Un sixième échec du RIP : la censure pour inconstitutionnalité – Commentaire de la décision 2024-6 RIP Proposition de loi visant à réformer l’accès aux prestations sociales des étrangers [J. Rio]

Le Conseil constitutionnel a rendu le 11 avril sa décision n° 2024-6 RIP sur la proposition de loi visant à réformer l’accès aux prestations sociales des étrangers. Cette décision résulte d’un contrôle obligatoire prévu par les articles 11 et 61 de la Constitution. Il a été prévu par la révision constitutionnelle de 2008 (Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République) qui consacre l’initiative partagée du référendum de l’article 11. Le contrôle du Conseil constitutionnel est notamment précisé par l’article 45-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 (tel que modifié par la loi organique n° 2013-1114 du 6 décembre 2013 portant application de l’article 11 de la Constitution).

Dans quel contexte le Conseil constitutionnel a-t-il rendu sa nouvelle décision RIP ?

Une étape de franchie pour la procédure de référendum d’initiative citoyenne (RIP) ! La décision 2024-6 RIP du Conseil constitutionnel a enfin illustré la possibilité de franchir le nouveau filtre mis en lumière par les précédentes décisions (2022-3 RIP, 2023-4 RIP et 2023-5 RIP). Les tentatives de RIP sur les superprofits ou sur l’âge de départ à la retraite s’étaient heurtés à une censure pour irrecevabilité. Autrement dit, les procédures ne remplissaient pas une condition d’objet prévue par l’article 11 alinéa premier : les propositions de RIP doivent porter sur l’organisation des pouvoirs publics, la ratification de certains traités ou sur une réforme de la politique économique, sociale ou environnementale de la nation. Les 3 propositions de RIP précitées avaient toutes buté sur ce champ d’application. La taxe des superprofits n’était pas considérée comme une réforme de la politique économique de la Nation et les tentatives de RIP sur l’âge de départ à la retraite n’étaient pas considérées comme des réformes sociales de la Nation.

Qu’il s’agisse de l’objet ou de la portée contentieuse de ce qu’est une réforme, ces trois décisions ont été vivement critiquées (V. par exemple COLLET (M.), « Référendum d’initiative partagée (RIP) et fiscalité : l’impôt peut-il être un outil de politique économique ? » in Chronique de droit administratif et finances publiques, RFDA 2022, p. 1171 ; DEUMIER (P.), « Qu’est-ce qu’une réforme ? », RTD Civ., 2023, p. 585 ; FATIN-ROUGE STEFANINI (M.), « La décision n° 2019-1 RIP ou quand un mécanisme voué à l’échec devient un véritable atout pour l’opposition », in Jurisprudence du Conseil constitutionnel, RFDC, 2019/4, n° 120, pp. 999-1010 ; RAMBAUD (R.), « Le Conseil constitutionnel n’écarte pas les lois fiscales du champ du référendum », AJDA, 2023, p. 40 ; ROUX (J.), « RIP : la taxation additionnelle des superprofits ne constitue pas “une réforme relative à la politique économique de la Nation” », Recueil Dalloz, 2022, p.2152 ; VERPEAUX (M.), « Démocratie représentative versus démocratie semi-directe. Quelques observations sur la décision n° 2019-1 RIP », AJDA, 2019, p.1553), si bien que certains auteurs s’interrogeaient même sur l’avenir de cette procédure (FATIN-ROUGE STEFANINI (M.), « RIP en eaux troubles », in Jurisprudences du Conseil constitutionnel, RFDC, 2023/4, n° 136, pp. 992-1010 ; ROUX (J.), « RIP : Requiescat In Pace ? », Recueil Dalloz, 2023, p. 1154). Le filtre semblait insurmontable tant il était d’interprétation complexe.

Avec la décision 2024-6 RIP, ça y est, une proposition a à nouveau été considérée comme entrant dans le champ d’application de l’article 11. La question de la privatisation d’aéroport de Paris (2019-1 RIP) et celle d’une réorganisation du service public hospitalier (2021-2 RIP) n’avaient pas posé de problème au regard de l’objet de la procédure. Toutefois la deuxième avait été censurée au regard de l’inconstitutionnalité d’une de ses dispositions. C’est ce qui arrive également dans la décision 2024-6 RIP. Bien que la proposition de loi visant à réformer l’accès aux prestations sociales des étrangers soit considérée comme une réforme relative à la politique sociale de la nation (§7), la contrariété d’une de ses dispositions à la Constitution va entraîner l’arrêt de la procédure de RIP (§14). Ainsi, si la procédure ne s’est pas inscrite dans la série noire des irrecevabilités, ce n’est que pour venir donner un exemple supplémentaire de proposition de RIP inconstitutionnelle.

De quoi était-il question concrètement ?

Après l’adoption de la loi dite « immigration » (Loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration), le contrôle a priori du Conseil constitutionnel de cette loi a abouti à la censure de plusieurs de ses dispositions (Cons. const., décision n° 2024-863 DC du 25 janvier 2024, Loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration). La proposition de RIP des parlementaires avait alors pour objectif de réintroduire des dispositions qui avaient été considérées comme hors-sujets par le Conseil constitutionnel. Ces « cavaliers législatifs » étaient considérés comme trop éloignés du texte originellement déposé. Autrement dit, le Conseil se faisait le gardien de la sincérité des débats parlementaires et incitait les parlementaires comme le gouvernement à emprunter un véhicule dédié pour des sujets connexes.

Quitte à utiliser un véhicule dédié pour ces dispositions, les parlementaires à l’origine de la proposition ont eu l’idée de réintroduire ces dispositions par le RIP. Le but était potentiellement d’arriver à en saisir le corps électoral par référendum en cas de succès de la procédure. Avec la censure du Conseil constitutionnel, ce projet n’arrivera donc même pas jusqu’à l’étape pourtant difficile de recueil des soutiens d’1/10e du corps électoral français.

Pourquoi le Conseil a-t-il censuré la procédure ?

La proposition de RIP contenait cinq articles que le Conseil prend le soin de résumer (§6) : « Son article 1er instaure une condition de durée minimale de résidence en France ou d’affiliation à un régime obligatoire de sécurité sociale au titre d’une activité professionnelle que doivent remplir les étrangers non ressortissants de l’Union européenne en situation régulière pour bénéficier de certaines prestations sociales. Son article 2 remplace l’aide médicale de l’État bénéficiant à certains étrangers en situation irrégulière par une aide médicale d’urgence. Son article 3 exclut les étrangers en situation irrégulière du bénéfice de la réduction tarifaire accordée pour certains titres de transport. Son article 4 prévoit que certains hébergements destinés aux demandeurs d’asile sont pris en compte au titre des obligations des communes tenant à la proportion de logements locatifs sociaux sur leur territoire. Son article 5 modifie les conditions auxquelles les demandeurs d’asile peuvent se maintenir dans un lieu d’hébergement ainsi que celles relatives à l’évacuation de ses occupants ».

La première disposition va être considérée comme portant une atteinte disproportionnée aux articles 10 et 11 du préambule de 1946 (§9-14).

Le Conseil constitutionnel a d’abord rappelé les exigences constitutionnelles qui découlent des alinéas 10 et 11 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Celles-ci impliquent la mise en œuvre d’une politique de solidarité nationale en faveur de personnes défavorisées (§9). Si le Conseil a admis qu’une distinction par le législateur était possible entre les citoyens et les étrangers, il rappelle que celle-ci n’est possible que dans la limite du respect des droits et libertés fondamentaux que la Constitution garantit (§10). De plus, le Conseil précise la condition d’applicabilité de ces droits et libertés fondamentaux : « les étrangers jouissent des droits à la protection sociale, dès lors qu’ils résident de manière stable et régulière sur le territoire français » (§10). Le Conseil admet que ces droits fondamentaux doivent être conciliés avec l’objectif à valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public. Cependant, il ne fait aucune référence aux expressions utilisées dans l’exposé des motifs des parlementaires soutenant le RIP. Autrement dit, le Conseil n’admet aucune limitation des exigences constitutionnelles à la solidarité nationale envers les étrangers, au regard d’un objectif de lutte ou de maîtrise de l’immigration. Pour le Conseil constitutionnel, la Constitution n’autorise le législateur à distinguer les étrangers au sein des dispositifs de solidarité nationale qu’au regard de la régularité de leur situation et uniquement dans des limites qui ne remettent pas en cause l’effectivité des exigences constitutionnelles précédemment évoquées (§12). Après avoir rappelé les conditions posées par la première disposition de la proposition de RIP (§11), le Conseil constitutionnel va considérer en l’espèce que les délais imposés aux étrangers (5 ans ou 30 mois en fonction de la condition de résidence ou d’activité professionnelle) pour bénéficier de certains dispositifs de protection sociale portent une atteinte disproportionnée aux exigences de solidarité nationale en faveur de personnes défavorisées posées par les alinéas 10 et 11 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.

Quel est l’effet de la censure du Conseil constitutionnel ?

Depuis son contrôle sur la loi organique de l’article 11 de la Constitution, le Conseil constitutionnel avait annoncé qu’il censurerait l’ensemble de la procédure dès lors qu’une seule disposition poserait problème (V. en ce sens la décision du Conseil constitutionnel n° 2013-681 du 5 décembre 2013, Loi organique portant application de l’article 11 de la Constitution, cons. 13 ainsi que le commentaire officiel de la décision, pp. 8-9. V. également en ce sens le commentaire officiel de la décision du Conseil constitutionnel n° 2021-2 RIP du 6 août 2021, Proposition de loi de programmation pour garantir un accès universel à un service public hospitalier de qualité, pp. 5-6).

La sixième proposition de RIP est déclarée non conforme aux exigences posées par l’article 11 de la Constitution et par l’article 45-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 en raison du délai disproportionné de son article 1er. Aucune précision n’est donnée quant aux 4 autres dispositions que contenait la procédure de RIP. Si cela peut apparaître décourageant pour les initiateurs de la procédure, les commentaires des décisions précitées expliquent que rien n’empêche les initiateurs de proposer de nouvelles tentatives. Autrement dit, si seul le délai posait problème, une modification de celui-ci ou du critère de distinction pour l’application de dispositif de protection sociale pourrait permettre à une nouvelle procédure d’aller un peu plus loin.

En absence de précisions au sein de la décision, la qualification d’une atteinte disproportionnée au seul regard de délais arbitrairement fixés peut apparaître regrettable. Il est à espérer que le Conseil constitutionnel soit beaucoup plus prolixe dans le commentaire officiel à venir de la décision. En attendant davantage de précisions, les acteurs politiques comme juridiques devront intégrer les nouvelles données empiriques fournies par la décision pour tenter de cartographier plus précisément les filtres du contrôle du Conseil constitutionnel et espérer réussir à l’avenir à faire à nouveau déboucher la procédure sur l’étape d’après : le recueil des soutiens d’1/10e des électeurs. La procédure comme le contrôle du Conseil risquent donc de tâtonner encore quelques temps avant de déboucher sur un référendum.

Josselin Rio