Il y a plus d’un an déjà, en septembre 2021, l’AJDA ouvrait sa rentrée avec la publication, dans ses colonnes, d’un article rédigé par Anne-Valérie Le Fur et l’auteur de ses lignes sur un sujet méconnu et pourtant selon nous d’une grande importance, le crowdfunding électoral. Nous avons fait état de cette publication sur le présent blog et une nouvelle occasion se fait, avec un récent arrêt du Conseil d’Etat Association de financement du parti Reconquête !, n°463624 du 8 décembre 2022, de revenir sur ce sujet qui pourrait connaître bientôt un nouveau développement.
Tentative récente de mise en place d’un crowdfunding électoral… et malfaçon normative
Le crowdfunding, littéralement « financement par la foule », permet de réaliser des collectes de fonds, généralement des petits montants, auprès d’un large public d’internautes via des plateformes dédiées. Les premières plateformes de financement participatif sont apparues en France en 2010 en reprenant le modèle déjà existant aux États-Unis. Traduit sous la terminologie unique de « financement participatif », ce financement repose sur des mécanismes juridiques bien différents (contrats de donation, contrats de prêt ou contrats de société), répondant à des besoins variés : les projets financés peuvent être artistiques, humanitaires, sociaux, entrepreneuriaux, etc. Ce système de financement venu d’Outre-Atlantique est là bas très largement utilisé y compris en matière politique et électorale, notamment depuis la campagne présidentielle victorieuse de Barak Obama.
Il n’est guère surprenant que ce mode de financement, alternatif, innovant et ouvert sur la société civile et donc les citoyens soit apparu comme une réponse possible aux difficultés des candidats et des mouvements politiques à obtenir des ressources. Auparavant interdit (notamment par la jurisprudence du Conseil constitutionnel en tant que juge électoral à propos de Pay Pal, dans la décision n° 2018-5409-AN du 25 mai 2018), le crowdfunding, ou financement participatif sur internet, est autorisé en matière électorale y compris dans les communes de 9000 habitants et plus depuis la loi de clarification du droit électoral du 2 décembre 2019 et son décret d’application n°2020-1397 du 17 novembre 2020, les nouveaux articles R. 39-1-1 du code électoral (6°) et 11-3 du décret n° 90-606 du 9 juillet 1990 pris pour l’application de la loi n° 90-55 du 15 janvier 1990 (7°) disposant que : « Lorsqu’il a recours, pour le recueil de fonds en ligne, à un prestataire de services de paiement, le mandataire s’assure : (…) Que lorsqu’il a recours à ce prestataire dans le cadre d’une intermédiation en financement participatif, celui-ci, outre le respect des obligations prévues du 1° au 5°, remplit les conditions pour exercer en cette qualité conformément aux articles L. 548-1 et suivants du code monétaire et financier ».
Censé rendre son développement possible tout en assurant la traçabilité des opérations pour garantir le respect des règles du financement de la vie politique, le décret de 2020 a cependant produit un attelage baroque laissant de nombreuses questions sans réponses, interrogeant le devenir de cette innovation à la portée incertaine, comme nous le relevions dans l’article publié à l’AJDA précité. Un certain nombre de difficultés, dès la rédaction du décret, existaient en effet.
A titre principal, le recours au crowdfunding en droit électoral est d’abord et à titre principal le fait des candidats et des partis qui organisent eux-mêmes, directement, la collecte de fonds grâce aux services de prestataires de service de paiement (PSP) : certes, il s’agit d’un crowdfunding au sens littéral de financement par la foule, mais celui-ci s’éloigne du modèle mis en place par le droit bancaire et financier, lequel vise l’intermédiation en financement participatif (IFP). En effet le crowdfunding au sens bancaire et strict du terme, tel qu’il se pratique par les différentes plateformes de financement participatif, vise surtout, au-delà d’une simple récolte de fonds en ligne, à mettre en relation des porteurs de projet et des internautes. C’est là tout son intérêt : intéresser le plus grand nombre d’internautes susceptibles d’apporter leur financement à des porteurs de projet, et non toucher ceux qui sont déjà fidélisés (et ici politisés). Le dispositif prévu par le droit électoral ne permet pas de recourir aux seuls IFP, en rendant obligatoire le recours au PSP. Il s’agit d’une première limite au dispositif utilisé en matière électorale. Par ailleurs, le texte prévoyait que le montant des fonds perçus est versé intégralement et sans délai sur le compte de dépôt que le mandataire a ouvert, dans le but d’éviter que le compte de campagne ne soit présenté en déficit. La perception éventuelle de frais par le prestataire ne peut intervenir qu’après ce versement, et non au moment des paiements effectués par les donateurs, ce qui inhabituel pour ces opérateurs, dont le modèle économique consiste précisément à percevoir des frais au cours de l’opération et non seulement à la fin.
Ces raisons font partie de celles pour lesquelles, lors de la publication de l’article à l’AJDA précité, les deux auteurs faisaient valoir leur scepticisme à l’égard du dispositif adopté.
Ces difficultés ont par la suite conduit à attentisme de la part des acteurs. En l’absence de pratique consolidée et de recul suffisant quant aux contrôles et décisions de la CNCCFP, certains candidats et partis hésitent encore à recourir à ce dispositif alors même qu’ils en ont été demandeurs, d’autres pensent qu’il faudrait faire évoluer les textes vers davantage de souplesse. En tout état de cause, l’élan du financement participatif citoyen électoral qu’on pouvait espérer n’a pas eu lieu dans la pratique.
Ce scepticisme a enfin été confirmé par le Conseil d’Etat qui vient de rendre une nouvelle solution qui pourrait bien déverrouiller le crowdfunding électoral.
Le Conseil d’Etat au secours du crowdfunding électoral
Dans un arrêt du 8 décembre 2022 Association de financement du parti Reconquête ! (n°463624), le Conseil d’Etat s’est positionné sur la question et sa décision pourrait relancer, en partie, le crowdfunding électoral.
En l’espèce, l’association de financement du parti Reconquête ! demandait au Conseil d’Etat d’annuler pour excès de pouvoir la décision implicite du Premier ministre rejetant sa demande tendant à l’abrogation du 5° de l’article 11-3 du décret n° 90-606 du 9 juillet 1990 dans sa rédaction issue du décret n° 2020-1397 du 17 novembre 2020 qui prévoit que le montant des fonds perçus par le biais d’un prestataire de service de paiement est versé intégralement et sans délai sur le compte de dépôt ouvert par le mandataire financier et que la perception éventuelle de frais par le prestataire ne peut intervenir qu’après ce versement. Reconquête souhaitait utiliser le PSP Stripe.
Le Conseil d’Etat a jugé sur ce point que « cette dernière exigence, qui a pour effet d’empêcher concrètement le recours aux prestataires de service de paiement qui ne sont pas des établissements bancaires, compte tenu de ce que sont en pratique leurs propres conditions de fonctionnement, ne peut, par elle-même et eu égard aux autres dispositions de l’article 11-3 du décret du 9 juillet 1990, en particulier celles figurant aux 2° et 3° de cet article, être regardée comme étant nécessaire pour garantir la traçabilité des opérations financières et assurer le respect des dispositions de l’article 11-4 de la loi du 11 mars 1988. Dès lors, l’association requérante est fondée à soutenir qu’en l’édictant le Premier ministre a méconnu l’article 11-1 de la loi du 11 mars 1988 ».
Pour le rapporteur public, concernant la justificatif de cette règle, « le problème rencontré est moins celui d’une impossibilité d’assurer la traçabilité que celle d’une moins grande commodité des opérations de contrôle par la CNCCFP des montants déclarés. Lorsque le montant brut est déclaré aussi celui qui est versé sur le compte de dépôt, il est certes plus facile de procéder à un contrôle de cohérence avec les flux d’opérations sur ce compte. Avec des versements nets de commissions, la même opération suppose de prendre en compte le montant de ces dernières, qui n’est pas aisé à reconstituer dès lors que les PSP en font varier le mode de calcul (selon le cas, forfaitaire, proportionnel ou dégressif) selon des paramètres contingents comme le volume des transactions. Mais malaisé ne veut pas dire impossible : le mandataire, ou l’association de financement, qui est client du PSP, doit être en mesure d’en obtenir les modalités de calcul des commissions et de les faire connaître à la CNCCFP ». Autrement dit, si réaliser l’opération de contrôle avec un paiement ex ante sera plus difficile, elle n’en reste pas moins possible. Or, une plus grande commodité pour les organismes de contrôle ne saurait justifier une interdiction non conforme à la volonté du législateur.
Cela signifie que le Conseil d’Etat a jugé que l’exigence d’une rémunération seulement ex post posée par le décret de 2020, contraire au modèle économique du crowdfunding, était disproportionnée au regard des objectifs posés par le législateur et empêchait concrètement de recourir au dispositif pourtant souhaité par le législateur, confirmant les intuitions de l’article précité.
Au final, le Conseil d’Etat a estimé que l’association requérante était fondée à demander l’annulation du refus opposé par le Premier ministre à sa demande d’abrogation des dispositions du 5° de l’article 11-3 du décret du 9 juillet 1990 et, considérant que cette annulation impliquait nécessairement que la Première ministre modifie ces dispositions, il lui a enjoint d’y procéder dans un délai de six mois à compter de la notification de la présente décision.
Par cette décision, le Conseil d’Etat pourrait ainsi lever un obstacle à l’émergence du crowdfunding électoral en France. Certes, il n’est pas certain que toutes les difficultés soient levées, dans la mesure où le texte français réserve encore le crowdfunding aux PSP (et écarte les IFP simples), mais il n’en demeure pas moins que le phénomène se trouve un peu plus ouvert qu’auparavant, et qu’il faut s’en réjouir. Une bonne nouvelle pour les partis politiques et les candidats, et pour la démocratie en général !
Conclusion : joyeux Noël !
Si les choses évoluent dans la bonne direction, il faudra donc attendre encore un peu pour que les candidats et les partis politiques puissent bénéficier de leurs cadeaux de Noël, le temps que le Premier ministre prenne un nouveau décret pour assouplir le dispositif…
En revanche, il y a des personnes pour qui Noël va arriver très vite, le résultat étant très différent selon qu’elles ont été sages ou pas… Ce sont les candidats à l’élection présidentielle. En effet, la CNCCFP rendra ses décisions relatives aux comptes de campagne à l’élection présidentielle au plus tard le… 24 décembre.
Joyeux Noël !
Pour sa part, le blog du droit électoral sera en congés pendant cette période, mais ne manquera pas de revenir sur ces éléments en début d’année prochaine.
Dans l’attente, qu’il me soit permis de vous souhaiter, très chers lecteurs et lectrices, un très joyeux Noël et d’excellentes fêtes de fin d’année !