Un scénario absolument incroyable ! Les rebondissements ne semblent donc jamais devoir cesser avec les élections municipales de 2020 ! Avec un sens incroyable du timing et du récit, alors même que de très nombreux conseils municipaux ont été installés et que de très nombreux maires ont d’ores et déjà été élus (les conseils municipaux ont jusqu’au 28 mai pour s’installer), alors que le décret de convocation des électeurs pour le second tour doit être adopté demain 27 mai en conseil des ministres conformément à la loi du 23 mars 2020, le Conseil d’Etat a décidé, ce mardi 26 mai, de transmettre une QPC portant sur l’article 19 de la loi du 23 mars 2020 au Conseil constitutionnel.
Nous avions déjà évoqué cette hypothèse, ainsi que d’autres, dans un article précédent relatif aux QPC formées par l’association 50 millions d’électeurs. Cette transmission est saisissante car le Conseil d’Etat interprète avec une certaine souplesse les critères juridiques de renvoi de la QPC pour permettre au Conseil constitutionnel de se prononcer sur les dispositions les plus importantes de l’article 19, validant le premier tour et organisant le report du second ! Il y a clairement une volonté de principe de permettre au Conseil constitutionnel de se prononcer et de laisser à la juridiction constitutionnelle le dernier mot. Le Conseil constitutionnel ne peut être considéré désormais que comme une cour suprême tant le Conseil d’Etat facilite ici la transmission au Conseil constitutionnel. Sur ce point, il y a là l’affirmation d’une véritable politique jurisprudentielle.
Pour rappel, l’article 19 de la loi du 23 mars 2020 entérine le premier tour des élections municipales et décide le report du second au plus tard au mois de juin. Dans son interview donnée au journal Le Figaro le 19 avril 2020, Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, indiquait à la fin de celle-ci, à propos des problèmes constitutionnels potentiels posés par le report du second tour des élections municipales : « Comme il semble assez probable que le Conseil constitutionnel soit saisi de ces questions par la voie de la QPC, vous comprendrez que je ne puisse prendre position sur des débats qui devront être tranchés par le Conseil assemblée. Ce qui est certain, c’est que la situation est sans précédent dans notre histoire politique contemporaine. Des questions inédites se posent au regard, notamment, du principe d’égalité ou de l’exigence constitutionnelle de sincérité du scrutin que le Conseil constitutionnel déduit de l’article 3 de la Constitution. On voit donc l’intérêt que le Conseil constitutionnel puisse trancher définitivement les différentes questions soulevées par la loi déjà adoptée, ou les dispositions législatives qui viendront la compléter pour régler ces questions ». Il est donc très clair que le Conseil constitutionnel souhaitait que cette QPC lui soit transmise, mais la procédure de QPC est ainsi faite que c’est le Conseil d’Etat qui, dans son rôle de filtre, disposait du pouvoir sur le devenir de cette disposition. Le Conseil d’Etat vient d’y accéder, par une décision motivée a minima et permettant tous les possibilités à ce stade.
Un renvoi très large de l’article 19 par le Conseil d’Etat
Dans cette affaire, on peut tout d’abord souligner que le Conseil considère que « Les dispositions des I, III et IV de l’article 19 de la loi du 23 mars 2020 sont applicables au litige qui tend à l’annulation des opérations électorales qui se sont tenues à La Brigue (Alpes-Maritimes) le 15 mars 2020 ». Cela signifie que le Conseil d’Etat renvoie la totalité de l’article 19 au Conseil constitutionnel, c’est à dire autant la validation a posteriori du premier tour des élections municipales que semble-t-il le report en juin du second tour, puisqu’il ne procède pas à un ciblage fin des dispositions renvoyées.
Cela mérite quelques commentaires. La transmission semble s’expliquer ici, et peut-être le Conseil d’Etat n’a-t-il pas choisi cette élection par hasard, par le fait que la commune de La Brigue est une commune de moins de 1000 habitants pour laquelle seule une partie des sièges a été pourvue au 1er tour. Elle est donc concernée à la fois par la disposition qui entérine le premier tour des élections municipales et par le report du 2nd tour. Cependant, cela traduit tout de même une certaine souplesse dans l’appréciation des critères de la QPC, d’abord parce que le Conseil d’Etat aurait pu resserrer les dispositions applicables au litige à des dispositions concernant seulement le premier tour, s’agissant d’une protestation électorale dirigée normalement contre les résultats du premier tour seulement (parce que l’inverse aurait rendu la requête au fond irrecevable devant le tribunal administratif), mais il a choisi de renvoyer tout l’article 19 et non seulement la disposition relative au premier tour, l’article 19.I dernier alinéa. Par ailleurs, il aurait pu considérer que l’article 19.I dernier alinéa concernant le premier tour est dépourvue de portée normative, mais il ne mentionne pas ce point ici en renvoyant tout l’article 19 sans se prononcer sur ce sujet, laissant la question totalement ouverte. Cette souplesse dans l’appréciation du critère de l’applicabilité au litige traduit cette volonté de permettre au Conseil constitutionnel de se prononcer.
Un doute sérieux quant à la sincérité du scrutin
Le Conseil constitutionnel indique ensuite que ces dispositions « n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel. Le moyen tiré de ce qu’elles portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, notamment au principe de sincérité du scrutin, soulève une question présentant un caractère sérieux ». Sur ce point, la décision du Conseil d’Etat est plus traditionnelle au regard des critères de la QPC.
En effet, comme nous l’avions déjà souligné, même si le principe de sincérité du scrutin figure bien dans les normes de référence du Conseil constitutionnel mises en œuvre en tant que juge électoral comme en tant que juge de la constitutionnalité de la loi (Cons. const., n°2013-673 DC, 18 juil. 2013), ce dernier ne l’a que récemment directement rattaché à l’article 3 de la Constitution (Cons. const., n° 2018-773 DC, 20 dec. 2018) et son contenu reste très indéterminé pour ce qui concerne la question de la validation, de l’annulation ou du report d’une élection, ce qui laisse beaucoup d’hypothèses ouvertes, même si l’hypothèse d’une censure ayant pour effet d’annuler le 1er tour des élections municipales n’est pas la plus probable. Le Conseil d’Etat aurait aussi pu retenir ici le principe d’égalité, mais il n’évoque que le principe de sincérité du scrutin « notamment ». Toutes les cartes sont sur la table.
Quelle solution pourrait être adoptée par le Conseil constitutionnel ?
Nul n’est habilité à le prédire, mais la position de la juridiction constitutionnelle sera en tout état de cause exceptionnelle. En tout état de cause, grâce à cette saisine, le Conseil constitutionnel a les coudées franches.
Tout d’abord le juge constitutionnel pourrait aussi bien finalement décider, même si en général il refuse de réexaminer si la disposition est véritablement applicable au litige (n°2010-1 QPC) que les dispositions ne sont pas toutes applicables au litige en resserrant la saisine, puisqu’il pratique parfois ce type de technique, tout en donnant une solution au fond pour guider les interprétations. Concernant l’article 19.I de la loi du 23 mars 2020, le fait de considérer que la disposition n’est pas normative aurait l’avantage d’acter le fait que le législateur ne peut pas vraiment valider ou invalider une élection a posteriori, cette prérogative relevant du peuple et non du législateur. Concernant le report de l’élection, il ne semble pas totalement applicable au litige mais là aussi le Conseil constitutionnel pourra opportunément donner une solution au fond « en passant », dans une sorte d’obiter dictum par exemple. Ou alors, il pourrait très bien considérer, au regard notamment du fait qu’il s’agit d’une commune de moins de 1000 habitants dont les résultats ne sont pas totalement acquis au 1er tour, que la disposition est effectivement applicable au litige en adoptant une interprétation large de ce critère pour statuer au fond sur l’ensemble des aspects sans passer pour avoir réalisé une acrobatie juridique.
Sur le fond, au regard du principe de sincérité du scrutin, le Conseil constitutionnel devra se prononcer sur l’abstention lors du 1er tour et sur le report du second tour.
Concernant l’abstention, jusqu’à aujourd’hui, en droit français, l’abstention n’est pas une cause d’invalidation de l’élection en tant que telle (Cons. const., n°98-2571 AN, 09 mars 1999, Alpes-Maritimes, 2ème circ. ; CE, 17 dec. 2014, n°381500, El. Mun. de Saint-Rémy-sur-Avre ; CE, 22 juill. 2015, n° 385989, El. Mun. de Montmagny) et l’annulation des élections ne s’envisage qu’au cas par cas (en théorie surtout, la pratique faisant état surtout de la neutralisation de l’abstention) lorsque des circonstances particulières sont présentes en l’espèce, comme des manoeuvres ou des pressions (Cons. const., n°2007-3742/3947 AN, 20 dec. 2007, Hauts-de-Seine, 10ème circ. ; CE, 17 dec. 2014, n°381500, El. Mun. de Saint-Rémy-sur-Avre ; CE, 22 juill. 2015, n° 385989, El. Mun. de Montmagny) ou en cas de circonstances exceptionnelles s’il existe une inégalité entre les candidats (Cons. const., n°80-892/893/894 AN, 19 janv. 1981, Cantal, 1ère circ ; Cons. const., n°93-1279 AN, 1er juil. 1993, Wallis-et-Futuna). Par ailleurs, exiger une participation minimale serait assez périlleux au regard de celle qui risque d’intervenir le 28 juin prochain, si la date est maintenue. Le Conseil constitutionnel considérera-t-il qu’en France la sincérité du scrutin exige que la participation atteigne un seuil minimal, ne serait-ce qu’au premier tour ? Ce serait une révolution.
Concernant le report du second tour, la question de la possibilité de ce report et du lien entre les deux tours de l’élection peut être posée au regard du principe de sincérité du scrutin. Sur ce point, le juge constitutionnel pourrait considérer, a fortiori dans les circonstances exceptionnelles que nous connaissons, ne pas disposer d’un « pouvoir d’appréciation de la même nature que le Parlement » et ainsi s’autolimiter dans le contrôle opéré. En effet, de manière générale et pour les questions de report d’élections notamment, les lois électorales font l’objet de cette autolimitation, par simple volonté de respecter la marge de manœuvre du pouvoir politique (parfois excessive), comme ce fut le cas pour prendre un exemple récent lors de la validation du seuil de 5% des suffrages pour être admissible aux sièges dans le cadre des élections européennes (Cons. const., n° 2019-811 QPC, 25 oct. 2019). En outre, cette autolimitation du contrôle de la part du Conseil constitutionnel ne pourra être que renforcée par le fait que le Parlement, en commission mixte paritaire, a trouvé sur ce sujet un consensus politique en pleine crise, qu’il ne lui appartiendrait pas de remettre en question en l’absence de fondement textuel clair et non équivoque. Sur ce point, l’argumentation pourrait prendre appui sur les standards internationaux qui, comme nous l’avons montré dans un précédent article sur le blog du droit électoral, insistent sur la nécessité de consulter les parties prenantes et de privilégier les solutions de consensus. Le Conseil constitutionnel pourrait en revanche examiner aussi la proportionnalité de la mesure adoptée, comme il l’a fait pour les élections européennes, et suivant le raisonnement tenu par le Conseil d’Etat dans son avis. Pour rappel, celui-ci avait considéré qu’un report de 3 mois était encore conforme à la Constitution, mais qu’il faudrait refaire les deux tours si l’élection avait lieu en septembre. Le Conseil constitutionnel pourrait ici donner des indications.
Quant au principe d’égalité, il existe une différence de situation entre les deux types de commune, celles dont les résultats ont été acquises au premier tour et les autres, en l’état du droit positif et au regard des principes classiques, les électeurs s’étant prononcés.
Mais le Conseil constitutionnel pourrait aussi, s’interrogeant par exemple sur la compétence du législateur, la normativité de la loi, le principe de sincérité du scrutin ou le principe d’égalité, contredire une telle analyse et/ou produire des réserves d’interprétation, remettant en cause ou non le premier tour des élections municipales et le report du second tour. Dans ce cas, ce serait un séisme total, notamment parce que tous les conseils municipaux auront été installés et que les préparatifs pour le second tour sont en cours.
Une autre QPC transmise sur le mode de scrutin
Enfin, on notera que parallèlement le Conseil d’Etat a transmis une autre QPC au Conseil constitutionnel, portant sur la constitutionnalité des modes de scrutin en tant que pour les scrutins de liste, aujourd’hui les communes de 1000 habitants et plus, le code électoral ne prévoit pas de condition de participation. Même si le mode de scrutin municipal de liste (art. L. 262 du code électoral) a déjà été jugé constitutionnel en 1982, le Conseil d’Etat a estimé qu’en égard au contexte du Covid-19 un changement de circonstances de fait était intervenu, et que cette question posait par ailleurs un problème sérieux de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel va donc également se prononcer sur cet aspect là de notre droit électoral, qui n’est pas sans lien avec le premier comme il a été dit.
Vous trouverez concernant cette QPC un article de maître de Romain Geoffret, l’avocat à la cour qui l’a rédigée, sur son site internet, en suivant le lien ici.
Conclusion
Par ces deux décisions et sur le premier aspect par cette décision de renvoi très large, le Conseil d’Etat a clairement fait le choix de laisser au Conseil constitutionnel la responsabilité de dire le droit. La juridiction constitutionnelle est désormais en position de très haute responsabilité. Même si la situation n’est pas idéale et ne peut pas l’être en période de Covid-19, les choses semblent aujourd’hui stabilisées. Le Conseil constitutionnel s’apprête-t-il à déclencher une nouvelle crise institutionnelle ? A moins que finalement, l’audace de celui-ci soit l’opportunité d’un redressement démocratique que certains, l’auteur de ces lignes aussi, auraient tort de craindre ?
Une seule chose est sûre : ce soir, c’est le Conseil constitutionnel qui tient le bâton de maréchal, et Laurent Fabius est l’homme le plus puissant de France.
Romain Rambaud