la question, cette polémique permet de revenir sur une problématique classique du droit électoral français, à savoir le fait qu’en France l’organisation des élections est sans doute insuffisamment séparée, de façon organique, du pouvoir exécutif.

Deux points problématiques classiques du droit électoral français ont en effet été soulevés par cette affaire, qui méritent une appréciation universitaire, parce que l’incertitude en cause peut soulever des difficultés : la question de la « trêve administrative » d’abord et l’absence d’autorité indépendante en charge de l’organisation des élections ensuite.

L’incertaine tradition de la « trêve » administrative et ministérielle

Cela peut paraître étonnant, mais il n’est pas si rare en droit électoral que certains points fondamentaux ne soient pas réglés pas des textes écrits mais résultent de simples règles non-écrites, ou quasi non-écrites, c’est à dire de certaines traditions, de certaines pratiques, qui pour certaines, comme l’a déjà relevé Ricardo Salas Rivera, peuvent prendre le rang de coutumes.

Ainsi, la formule « a voté » que le président du bureau de vote prononce une fois que le vote a été effectué ne se trouve dans aucun texte. Dans beaucoup de grandes villes, les électeurs prennent directement bulletins et enveloppes sur la table de décharge, alors qu’en principe l’électeur ne prend une enveloppe qu’après avoir fait constater son identité . Autre exemple, l’organisation d’une « soirée électorale » à la préfecture le soir des élections n’est prévue par aucun texte et pourrait même poser problème au regard d’un certain nombre de principes du droit électoral : pour autant, son existence semble évidente pour les acteurs de la vie politique et la presse.

Il en va presque ainsi d’une autre tradition, celle de la « trêve administrative » et de la « trêve ministérielle », c’est à dire un principe de « retenue » des autorités administratives et ministérielles pendant les campagnes électorales. S’est construite au fil du temps, même si elle n’est prévue par aucun texte, une tradition de trêve administrative : il existe aujourd’hui une « tradition républicaine » (Réponse à la QE n°00116 (S) du 5 septembre 2002) selon laquelle pendant une durée d’un mois avant une élection, le représentant de l’Etat dans le département s’abstient de toute expression médiatique et de participer à toute manifestation publique, en dehors des commémorations officielles, afin de ne pas apparaître au côté des personnalités politiques. Il en va de même pour l’ensemble des responsables des administrations de l’Etat (Réponse à la QE n°99545 (AN), 19 avril 2011).

Cette « trêve administrative » peut aussi s’appliquer aux ministres : il existe un « usage que les membres du Gouvernement s’abstiennent de se déplacer dans l’exercice de leurs fonctions à l’approche d’opérations électorales », rappelé par instructions du Premier Ministre, qui s’applique pendant une période de quelques semaines avant le jour du scrutin. C’est ce qu’on appelle la « période de réserve » des ministres. Cet usage n’empêche pas le déplacement des ministres à des fins strictement électorales, au nom de leur qualité de personnalités politiques, excluant alors toute utilisation de moyens publics. Ainsi, sous Edouard Philippe, cette « trêve ministérielle » avait-elle été édictée par des « Instructions aux membres du Gouvernement à l’approche des élections municipales » du 20 décembre 2019 en vue des élections municipales de mars 2020. Elle durait un mois avant le second tour, du 24 février au 22 mars.

Sur ce point, on peut faire trois remarques en général et dans notre cas particulier.

La première est qu’il est toujours regrettable que des points importants de ce type soient réglés par des traditions, des coutumes, qui ne sont formalisées que par des instructions au cas par cas, car dans ce cas il existe toujours des incertitudes sur le contenu exact de cette obligation. C’est le cas en l’espèce.

La deuxième est qu’il existe des incertitudes pour les élections cette année : une note « Communication gouvernementale en période préélectorale » du Service d’information du gouvernement a bien été adoptée le 30 août 2020 et publiée le 2 septembre, mais on ne trouve pas (semble-t-il) sur Legifrance une instruction du Premier ministre aux ministres aussi claire que celle adoptée par Edouard Philippe pour les municipales ; il semble, d’après la presse, que celle-ci existe, étant arrivée le 27 avril dans les ministères et faisant démarrer la période de réserve le 30 mai 2021.

La troisième est que ce point de vue, le tweet de Gérald Darmanin se situe sur une ligne de crête, comme souvent en droit électoral, mais l’on notera que le ministre de l’intérieur prend soin de justifier sa décision que « les propos de Mme Pulvar dépassent le simple cadre d’une campagne électorale », afin de s’extraire (de son point de vue) de la difficulté posée par la trêve ministérielle pour revenir sur un droit commun. De l’autre côté, il est aussi logique que l’opposition l’accuse de méconnaître ce principe de trêve ministérielle.

Sur le fond de la diffamation, il est probable que la plainte ne pourra guère prospérer. La campagne électorale entraîne une liberté d’expression plus grande (il s’agit du « débat d’intérêt général » au sens de la Cour européenne des droits de l’homme) et la diffamation de « la police » en général semblerait difficile à qualifier juridiquement (s’agit-il de la diffamation de personnes en particulier ou de l’Etat en général ?). Il faudrait aussi l’imputation de « faits » précis, ce qui pourrait moins concerner ici la manifestation de policiers que des imputations de « racisme de la police » par exemple, mais ces faits semblent déjà tardifs, le délai de prescription de la diffamation étant pour les cas généraux de 3 mois.

Concernant la frontière de la « trêve ministérielle » en revanche, elle est ici particulièrement difficile à caractériser « juridiquement » de façon précise, car en tant que tradition largement non écrite, l’ensemble est très politique et très peu encadré juridiquement. Il n’existe pas, à notre connaissance, de règle de droit ou de jurisprudence qui établirait précisément les limites de cette frontière. Sans doute serait-il opportun d’écrire ici des règles plus précises.

L’anomalie du rôle du ministère de l’intérieur dans l’organisation des élections : la nécessité d’une autorité électorale indépendante en France

L’autre point classique posé par cette affaire est celui du rôle du ministère de l’intérieur dans l’organisation des élections, Gérald Darmanin se voyant renvoyé ici à son rôle de « ministre en charge des élections ».

Ce point permet de revenir sur un élément classique du droit électoral et qui n’est pourtant pas assez relevé dans le débat public : cette affaire est une nouvelle difficulté associée au fait que c’est, en France, le ministère de l’intérieur qui réalise la mission d’organisation des élections, ce qui est nécessairement source d’ambiguïtés. Cela n’est pas nouveau : on se rappelle que c’est un point qui avait déjà été soulevé sur ce blog lorsque une première version d’une circulaire ministérielle adoptée par Christophe Castaner sur l’attribution des nuances pour les élections municipales avait voulu fixer le seuil de nuance à 9000 habitants, décision qui avait été remise en cause par le Conseil d’Etat.

On ne répétera sans doute jamais assez que si, en France, la place du ministère de l’intérieur est moins grande qu’on ne le dit souvent (parce que la chaîne des opérations électorales est constituée de nombreux maillons d’autorités indépendantes comme le bureau de vote, la commission de recensement, la commission des sondages, la CNCCFP, les juges, etc.), elle reste quand même beaucoup plus importante que dans beaucoup d’autres pays, où des autorités indépendantes sont installées (il s’agit même d’un standard international, qui n’est pas non plus sans poser lui-même des difficultés, mais c’est un autre problème). La CEDH accepte certes qu’en Europe de l’Ouest (c’est le cas par exemple en Allemagne) les ministères gardent une grande importance au nom de l’antériorité et de la maturité de nos démocraties, force est de constater que d’autres pays très évolués démocratiquement ont adopté le modèle de l’autorité indépendante, en dernière analyse le Royaume-Uni qui a abandonné son modèle ministériel pour un modèle d’autorité indépendante (même si là bas le Parlement est particulièrement fort).

Il est très probablement temps, en France, d’abandonner le « modèle ministériel » pour mettre en place une autorité électorale indépendante qui serait chargée, à tout le moins, de rédiger un certain nombre d’actes de droit souple et de superviser l’organisation des élections à la place du ministère de l’intérieur, en complément des nombreuses autres autorités administratives indépendantes qui interviennent en la matière.

Cette proposition fait partie des (très) nombreuses qui semblent aujourd’hui nécessaires pour moderniser le droit électoral français.

Romain Rambaud