« Faut -il financer la démocratie participative initiée par les citoyens ? Comment ? Pour quel projet ? », demandent les organisateurs de la conférence de consensus des « Pas sans nous ». Comme nous l’avons vu dans l’article précédent consacré à l’expérience de l’institutionnalisation de l’interpellation nationale, une telle option présente un risque car l’analyse du droit enseigne que l’institutionnalisation du droit d’interpellation peut conduire à sa capture par la démocratie représentative ainsi qu’à l’organisation de son inefficacité. Ce résultat se retrouve malheureusement concernant le droit de pétition local.
La constitutionnalisation du droit de pétition local
Au niveau local, l’institutionnalisation de l’interpellation citoyenne s’est faite à un niveau particulièrement élevé, puisqu’elle s’est réalisée au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, le niveau constitutionnel. En effet, par la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003, le pouvoir constituant a voulu développer la démocratie locale en créant un nouvel article 72-1 de la Constitution en vertu duquel (al.1) « La loi fixe les conditions dans lesquelles les électeurs de chaque collectivité territoriale peuvent, par l’exercice du droit de pétition, demander l’inscription à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante de cette collectivité d’une question relevant de sa compétence » ; (al. 2) Dans les conditions prévues par la loi organique, les projets de délibération ou d’acte relevant de la compétence d’une collectivité territoriale peuvent, à son initiative, être soumis, par la voie du référendum, à la décision des électeurs de cette collectivité ; (al. 3) Lorsqu’il est envisagé de créer une collectivité territoriale dotée d’un statut particulier ou de modifier son organisation, il peut être décidé par la loi de consulter les électeurs inscrits dans les collectivités intéressées. La modification des limites des collectivités territoriales peut également donner lieu à la consultation des électeurs dans les conditions prévues par la loi ».
Si les deux derniers dispositifs ne relèvent pas a proprement parler du droit d’interpellation dans la mesure où c’est la collectivité territoriale qui décide ou non de les mettre en oeuvre, c’est le cas du premier qui consacre un véritable droit de pétition et donc un droit d’interpellation.
Ainsi que le relève Elsa Forey (Elsa Forey, Le droit de pétition aux assemblées délibérantes des collectivités territoriales, RDP 2005, p. 151. – ici au centre) cette disposition s’inscrit dans une volonté politique d’accompagner la décentralisation d’un renforcement de la démocratie directe à l’échelon local : « En instaurant des mécanismes de participation directe des citoyens à la vie locale dans une loi constitutionnelle consacrée à « l’organisation décentralisée de la République », le constituant établit pour la première fois un lien entre décentralisation et démocratie directe locale ou démocratie participative. Si le principe de libre administration des collectivités territoriales par des conseils élus est réaffirmé par l’article 72 de la Constitution, la consécration constitutionnelle du droit de pétition et du référendum décisionnel à l’échelon des collectivités territoriales traduit une volonté politique de donner la parole aux citoyens autrement que par la seule voie de l’élection locale. »
Problématique : ajout d’un droit public ou restriction d’un droit naturel ?
Les électeurs de chaque collectivité territoriale peuvent faire une pétition pour demander l’inscrire d’une question précise à l’ordre du jour du conseil municipal. Cependant, il s’agit seulement de la faculté de « demander » et non la faculté d »obtenir », ce qui restreint considérablement la portée de ce droit. Alors qu’il était prévu dans le projet gouvernemental, le droit d’obtenir l’inscription obligatoire à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante de la collectivité territoriale a été écarté à l’initiative du Sénat, en raison de la crainte qu’il ne soit utilisé par des groupes de pression minoritaires pour bloquer l’action des élus. On notera par ailleurs que l’article prévoit que c’est à la loi de fixer les conditions de mise en oeuvre de ce droit… loi qui n’est jamais intervenue, on y reviendra.
Ainsi, on retrouve concernant la pétition locale l’ambiguïté philosophique et juridique que nous avions relevée à propos de la pétition nationale. Certes, l’institutionnalisation du droit de pétition peut avoir un avantage et un objectif : s’assurer d’un relais effectif de l’interpellation par les institutions publiques par un dispositif juridique précis et contraignant. Mais institutionnaliser le droit de pétition présente parallèlement un risque : celui de venir le limiter par des procédures qui légitimeraient le refus des institutions publiques de le prendre en considération, et amputer ainsi les citoyens d’un de leurs droits fondamentaux. Car l’institutionnalisation de ce droit suppose nécessairement l’intervention législative de la démocratie représentative, or celle-ci tend à résister contre le développement de tels dispositifs. Or c’est exactement ce qu’il est produit en 2003.
La capture de la démocratie participative par la démocratie représentative peut être constatée dès les travaux parlementaires dans le cadre de la révision constitutionnelle de 2003. Ils font apparaître clairement une volonté politique d’encadrer cette initiative populaire pour qu’elle ne puisse être utilisée comme un moyen de bloquer le fonctionnement normal des pouvoirs publics locaux – c’est à dire du conseil municipal. Selon la commission des lois du Sénat : « L’automaticité de l’inscription à l’ordre du jour pourrait paralyser le bon fonctionnement de ces conseils composés de représentants du peuple élus au suffrage universel » en permettant que « des groupes de pression non représentatifs, par une tactique de harcèlement, puissent maîtriser l’ordre du jour des assemblées délibérantes locales et paralyser leurs délibérations ». Autrement dit, la reconnaissance d’un droit d’obtenir l’inscription de la pétition à l’ordre du jour irait à l’encontre de la démocratie représentative car une minorité d’électeurs mécontents pourraient imposer leurs vues sur l’ordre du jour à des assemblées issues du suffrage universel direct. On retrouve donc la fiction du suffrage universel comme justification de la limitation de la démocratie d’interpellation.
Ainsi, dès le départ, cette réglementation de la pétition locale entraîne dans la pratique une restriction du droit de pétition. Notamment, le droit de pétition est réservé aux seuls électeurs, soit aux nationaux en âge de voter, ce qui exclut immédiatement les étrangers. Or, ainsi que l’a relevé Elsa Forey une nouvelle fois (article précité), il s’agit là d’une rupture par rapport à la tradition française qui au contraire faisait de la pétition l’arme des plus faibles par rapport aux plus forts : ainsi de Robespierre qui pouvait dire que le droit de pétition est un « droit imprescriptible de tout homme en société. Les Français en jouissaient avant que vous fussiez assemblés ; les despotes les plus absolus n’ont jamais contesté formellement ce droit à ceux qu’ils appelaient leurs sujets. Plus un homme est faible et malheureux, plus il a le droit de pétition… ; c’est le droit imprescriptible de tout être intelligent et sensible » (discours du 11 mai 1791), conception qui fut celle finalement retenue par une loi des 10-18-22 mai 1791 reconnaissant le droit de pétition à « tout individu ».
Ainsi que nous l’avions relevé précédemment, une telle position pose problème car elle a pour effet, non pas d’ajouter un droit public, mais de retrancher un droit naturel. Yves Luchaire a ainsi pu écrire : « Le droit de pétition est toujours ouvert sans texte : qui peut empêcher quelqu’un de demander quelque chose à un autre ? La pétition est d’un usage courant dans toutes les formes d’organisation de notre société ». Elle est utilisée « pour toute forme de revendication dans la vie politique, dans l’entreprise, à l’occasion du fonctionnement des services publics entre autres ». Aussi, « L’organisation d’un droit de pétition n’est utile que si, sous certaines conditions le cas échéant, cette demande collective débouche obligatoirement sur une prise en compte de son objet ». Or, le droit garanti par l’article 72-1, alinéa 1er, se limite à une demande d’inscription de la pétition à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante d’une collectivité territoriale. « Cette disposition, loin d’ajouter, retranche » disait-il, et l’évolution du droit positif lui a donné raison.
Par ailleurs, en effet, les dispositifs mis en place sur le plan constitutionnel ont été mal accompagnés juridiquement de sorte que le droit positif ne permet pas de mettre en oeuvre concrètement, ou en tout cas de façon sécurisée aujourd’hui, le droit de pétition local. Pour les développements qui suivent, nous nous basons notamment sur les travaux de M. Raul Magni-Berton et de Mmes Mangin, Morio et Schafferle réalisés pour la mairie de Grenoble (inédit). Qu’ils en soient remerciés.
Le législateur contre le droit de pétition local
Tout d’abord, même si cela peut paraître à peine croyable, à ce jour, la loi prévue par l’article 72-1 de la Constitution n’a pas été adoptée, bloquant ainsi sa mise en oeuvre.
La réponse apportée à ce manque législatif par le gouvernement évident peut surprendre. En effet, dans une réponse ministérielle du 1er mars 2011 (question n° 92180 de la 13ème législature du 1er mars 2011), le gouvernement a estimé qu’une telle loi n’avait pas à être adoptée car elle existerait en réalité déjà… en se fondant toutefois sur un article du CGCT qui concernait une autre procédure. La question était la suivante : « M. Pierre Morel-A-L’Huissier attire l’attention de M. le ministre de l’intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales sur l’application du premier alinéa de l’article 72-1 de notre Constitution. Cet alinéa, voté en 2003, prévoit qu’une loi explicitera les conditions d’application de la pétition locale. Or aucune loi n’a été votée en ce sens pour l’instant. Il souhaiterait savoir si un projet est en cours pour combler ce manque législatif ».
La réponse a été la suivante : « Antérieurement à la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 précitée, la loi n° 95-115 du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement du territoire avait posé le principe de l’initiative populaire en permettant au cinquième des électeurs inscrits sur les listes électorales de demander au conseil municipal ou à l’organe délibérant d’un établissement public de coopération intercommunale d’organiser une consultation sur une opération d’aménagement relevant de sa compétence. À la suite de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, l’article 122 de la loi du 13 août 2004 n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales a inséré dans le code général des collectivités territoriales (CGCT) un article L. 1112-16 qui confirme le principe initié par les dispositions de la loi du 4 février 1995 et en étend la portée. L’article L. 1112-16 du CGCT prévoit en effet qu’un cinquième des électeurs inscrits sur les listes électorales d’une commune et, dans les autres collectivités territoriales, un dixième des électeurs, peuvent demander à ce que soit inscrite à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante de la collectivité l’organisation d’une consultation sur toute affaire relevant de la décision de cette assemblée, un électeur ne pouvant signer qu’une seule demande par an. Les conditions d’application de la pétition locale sont donc d’ores et déjà encadrées. ».
Le gouvernement a donc considéré que la procédure prévue à l’article L. 1112-16 CGCT (le droit de demander au conseil municipal l’organisation d’une consultation) dont les conditions de mise en oeuvre sont très strictes (1 cinquième des électeurs pour une commune), pouvait faire office de loi d’application du droit de pétition simple prévu par l’article 72-1 de la Constitution. Théoriquement, il serait donc possible de mettre en oeuvre l’article 72-1… mais force est de constater que cela n’est pas effectif aujourd’hui et qu’il n’est même pas certain que les juges suivraient une telle position.
Les juges contre le droit de pétition local
En effet, la jurisprudence actuelle est sévère vis-à-vis de la possibilité de mettre en oeuvre de façon effective le droit de pétition locale.
Dans un premier temps, la jurisprudence du TA de Paris a semblé admettre la possibilité de mettre en place une interpellation citoyenne dans deux jugements du 11 février 2011 Préfet d’Ile de France (n° 1014363 et n° 1014364) à condition toutefois qu’elle soit non obligatoire, en dehors de la procédure prévue par l’article 72-1.
Lors des élections municipales, le maire de Paris, Bertrand Delanoë, avait fait du développement de la démocratie participative un des axes de sa campagne électorale et avait promis d’instaurer un droit de pétition pour tous les Parisiens. Par un arrêté en date du 11 mars 2010, il avait institué une commission parisienne du débat public, chargée : « de le conseiller sur l’opportunité et l’organisation des débats publics, de rendre des avis sur les méthodes et formes envisagées d’interpellation de la population, de tenir à jour un cadre d’ensemble du débat public à Paris et de ses modes d’évaluation, de vérifier, dans le cadre du droit d’interpellation offert aux Parisiens, que l’objet des pétitions entre dans le champ de compétences de la collectivité et que le seuil des 3 % du nombre d’habitants majeurs parisiens est atteint, et, une fois ces conditions réunies, pouvoir proposer au maire l’inscription du sujet à l’ordre du jour d’un conseil de Paris, ainsi que d’établir un rapport d’activité ». Par ailleurs le droit de pétition se trouvait ouvert au delà des électeurs et visait les habitants majeurs parisiens.
Cet arrêté a fait l’objet d’un déféré préfectoral. Le préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris, soutenait que le droit d’interpellation mis en œuvre par le maire de Paris constitue en réalité un véritable droit de pétition, dont le principe a été posé par le premier alinéa de l’article 72-1 de la Constitution. Il soutenait parallèlement que le maire de Paris n’était pas compétent pour mettre en œuvre cette disposition constitutionnelle, laquelle renvoie à une loi, qui n’a pas encore été adoptée.
Il n’a pas été suivi par le TA, qui a considéré que la procédure ainsi mise en place n’était pas la même procédure que celle prévue par l’article 72-1 de la Constitution : « Considérant toutefois que l’article 72-1 de la Constitution, tel qu’éclairé par les travaux parlementaires, vise à permettre aux électeurs de demander directement aux assemblées locales, par l’exercice du droit de pétition, de débattre sur l’intérêt ou l’opportunité d’inscrire une question à leur ordre du jour ; que, compte tenu des conditions particulières de saisine des organes délibérants et de fixation de leur ordre du jour, que prévoit cette disposition constitutionnelle, l’arrêté attaqué du 11 mars 2010, qui ne tend qu’à permettre au maire de Paris de recueillir, auprès d’une commission constituée à cet effet, un simple avis consultatif sur des pétitions émanant d’un nombre significatif d’habitants majeurs de la commune, avant de décider de leur inscription éventuelle à l’ordre du jour du conseil de Paris, siégeant en formation de conseil municipal, n’a pas le même objet, ni la même portée ». Dans la mesure où la procédure passait par le filtre d’une commission, elle ne fut pas considérée par le juge comme étant la même procédure. Par ailleurs, le juge a estimé que cette procédure d’interpellation ne méconnaissait en rien les compétences du maire car elle était purement consultative et n’avait aucun impact obligatoire sur la fixation de l’ordre du jour « Considérant toutefois qu’ainsi qu’il a été dit, l’arrêté attaqué permet au maire de Paris de recueillir, à titre purement consultatif, l’avis d’une commission parisienne du débat public sur l’éventuelle inscription à l’ordre du jour du conseil de Paris des pétitions qui lui sont présentées par 3 % des habitants majeurs parisiens ; qu’il n’a ni pour objet ni pour effet de priver le maire de Paris de la possibilité d’inscrire à l’ordre du jour dudit conseil toute question faisant l’objet d’une pétition qui lui est soumise, quels que soient le nombre, la qualité, et le lieu de résidence de ses signataires ; qu’il ne contraint pas davantage le maire de Paris à inscrire une question à l’ordre du jour, quand bien même celle-ci ferait l’objet d’une pétition signée par 3 % des habitants majeurs parisiens (…) qu’ainsi, dès lors que l’arrêté attaqué ne porte aucune restriction à la liberté d’expression et à la compétence discrétionnaire du maire de Paris dans la détermination de l’ordre du jour du conseil de Paris, le moyen tiré de l’incompétence du maire de Paris doit être écarté « . C’est pour cette raison qu’à Paris, aujourd’hui, il est possible de signer des pétitions locales avec un seuil de 5000 signatures.
Cependant, la jurisprudence postérieure est revenue sur cette position dans deux arrêts de Cour administrative d’appel.
Dans un arrêt de la CAA Lyon du 24 avril 2012 n° 12LY00203, Préfet de la région Rhône Alpes, la procédure permettant une pétition locale a été annulée. Ici, une délibération prévoyait que des personnes majeures, résidant en Rhône-Alpes depuis un an, et dont le nombre devait être au moins égal à un pour cent des électeurs inscrits sur les listes électorales, pouvaient demander au président du conseil régional d’inscrire à l’ordre du jour d’une réunion du conseil régional un rapport relatif à toute affaire relevant de la décision dudit conseil. La Cour a considéré ici qu’en réservant ce droit de pétition aux personnes résidant dans la région depuis un an, et non aux électeurs de cette région, la délibération, qui excédait les pouvoirs du conseil régional, méconnaissait les dispositions précitées de l’article 72-1 de la Constitution et de l’article L. 1112-16 du code général des collectivités territoriales. Autre point intéressant, la Cour a jugé que « la collectivité ne peut utilement invoquer à son profit l’existence d’un droit d’initiative citoyenne et de pétition qui lui permettrait d’enfreindre lesdites dispositions constitutionnelles et législatives » ce qui revient à nier explicitement l’existence d’un droit d’interpellation en dehors des procédures prévues par la Constitution et la loi.
Cette position a été confirmée de façon plus nette encore par un arrêt de la CAA de Versailles du 6 novembre 2014, n°13VE03124, Département de l’Essonne. Dans cette affaire était en cause la volonté du département de l’Essonne de mettre en place un droit d’interpellation populaire par le biais de plusieurs délibérations, qui avait modifié son règlement intérieur à cette fin. Il avait instauré le droit, pour dix mille habitants au moins originaires de quinze cantons essonniens différents, de demander, sous la forme d’une pétition, l’inscription d’un sujet à l’ordre du jour de l’assemblée départementale.
L’enjeu pour le département ici était d’étendre la possibilité d’interpellation aux non-électeurs, autrement dit aux étrangers n’ayant pas le droit de vote. Il considérait que le droit d’interpellation populaire ne pouvait se confondre ni avec le droit de pétition visé à l’article 72-1 de la Constitution, ni avec la faculté prévue à l’article L. 1112-16 du code général des collectivités territoriales relative à la question de la consultation.
Cependant, ce n’est pas ce qu’a jugé la CAA. Elle a en estimé qu’en mettant en place ce mécanisme, le département avait mis en place un droit de pétition : « que, par son objet et ses modalités, ce droit qui vise à permettre, sur initiative populaire, de demander l’inscription d’une question à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante de la collectivité sans que cette inscription soit de droit, ne peut être regardé comme un droit différent du droit de pétition institué par l’article 72-1 précité de la Constitution, contrairement à ce que soutient le département ». Le dispositif mis en place correspondait donc au droit de pétition prévu par l’article 72-1 de la Constitution. Or, les modalités prévues n’étaient pas légales et violaient l’article 72 de la Constitution selon lequel les collectivités territoriales s’administrent librement dans les limites prévues par la loi et aussi l’article 72-1 qui fait référence à une loi d’application: « en adoptant les délibérations litigieuses, qui ont notamment pour effet d’étendre ce droit à des habitants non électeurs, le département de l’Essonne a méconnu les articles précités de la Constitution qui réservent au législateur le droit d’intervenir dans cette matière ». Donc les modalités doivent être prévues par le législateur lui-même et non par les collectivités territoriales et être conformes à la Constitution.
Plus intéressant encore, la CAA s’est fondée sur la Constitution pour écarter explicitement l’invocation de la liberté d’expression protégée par les textes internationaux. Le juge note en toute logique que « si l’article 55 de la Constitution dispose que : » les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie « , la suprématie ainsi conférée aux engagements internationaux ne s’applique pas, dans l’ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle ; que le DEPARTEMENT DE L’ESSONNE ne saurait, dès lors, utilement soutenir que les dispositions constitutionnelles précitées, méconnues par les délibérations du 22 octobre 2012 ainsi qu’il résulte de ce qui précède, seraient contraires aux articles 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et 10-1 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne en tant qu’elles limitent le droit de pétition et donc d’expression aux seuls électeurs ; ». Autrement dit, en encadrant le droit d’interpellation par la Constitution, le Constituant a rendu impossible, en raison de l’application du principe de la hiérarchie des normes, le fait de se prévaloir du principe de la liberté d’opinion et d’expression garanti par le droit international pour dépasser les conditions prévues par l’article 72-1.
On peut noter ici que le juge aurait pu raisonner différemment, en considérant que l’argument était inopérant car l’article 72-1 ne limite pas l’interpellation privée mais seulement l’interpellation publique. Cependant le fait que cela n’ait pas été du tout soulevé montre bien la confusion possible entre les différentes notions, et permet ainsi de légitimer les refus de certaines collectivités territoriales.
Ainsi, en dehors de l’hypothèse non vérifiée de l’utilisation de l’article 1112-16 CGCT pour mettre en oeuvre l’article 72-1, on peut considérer qu’il n’existe pas de droit d’interpellation effectif aujourd’hui en France en raison même de l’inertie du système juridique.
Des pratiques qui se développent malgré tout
Le constat fait à propos de l’échec du droit de pétition national peut donc être fait à propos du droit de pétition local, et de façon peut-être plus spectaculaire encore. Dans cette hypothèse, il n’a pas seulement été mis en place à des conditions très strictes par le système juridique, le système juridique a organisé lui-même, par sa propre inertie, l’impossibilité de le consacrer, faisant même obstacle à sa mise en oeuvre libérale
Dès lors, même si l’on accepte le risque de l’institutionnalisation, il s’agit d’être particulièrement vigilant sur sa mise en oeuvre. De ce point de vue, plutôt que de vouloir consacrer un nouveau droit d’interpellation, il faudrait sans doute chercher à rendre effectif ceux qui existent déjà en réinvestissant le champ législatif.
On peut signaler ici qu’un projet de loi de développement des solidarités territoriales et de la démocratie locale avait prévu de rendre plus effectif le droit de pétition en modifiant l’article L. 1112-16 CGCT pour celui-ci dispose : « « Dans les communes de moins de 3 500 habitants, un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales et, dans les communes de 3 500 habitants et plus ainsi que dans les autres collectivités territoriales, un vingtième des électeurs, peuvent demander à ce que soit inscrit à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante de la collectivité un projet de délibération ou l’organisation d’une consultation sur toute affaire relevant de la décision de cette assemblée. Lorsque la pétition est recevable, l’exécutif de la collectivité en fait rapport à la plus prochaine séance de l’organe délibérant. ». Cependant ce texte n’a jamais été discuté et la récente loi NOTRE du 7 août 2015 n’a pas mis en oeuvre un tel dispositif. Il serait temps de relancer ce projet.
Pourtant, des pratiques se développent un peu partout sur le territoire. La faisabilité ou non de l’interpellation dépend donc aujourd’hui semble-t-il du bon-vouloir du préfet dans la mise en œuvre du contrôle de légalité. Mais cette situation n’est pas à la hauteur des enjeux, non seulement dans le développement de ces pratiques de démocratie délibérative, mais aussi dans l’appréhension des questions que celle-ci pose.
C’est parce que le tribunal administratif de Paris l’a accepté que la mairie de Paris a pu consolider son système d’interpellation citoyenne. Après avoir abaissé en 2011 le seuil de signatures à 1% des parisiens majeurs soit 18000 personnes (délibération 2011 V. 127, Vœu relatif à la Charte parisienne de la participation), le seuil a été abaissé à 5000 personnes en 2014 (2014 V. 15 Vœu relatif à la démocratie locale et à la participation citoyenne). C’est ainsi qu’à Paris il existe un système de pétition en ligne permettant, par l’intermédiaire d’un site dédié, la saisine du conseil de Paris dès lors que le seuil de 5000 signatures de parisiens majeurs est franchi dans une période d’un an. Cependant le dispositif parisien ne fonctionne pas bien : alors qu’en 2010 les pétitions les plus signées atteignaient 1000 signatures environ (pétition contre le cirque d’animaux à Paris déposée en 2010) la plupart n’atteignaient que quelques signatures tandis que sur le nouveau site de la mairie, la situation est pire encore, puisqu’il n’en existe tout simplement aucune au 3 octobre 2015 (https://petition.paris.fr) !
Un autre exemple intéressant est le droit d’interpellation mis en place par le département d’Ille et Vilaine depuis le printemps 2013. Ce dispositif permet à 5 000 habitants majeurs du département, sans condition de nationalité, issus de 10 cantons différents et à la condition que qu’il n’y ait pas plus du quart des signatures qui vienne du même canton, d’interpeller l’assemblée départementale par voie manuscrite ou par le biais d’un site internet dédié mis en place par le département (http://interpellation.ille-et-vilaine.fr), sur une question relevant de sa compétence (délibération du conseil général du 9 novembre 2011, délibération du conseil général du 20 décembre 2012). Ce dispositif fut concomitant aux mécanismes créés par la région Rhône-Alpes et le département de l’Essonne, et pourtant il n’a pas été remis en cause : l’explication se trouve tout simplement dans l’absence de réaction de l’autorité préfectorale. Cependant c’est un échec : il n’y a que trois interpellations qui ont été déposées, toutes ont expirées sans atteindre le seuil de signatures. La seule réunissant un score honorable était liée au mariage entre personnes de même sexe (organisation d’un débat public sur l’adoption aux couples de même sexe avec 413 signataires), tandis que les deux autres n’obtinrent que des scores parfaitement anecdotiques (préserver la famille avec 6 signataires et décentralisation et réforme des collectivités territoriales bretonnes avec 66 signataires).
Mais le mécanisme se développe au-delà. Ainsi, la région Ile de France a elle aussi mis en place son système d’interpellation, appelé droit d’interpellation populaire (DIP) : ce dernier permet aux habitants franciliens de plus de 16 ans d’interpeller, sous la forme de pétitions, les conseillères et les conseillers régionaux sur un sujet qui relève des compétences exercées par la Région. La pétition doit réunir au moins 50.000 habitants dans un délai d’un an. Cependant, l’inscription à l’ordre du jour de l’assemblée ne revêt pas de caractère obligatoire, elle dépend de l’engagement et de la volonté politique du président du conseil régional (Région Ile de France, règlement d’utilisation du service du droit d’interpellation populaire). Cela n’empêche pas le dispositif d’être contraire à l’article 72-1, en tant qu’il ouvre cette initiative à des personnes qui ne présentent pas la qualité d’électeurs. Mais de la même manière, il ne semble pas avoir été déféré. Mais là non plus cela ne fonctionne pas : la pétition sur l’abandon du projet Eco-port Seine Aval sur les communes de Triel-sur-Seine et Carrières-sous-Poissy, expirée, n’a réuni que 73 signatures, la pétition sur l’extension de Roland Garros par couverture périphérique et A13 afin de préserver les serres d’Auteuil n’a réuni que 13 signatures et celle sur le retard des travaux d’aménagement de la Coulée Verte du Sud parisien n’en a récolté… aucune.
Conclusion
Ainsi, dans tous les cas, la discussion sur la création d’un droit d’interpellation ou d’un fonds d’interpellation ne pourra pas, au risque de se faire hors sol ou de passer à côté de son sujet, faire l’économie de recommencer la réflexion sur l’encadrement législatif effectif du droit de pétition local. Il s’agit même d’une priorité absolue, car il n’y aura de tout façon rien à financer si le droit d’interpellation n’existe pas.
Romain Rambaud