Par une décision de principe n° 2022-3 RIP du 25 octobre 2022 rendue dans le cadre de la procédure de référendum d’initiative partagée, le Conseil constitutionnel vient de se prononcer pour la première fois explicitement sur un débat constitutionnel courant depuis plusieurs années, à savoir la question de savoir si les lois fiscales font ou non partie du champ du référendum au sens de l’article 11 de la Constitution. A cette question, le Conseil constitutionnel apporte une réponse plus nuancée que ne pourrait le laisser penser une lecture trop rapide de la décision.
La proposition de loi référendaire dont il était question ici, issue d’une initiative ayant reçu le soutien de 242 députés et sénateurs (il en faut 185), avait pour objet la création d’une contribution additionnelle sur les bénéfices exceptionnels des grandes entreprises. Comme le note le Conseil constitutionnel dans son très riche commentaire, après la proposition de loi visant à affirmer le caractère de service public national de l’exploitation des aérodromes de Paris (procédure qui échoua devant le recueil des signatures, v. sur ce sujet un article du blog du droit électoral consacré à cette question) et celle de programmation pour garantir un accès universel à un service public hospitalier de qualité (qui fut jugée a priori non conforme à la Constitution), il s’agissait ainsi de la troisième initiative mettant en œuvre la procédure dite du référendum d’initiative partagée (RIP), instituée par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008.
Si le point n’apparaît pas explicitement dans le corps même de la décision, la question principale était de savoir ici si les lois fiscales entrent ou non dans le champ de l’article 11 de la Constitution. Le Conseil constitutionnel adopte une réponse nuancée, considérant que » en instituant une « contribution additionnelle sur les bénéfices exceptionnels des grandes entreprises », cette proposition de loi a exclusivement [nous soulignons] pour objet d’augmenter, à compter de son entrée en vigueur et jusqu’au 31 décembre 2025, l’imposition de la fraction des bénéfices supérieurs à 1,25 fois la moyenne des résultats imposables au titre des exercices 2017, 2018 et 2019 des sociétés dont le chiffre d’affaires est supérieur à 750 millions d’euros. Elle a ainsi pour seul effet d’abonder [nous soulignons] le budget de l’État par l’instauration jusqu’au 31 décembre 2025 d’une mesure qui se borne [nous soulignons] à augmenter le niveau de l’imposition existante des bénéfices de certaines sociétés. Elle ne porte donc pas, au sens de l’article 11 de la Constitution, sur une réforme relative à la politique économique de la nation ».
De cette formule, il faut déduire que si les projets et propositions de lois qui se bornent à de pures modifications fiscales sont exclues du référendum, des propositions de lois même fiscales plus larges pourraient en faire l’objet dès lors qu’elles répondent à la qualification de réforme relative à la politique économique de la Nation: cette dernière catégorie pourraient même concerner des lois exclusivement fiscales, à condition que leur portée leur permettre d’entrer dans cette catégorie. C’est une solution intéressante, parce qu’ouverte, qui est ainsi proposée par le Conseil constitutionnel.
L’interprétation des débats parlementaires sur l’article 11 par le Conseil constitutionnel : la prévalence de la notion de réforme relative à la politique économique de la Nation
C’est à un véritable exercice de pédagogie que se livre le Conseil constitutionnel pour justifier sa position dans son commentaire. L’étude des débats constitutionnels montre ainsi selon lui que la question n’a pas été si tranchée que cela.
Le Conseil constitutionnel, dans son commentaire, note que, dans la rédaction originelle de la Constitution, le premier alinéa de son article 11 n’autorisait l’organisation d’un référendum que sur les projets de loi « portant sur l’organisation des pouvoirs publics, comportant approbation d’un accord de Communauté ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions ». La loi constitutionnelle du 4 août 1995 a étendu son champ aux projets de loi portant « sur des réformes relatives à la politique économique ou sociale de la nation et aux services publics qui y concourent », avant que la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 y ajoute les réformes relatives à la politique « environnementale ».
Or la question des lois fiscales n’est pas si claire dans les travaux parlementaires. Si ceux-ci, d’après le Conseil constitutionnel, « font clairement apparaître que les lois de finances sont exclues du champ de l’article 11 de la Constitution, ils n’apportent en revanche pas de réponse explicite à la question, soulevée par la proposition de loi objet de la décision commentée, de savoir si des dispositions fiscales peuvent relever du champ de cet article ».
C’est plutôt sur la notion de « réforme » que le Conseil constitutionnel va porter son attention : « Il en ressort seulement, au travers des débats ayant conduit à remplacer les termes « orientations générales », jugés trop indéterminés, par ceux de « réformes relatives à », que le constituant a considéré que le champ de cet article devait porter sur « des questions capitales et stratégiques ». La notion de « réforme » a ainsi été conçue comme renvoyant à des projets législatifs d’une certaine ampleur, porteurs de changements importants pour les citoyens appelés à participer à la consultation référendaire, quel que soit le domaine – économique ou social – couvert ». Les débats parlementaires de 2008 sont considérés comme allant dans le même sens.
La proposition de loi portant création d’une contribution additionnelle sur les bénéfices exceptionnels des grandes entreprises : une loi fiscale ne présentant pas la caractéristique de réforme relative à la politique économique de la Nation
C’est alors parce que la réforme envisagée se borne à une question de fiscalité sans présenter le caractère de véritable « réforme relative à la politique économique de la Nation » que le Conseil constitutionnel censure, ainsi que le montre le considérant précité, et non parce qu’il s’agit d’une question fiscale en tant que telle.
Le Conseil constitutionnel adopte ainsi une réponse nuancée, considérant que » en instituant une « contribution additionnelle sur les bénéfices exceptionnels des grandes entreprises », cette proposition de loi a exclusivement [nous soulignons] pour objet d’augmenter, à compter de son entrée en vigueur et jusqu’au 31 décembre 2025, l’imposition de la fraction des bénéfices supérieurs à 1,25 fois la moyenne des résultats imposables au titre des exercices 2017, 2018 et 2019 des sociétés dont le chiffre d’affaires est supérieur à 750 millions d’euros. Elle a ainsi pour seul effet d’abonder [nous soulignons] le budget de l’État par l’instauration jusqu’au 31 décembre 2025 d’une mesure qui se borne [nous soulignons] à augmenter le niveau de l’imposition existante des bénéfices de certaines sociétés. Elle ne porte donc pas, au sens de l’article 11 de la Constitution, sur une réforme relative à la politique économique de la nation ».
La fin du commentaire du Conseil constitutionnel le confirme :
« Le Conseil constitutionnel s’est ainsi directement fondé, pour apprécier l’objet de la proposition de loi examinée, sur les critères qui ressortent des termes mêmes de l’article 11 de la Constitution. D’une part, le Conseil a relevé, selon une formulation proche de celle de sa décision n° 2000-1 LP du 27 janvier 2000 précitée, que, en dépit des objectifs que pouvaient lui assigner les auteurs de la proposition de loi dans son exposé des motifs, cette dernière n’avait pour seul effet que d’abonder le budget de l’État. Elle n’emportait aucun effet sur les objectifs traditionnels de la politique économique. D’autre part, le Conseil a considéré que cette proposition de loi ne constituait pas une « réforme » au sens de l’article 11 de la Constitution, c’est-à-dire une modification suffisamment importante de la structure de la fiscalité ».
Les lois fiscales voire même « exclusivement » fiscales pourraient donc, sous conditions, faire partie du champ du référendum de l’article 11
En se positionnant de cette manière, le Conseil constitutionnel adopte une position originale qui ne se range pas tout à fait à certains avis, dans les textes (notamment de la part du Conseil d’Etat) ou une partie de la doctrine (comme on a pu le voir au moment du débat sur l’organisation d’un référendum à propos de l’ISF ; v. sur ce point un article ancien de l’ancien blog du droit électoral ; v. par ailleurs pour cette position G. Carcassonne, M. Guillaume, La Constitution, 2019, Seuil, p. 98) qui excluaient la fiscalité du champ du référendum.
Sur ce point, la position la plus ferme, la récente et quelque part la plus autorisée, était celle du Conseil d’Etat. Dans son avis du 20 juin 2019 sur ce projet de projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique déposé le 29 août 2019 sur le bureau de l’Assemblée nationale, le Conseil d’État avait affirmé que « la législation fiscale ne relève pas du champ des réformes relatives à la politique économique » de l’article 11 de la Constitution. La position paraissait donc fermement établie. Il précisait également : « Si la législation fiscale ne relève pas du champ des réformes relatives à la politique économique ou sociale qui sont déjà dans le champ de l’article 11 de la Constitution, son inclusion dans le périmètre des questions de société pourrait prêter à discussion », ce à quoi l’exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique déposé le 29 août 2019 sur le bureau de l’Assemblée nationale, qui proposait d’étendre le champ de l’article 11 de la Constitution aux domaines relatifs à l’organisation des pouvoirs publics territoriaux ainsi qu’aux questions de société, répondait ainsi que « les « questions de société » n’incluent pas les matières fiscale et pénale, qui, eu égard à leur nature particulière et à notre tradition constitutionnelle, resteront ainsi du ressort de la démocratie représentative ». Cette position était partagée par une partie de la doctrine.
C’était aussi la position du Gouvernement. Ce dernier considérait ainsi que la proposition de loi n’entrait pas dans le champ de l’article 11 de la Constitution au motif notamment que la mention expresse dans les débats parlementaires de ce que la loi de finances ne se prêterait pas à la procédure référendaire devait être lue comme excluant la législation fiscale du champ de cet article, dans la mesure où ces lois « constituent, en pratique, le vecteur privilégié des réformes fiscales ».
Mais ce n’est donc pas la position du Conseil constitutionnel à ce stade.
Au contraire, on en déduit a contrario qu’une loi de réforme comportant des aspects fiscaux voire une loi strictement fiscale mettant en œuvre une réforme pourrait entrer dans le champ de l’article 11.
Le commentaire se termine même en indiquant de façon explicite que « Sans exclure qu’une proposition de loi ayant un objet exclusivement fiscal puisse constituer une réforme relative à la politique économique [nous soulignons], le Conseil a ainsi déduit de ces deux éléments que la proposition de loi déférée ne constituait pas, au sens de l’article 11 de la Constitution, une « réforme relative à la politique économique … de la nation ».
Bien entendu, la question reste de savoir, et elle peut être politiquement et juridiquement discutée, à partir de quand une telle loi fiscale pourrait devenir une « réforme » au sens de l’article 11. Mais cette décision constitue un premier pas et elle sera par la suite enrichie.
Conclusion : une position équilibrée du Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel, en adoptant cette solution intéressante, nous semble adopter une position équilibrée. Refusant que le référendum puisse servir de support trop pratique à des propositions peut-être trop faciles, elle ne refuse pas le référendum pour les questions fiscales mais exige que ces dernières soient prises au sérieux et s’insèrent dans une logique de réforme globale d’une importance suffisante pour faire l’objet de la Souveraineté Nationalité.
Ce faisant, le Conseil constitutionnel respecte à double titre la Souveraineté Nationale qui appartient au Peuple au sens de l’article 3 de la Constitution : elle autorise ce dernier à se saisir de la fiscalité, qui est effectivement une question qui ne doit pas devoir échapper au Peuple, mais exige en même temps que les conditions de sa décision présentent un niveau d’exigence suffisant. Une position mature qui pourra prospérer dans l’avenir et dont il faudra regarder de près les prolongements.
En tout état de cause, c’est une avancée en ce que le domaine fiscal n’est plus exclu du référendum, alors que jusque là c’était plutôt l’idée… Il faut savoir s’en réjouir.
Romain Rambaud