[Bienvenue à un nouvel auteur sur le blog du droit électoral, François Marani, qui réalise une thèse à Nantes sur le suffrage et qui nous fait l’honneur de publier sur le blog du droit électoral un article fort intéressant sur le rejet par le Conseil d’Etat du recours dirigé contre le décret de convocation des électeurs pour les élections régionales, arrêt qui se révèle plus riche du point de vue des principes qu’on ne pouvait s’y attendre au départ. Merci à lui pour cette très belle analyse !]
A propos des décisions CE Ord., 2 octobre 2015, MM. C… et D… et autres, n°393489, 393621, 393658, 393725 et CE, 27 octobre 2015, M. H… et autres, n°393026, 393488, 393622, 393659, 393724
Malgré l’évocation de dispositions peu ambigües de la Charte européenne de l’autonomie locale susceptibles d’annuler le décret convoquant les électeurs pour les élections régionales des 6 et 13 décembre prochains en tant qu’il fait l’application d’une loi inconventionnelle, le Conseil d’État rejette les demandes de suspension et d’annulation de ce décret. Une limite nouvelle à l’effet direct des conventions internationales semble posée à cette occasion.
- Un suspens, pas une suspension
Des recours de particuliers et d’associations autonomistes s’étant déjà engagées contre le projet de création d’une nouvelle collectivité territoriale unique (la Collectivité territoriale d’Alsace) par le référendum du 7 avril 2013, ont été formés en vue de suspendre et annuler le décret n° 2015-939 du 30 juillet 2015 portant convocation des collèges électoraux pour procéder à l’élection des conseillers régionaux, des conseillers à l’Assemblée de Corse, des conseillers à l’Assemblée de Guyane et des conseillers à l’Assemblée de Martinique, conseillers chargés d’administrer les nouvelles régions établies par la loi n° 2015-29 du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral. De la même façon le décret n° 2015-969 du 31 juillet 2015 modifiant le décret n° 60-516 du 2 juin 1960 portant harmonisation des circonscriptions administratives faisait également l’objet de demandes de suspension et l’annulation. Le référé-suspension étant formé le 14 septembre et l’échange de mémoires des requérants et du gouvernement s’étant déroulé jusqu’au 29 de ce même mois, il restait environ deux mois au juge administratif pour statuer tant sur la demande de suspension que sur le recours au fond avant que ces demandes des requérants ne devienne sans objet, et donc irrecevable, par la tenue du scrutin litigieux (CE, 28 janvier 1994, M. Spada, n°148596, 150024, 150286, 150650).
Si la condition d’urgence pouvait intuitivement semblée remplie, particulièrement au regard des critères classiques d’appréciation de l’urgence en matière de référé-suspension posées par l’article L.521-1 du code de justice administrative, précisées par l’ordonnance CE Section, 19 janvier 2001, Confédération nationale des radios libres, n°228815 et dont les principaux termes sont rappelées par le juge dans son ordonnance (cons. 3), le juge des référés appréciera de façon très circonstanciée cette urgence, notamment au regard de l’état d’avancement de l’instruction des requêtes au fond, tendant à l’annulation du décret. En ce sens, le mémoire introductif d’instance du recours pour excès de pouvoir d’un des requérants ayant été déposé le 27 août et enrichi depuis par d’autres arguments auxquels se sont joints d’autres requérants, il est apparu que l’instruction de la requête au fond était suffisamment avancée pour s’assurer d’une décision sur la demande d’annulation avant la tenue du premier tour de scrutin, le 6 décembre. Faisant une application poussée de sa décision CE Ord., 08 mars 2001, Commission de contrôle des mutuelles et institutions de prévoyance, n° 230507 lui permettant de prendre en compte l’état d’avancement de l’instruction du recours au fond pour statuer sur le critère d’urgence du référé-suspension, le Conseil d’État pourra donc affirmer dans son ordonnance du 2 octobre que « pour justifier de l’urgence, les requérants font valoir que les élections en vue desquelles a été pris le décret contesté du 30 juillet 2015 doivent se dérouler les 6 et 13 décembre prochains, les candidatures devant être déposées entre le 2 et le 9 novembre, et que le décret du 31 juillet 2015 entrera en vigueur le 1er janvier 2016 ; que toutefois, compte tenu de l’avancement de l’instruction de leurs requêtes tendant à l’annulation de ces décrets, il apparaît que le Conseil d’Etat, statuant au contentieux, sera en mesure de se prononcer au fond sur ces requêtes à brève échéance, avant la plus prochaine de ces dates ; que, dans ces conditions, la condition d’urgence à laquelle est subordonnée l’intervention du juge des référés ne peut être regardée comme remplie ; » (cons.4).
Si l’appréciation du critère de l’urgence apparait conforme à sa jurisprudence antérieure, l’absence de toute appréciation quant au critère du doute sérieux quant à la légalité du décret de convocation des électeurs au regard de certaines dispositions de la Charte européenne de l’autonomie locale aura laissé planer un doute entier mais nécessairement court, sur la solution qui sera apportée au fond. Il convenait donc que le Conseil d’État se prononce très rapidement. C’est donc moins de trois semaines plus tard que le Conseil d’État rendra sa décision sur le fond.
- Des élections qui auront finalement lieu
Adoptée dans le cadre du Conseil de l’Europe, la Charte européenne de l’autonomie locale semble être un instrument juridique récent de la décentralisation française. Signée par la France le 15 octobre 1985 mais dont l’autorisation de ratification n’a été adoptée par le législateur que le 11 juillet 2006 pour une ratification définitive le 5 mai 2007, le Conseil d’État avait pu tant dans ses avis à l’attention du gouvernement préalables à sa ratification que dans ses premières décisions contentieuses marquer une prudence à voir la liberté d’action du législateur et du gouvernement contrainte par une convention internationale.
Les requérants contestaient ainsi la légalité des décrets, tant celui du 30 juillet convoquant les électeurs devant dans le cadre des conseils régionaux administrant les régions nouvellement délimitées, que celui du 31 juillet fixant les circonscriptions, dont le nombre passait de 27 à 13, en tant qu’ils étaient fondés sur des dispositions législatives (les articles 1er, 7 et 10 de la loi du 16 janvier 2015) violant les engagement souscrits par l’État français dans les articles 4-3 et 5 de la Charte européenne de l’autonomie locale. Ces articles de la loi du 16 janvier 2015 fixaient ainsi la liste des nouvelles régions succédant aux anciennes, modifiant de façon pérenne l’article L. 4111-1 du Code général des collectivités territoriales, l’article 7 définissant le cadre juridique dans lequel s’exerceront les compétences des conseils régionaux à partir du 1er janvier prochain, l’article 10 enfin fixant la base juridique des opérations électorales de ce mois de décembre repoussant également la date prévue des élections régionales. Si ces nouvelles régions avaient pu donner lieu à des manifestations de partisans d’un « découpage » différent ou de l’absence de toute nouvelle limitation, la procédure d’adoption du projet de loi avait pu, en vertu de l’article 39 ali 2 in fine de la Constitution, commencer devant le Sénat puis suivre son cours ordinaire, sans qu’une procédure organisant la concertation des collectivités concernées et du législateur ne trouve à s’appliquer. Pourtant, la ratification de la Charte de l’autonomie locale apparait poser une difficulté juridique importante, dont les dispositions pourraient apparaître contraignantes au législateur quant à l’élaboration de la « carte » des nouvelles régions et, par contrecoup, à la convocation des électeurs pour le mois prochain.
De cette façon c’est par l’application des critères de sa décision CE Ass., 11 avril 2012, GISTI et FAPIL, n°322326 que le Conseil d’État va pouvoir déterminer l’effet direct des dispositions de la Charte au bénéfice des requérants avant d’en faire, éventuellement, le contrôle de la compatibilité avec les articles 1er, 7 et 10 de la loi du 16 janvier 2015. Nous l’avons dit la Charte fut conclue dans le cadre du Conseil de l’Europe et le Cour de justice de l’Union européenne ne bénéficie donc pas de l’exclusivité de la compétence d’interprétation par le mécanisme du renvoi préjudiciel, charge au Conseil d’État de déterminer si les articles 4-3 et 5 de la Charte européenne de l’autonomie locale doivent « être reconnue d’effet direct par le juge administratif lorsque, eu égard à l’intention exprimée des parties et à l’économie générale du traité invoqué, ainsi qu’à son contenu et à ses termes, elle n’a pas pour objet exclusif de régir les relations entre Etats et ne requiert l’intervention d’aucun acte complémentaire pour produire des effets à l’égard des particuliers ; que l’absence de tels effets ne saurait être déduite de la seule circonstance que la stipulation désigne les Etats parties comme sujets de l’obligation qu’elle définit » (GISTI et FAPIL ; cons. 5 de notre décision).
Ainsi l’examen des deux dispositions de la Charte dont le bénéfice était invoqué par les requérants décevront ceux qui souhaitaient voir dans celle-ci le moyen de contraindre le législateur à mieux prendre en compte les collectivités territoriales par l’intermédiaire du droit international. Si le 3ème point de l’article 4 de la Charte, intitulé « Portée de l’autonomie locale », vise à donner une consistance aux compétences des collectivités en affirmant que « L’exercice des responsabilités publiques doit, de façon générale, incomber, de préférence, aux autorités les plus proches des citoyens. L’attribution d’une responsabilité à une autre autorité doit tenir compte de l’ampleur et de la nature de la tâche et des exigences d’efficacité et d’économie » il apparait difficile de déduire de cette seule affirmation la réunion des conditions cumulatives posées par la décision GISTI et FAPIL. Si l’intention exprimée par la partie française peut ressortir avec netteté de l’article 1er de la Charte (« Les Parties s’engagent à se considérer comme liées par les articles suivants de la manière et dans la mesure prescrites par l’article 12 de cette Charte. ») et par sa déclaration interprétative déposée à l’occasion de sa ratification selon laquelle « la République française se considère liée par tous les paragraphes de la partie I de la Charte [auxquels appartiennent les dispositions invoquées] », la réunion des autres critères permettant d’établir cet effet direct pourrait faire l’objet d’un débat. En effet, l’examen rapide de ce moyen des requérant n’est pas retenu. Au surplus et sans doute pour que sa décision n’apparaisse pas contestable, le Conseil ajoute « qu’au demeurant, le principe qu’elles énoncent ne peut être utilement invoqué par les requérants dès lors que la loi du 16 janvier 2015 n’a pas pour objet ou pour effet un transfert de compétences entre collectivités territoriales de niveaux différents », réduisant la portée de la contestation à une quasi-inopérance. S’engageant sans que cela soit nécessaire sur le champ de l’article 4-3 de la Charte, celui-ci pourrait, et cela devra être explicitement confirmé par une future décision sur un autre litige, n’avoir qu’un champ d’application limité aux seules normes nationales ayant « pour objet ou pour effet un transfert de compétences entre collectivités territoriales de niveaux différents ».
- Des élections devant avoir lieu… mais à quel prix ?
La seconde disposition de la Charte invoquée par les requérants, son article 5, a quant à elle, un objet plus clairement défini par son titre : « Protection des limites territoriales des collectivités locales », sous-entendues comme protection à l’égard des décisions centralisatrices de l’État. Cet article dispose ainsi que « Pour toute modification des limites territoriales locales, les collectivités locales concernées doivent être consultées préalablement, éventuellement par voie de référendum là où la loi le permet ». L’apport de la décision du Conseil d’État se situe ici, comme l’indique son « fichage ». En effet, alors qu’un examen des critères de la décision GISTI et FAPIL précités aurait pu aboutir à reconnaître l’effet direct de l’article 5 de la Charte, le Conseil d’État ajoutera « que si, en vertu des dispositions de l’article 55 de la Constitution, le juge devant lequel un acte administratif est contesté au motif que les dispositions législatives dont il fait application sont contraires à une norme juridique contenue dans un traité ou un accord régulièrement introduit dans l’ordre juridique interne est habilité à écarter l’application de celle-ci, il ne peut être utilement saisi d’un moyen tiré de ce que la procédure d’adoption de la loi n’aurait pas été conforme aux stipulations d’un tel traité ou accord » impliquant que « le moyen tiré de ce que la loi du 16 janvier 2015 fixant la nouvelle délimitation des régions aurait été adoptée en méconnaissance des stipulations de l’article 5 de la Charte européenne de l’autonomie locale imposant la consultation préalable des collectivités locales ne peut qu’être écarté ; » (cons. 7 de notre décision).
En limitant l’invocabilité de l’ensemble des engagements internationaux aux seules contrariétés déterminées par le contenu d’une loi et non par les modalités de son adoption le Conseil d’État refuse d’examiner le moyen des requérants mais approfondi également la définition de son contrôle d’un acte administratif dont est excipé que la loi dont il se fait l’application serait inconventionnelle. Sans préciser si cette limitation de l’examen de la conventionnalité de la loi ne concerne que les seuls traités dont le monopole de l’interprétation n’est pas confié à la Cour de Justice de l’Union européenne ou si cette limitation les concerne également, le Conseil d’État préserve l’entière compétence du législateur dans la détermination des limites des collectivités territoriales. En ajoutant cette condition à sa décision GISTI et FAPIL, le Conseil d’État n’apporte pas de réponse sur le fond. Pourtant l’ajout du dernier considérant de sa décision, là encore non-nécessaire, ne doit pas faire douter de la compétence pleine et entière du législateur à déterminer les limites des collectivités territoriales et le régime électoral de leurs assemblées au terme des articles L .4221-1 ali 1er du Code général des collectivités territoriales et 34 de la Constitution. Ainsi en ajoutant un huitième et dernier considérant, le Conseil d’État refuse de laisser penser que c’est davantage la solution qui aurait pu être apportée qui a déterminé la solution.
En effet si au terme de son examen, le Conseil d’État avait dû établir que les critères déterminant l’effet direct de la Charte de l’autonomie locale étaient remplis, la juridiction administrative aurait pu avoir à déterminer la conventionnalité de la procédure d’adoption de la loi du 16 janvier 2015 au regard de cet article 5 de la Charte. Ainsi le Conseil aurait pu avoir à déterminer si les procédures répondant a priori à l’exigence de l’article 5 prévoyant la modification des limites des régions (articles L. 4221-1 et L. 4221-1-1 du Code général des collectivités territoriales et prévoyant une consultation des organes délibérants intéressés) ou leur fusion (article L. 4123-1 du même Code et seule procédure à l’occasion de laquelle un référendum est prévu) étaient exclusives de la compétence générale du législateur.
Et si, finalement, sans l’ajout très opportun de sa précision à sa jurisprudence GISTI et FAPIL, le Conseil d’État avait dû reconnaître l’inconventionnalité des décrets ? La solution prévisible d’une annulation de ces décrets guidant l’ajout d’un tempérament à sa jurisprudence ?
François Marani