La conférence de consensus des « Pas sans nous » des 4 et 5 septembre prochain s’inscrit donc, comme nous le disions hier, dans le contexte particulier de l’adoption de la loi Lamy de réforme de la ville (loi n°2014-173 du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine). Plus précisément, elle vise à rediscuter d’une problématique mise en avant dans le rapport de 2013 mais laissée de côté, à la différence des autres propositions, par la loi Lamy : la question de l’interpellation citoyenne.
En effet, cette question est pour les auteurs du rapport et organisateurs de la conférence de consensus une question centrale. Elle constitue même le socle théorique sur lequel se fonde toute la réflexion, qui justifie des propositions plus audacieuses, plus participatives encore, que les outils classiques, plus ou moins améliorés, de la politique de la ville. Autrement dit, la question doit encore être débattue tout simplement parce qu’il s’agit de la thèse. Cette thèse, c’est l’Empowerment, et c’est elle qui justifie la proposition la plus audacieuse mais la plus difficile : la création d’un fonds d’interpellation citoyenne dont les fonds seraient prélevés sur l’argent des partis politiques et les réserves parlementaires et qui serait géré par une autorité administrative indépendante.
La thèse de l’Empowerment
L’enjeu du rapport n’est pas seulement l’amélioration des dispositifs existants. Il vise au contraire à mettre en œuvre une autre logique, venue des Etats-Unis et portée précisément par Marie-Hélène Bacqué, professeur études urbaines et co-auteure du rapport de 2013, qui a écrit avec Carole Biewener un ouvrage : L’empowerment, une pratique émancipatrice ?, publié en 2013 par La Découverte. C’est de cet ouvrage que sont issus les développements qui suivent.
La notion d’Empowerment a fait son entrée en France dans les années 2000, « notamment sous la plume de chercheurs travaillant sur la participation », qui y voient un modèle-type de participation. Venue des États-Unis depuis les années 1990, mais apparue à partir des années 60 et 70 notamment dans les courants féministes, cette notion, difficilement traduisible en français, et dont la polysémie est forte en sciences sociales, comporte selon les auteures deux dimensions : celle du pouvoir et celle du processus d’apprentissage pour y accéder.
Les auteures distinguent trois modèles d’Empowerment. (1) Un modèle radical, de transformation complète de la société d’en bas, à partir des individus et des groupes. (2) Un modèle libéral ou social-libéral, qui articule la défense des libertés avec la promotion des politiques publiques, la cohésion sociale et la vie des communautés. (3) Une conception néo-libérale, visant à faire prendre aux individus d’en bas des décisions rationnelles dans le cadre d’une économie de marché, dans une logique d’entrepreneuriat de leur propre vie.
Dans ce cadre, si la notion d’Empowerment conduit dans chaque cas à des transformations importantes des structures de gouvernance, le sens et les objectifs peuvent être très différents selon les conceptions. Notamment, la place qu’occupe l’Etat peut faire l’objet d’interprétations fort différentes, même si l’Empowerment implique dans tous les cas une transformation importante du système de fonctionnement de l’État.
Dans une optique néo-libérale, certaines thèses, notamment américaines (Peter Berger et Richard Neuhaus, To Empower People. From State to Civil Society, publié en 1977), sont très critiques de la place de l’Etat dans la société et considèrent que l’Etat providence est finalement un obstacle à la prise de pouvoir de la base de la société ; l’analyse conduit alors à privilégier des structures intermédiaires, telles que le quartier, la famille, les églises, les associations de volontaires, à tel point que ce thème pût être repris par des élus républicains conservateurs. Dans une optique plus sociale-libérale, attachée au modèle de la « troisième voie » de la gauche sociale-libérale, l’État est moins critiqué et l’on cherche davantage à le moderniser pour intégrer la participation, dans le prolongement des politiques menées par Clinton à partir des années 1993 puis par Tony Blair au Royaume-Uni à partir de 1997, qui intègrent également l’importance des communautés. Cependant, une telle approche, caractérisée par le compromis, ne porte plus de projet de changement fondamental de la société.
En France, le concept d’Empowerment, de « pouvoir d’agir », a été introduit tardivement et cette notion reste très mal connue. Sans doute, cette difficulté à appréhender la notion vient-elle de spécificités nationales culturelles et notamment de la place de l’État. De ce point de vue, selon les auteures toujours, la politique de la ville des années 80 et 90 peut être considérée comme un « rendez-vous manqué ». Considérée au départ comme devant impulser un changement de société, elle deviendra vite imposée d’en haut et se transformera rapidement en un questionnement sur la modernisation de l’État au niveau national et au niveau local, dans le cadre de la gestion des politiques publiques. L’Empowerment se voit alors capturé par la figure de l’ « État animateur », selon la formule proposée par Jacques Donzelot, l’un des principaux idéologues de cette politique dans les années 1990. Par ailleurs, le modèle se voit circonscrit à la gestion des quartiers sensibles et voit ainsi sa portée politique et pratique très fortement diminuée. L’ensemble, laissant de côté la problématique pourtant fondamentale du partage du pouvoir.
Cependant, la problématique de l’Empowerment se développe désormais en France, au niveau national et dans les quartiers populaires. Son adoption progressive témoigne aussi d’une réaction vis-à-vis d’institutions bureaucratiques, trop hiérarchisées, fermées, élitistes, et de la volonté à l’inverse de valoriser les acteurs, parfois en faisant la promotion d’ une logique de communauté finalement assez proche du modèle américain. Mais on trouve là aussi des appréhensions différentes des projets que cette notion serait susceptible de porter selon les cas.
Les auteures terminent leur ouvrage, en conclusion, sur « Les conditions d’un retour à l’Empowerment comme outil de transformation sociale ». Leur proposition est de s’éloigner du modèle néo-libéral, fondé sur la rationalité économique, et de dépasser le compromis social-libéral qui ne porte plus de transformation de la société : « Selon nous, la prise en compte de la portée émancipatrice de l’Empowerment appelle à construire une critique de gauche du « trop » d’État ou du « mal » État, qui se distingue des arguments néolibéraux et socio-libéraux en ce que la démocratisation, la solidarité et la justice sociale prennent le pas sur la rationalité économique comme légitimité. L’Empowerment ne passe pas par la disparition de l’État social, mais il implique une transformation des relations entre les individus et les institutions, entre le collectif et les institutions ; ce qui nécessite de se confronter avec les pratiques de gouvernement et avec leurs contradictions ».
L’ensemble fait transformation de société : « Prenant place dans une chaîne d’équivalences à côté des notions de justice sociale, de solidarité sociale, de reconnaissance, d’émancipation, de démocratisation et de science citoyenne, l’Empowerment, comme pratique de l’émancipation, pourrait contribuer à faire émerger un projet de transformation sociale vers un « autre monde possible ».
L’Empowerment dans le rapport Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires
C’est cette thèse qui est portée par le rapport Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, le but étant d’aller au-delà des mécanismes classiques que l’on retrouve, même améliorés, dans la loi Lamy. Dès l’introduction (p. 13), il est indiqué la nécessité de réformer la politique de la ville, non en se contentant d’une boîte à outils (jurys citoyens, budgets participatifs, etc.), mais avec comme objectif de changer la matrice de la politique de ville avec une démarche d’Empowerment à la française, soit une démarche qui s’appuierait sur le pouvoir d’agir des citoyens, sur leur capacité d’interpellation et de création et qui permettrait de renouveler et de transformer les services publics et les institutions.
Certes, le contexte français est caractérisé par l’introduction progressive d’une injonction participative dans la loi, qu’il s’agisse du droit à l’information (loi sur l’administration territoriale de 1992), de la démocratisation de la procédure des enquêtes publiques, de l’obligation d’associer la population à toute action d’aménagement susceptible de modifier les conditions de vie des habitants (loi d’orientation sur la ville de 1991), l’élaboration des PLU (loi solidarité et renouvellement urbain de 2000), ou enfin la mise en place de dispositifs concrets tels que la procédure de débat public pour les grands projets ayant des incidences sur l’environnement (loi Barnier de 1995), les conseils de développement associant des membres de la société civile dans les pays et agglomérations (loi Voynet de 1999) ou les conseils de quartier dans les villes de plus de 80000 habitants (loi Vaillant de 2002). Mais il y a une très grande diversité et un flou conceptuel, juridique et technique, autour de la notion de participation et il faut lui donner une triple dimension, institutionnelle, d’interpellation et d’initiative.
La dynamique participative institutionnelle est celle qui est la plus reconnue : elle procède d’une offre institutionnelle comme, par exemple, les conseils de quartier ou les réunions publiques, et désormais les conseils citoyens. Cependant, « les expériences des conseils de quartier ont cependant montré qu’il ne suffit pas d’ouvrir des espaces institutionnels de participation pour qu’ils soient occupés et quand ces espaces sont investis, il arrive bien souvent que les plus précaires et les plus discriminés restent en dehors du jeu et même parfois que les décisions soient prises à leur encontre ». D’un autre côté, « les dynamiques citoyennes dans une logique d’interpellation ou d’initiatives collectives et/ou concrètes courent le risque de la marginalisation ou de la parcellisation, si elles n’embrayent pas sur des transformations institutionnelles ». Dépasser ces limites implique donc d’articuler ensemble participation institutionnelle et participation d’initiative.
Il existe donc selon les auteurs des points-clés de la politique d’Empowerment à la française, qui forment ensemble un véritable programme politique, dont certains sont en rupture avec certaines traditions bien ancrées : intensification des politiques publiques avec des politiques publiques co-élaborées et qui s’appuient sur des initiatives citoyennes, pouvoir d’agir des citoyens et reconnaissance des collectifs, amenant à dépasser la hantise française du communautarisme, droit de vote des populations étrangères aux élections locales comme véritable préalable pour parler de participation, mise en place du non-cumul des mandats pour élargir le système représentatif, prise en compte de la parole des précaires et des dominés, etc. Il faut pour cela se fonder sur les acteurs, y compris le community organising qui vise à fonder une logique de contre-pouvoir basée sur une alliance entre différents groupes.
On peut remarquer au passage que certaines de ces propositions ont objectivement été perçues avec méfiance par la loi Lamy, qui insiste notamment sur le fait que les conseils de quartier doivent respecter les principes de neutralité et de laïcité… cependant il y a là une question qui s’éloigne un peu de notre sujet.
D’après les auteurs du rapport, l’enjeu est d’encourager « l’autonomie de la société civile, grâce à des garanties procédurales, des moyens, en favorisant l’existence d’un réseau associatif et de collectifs mobilisés dans une perspective de changement social et d’émancipation ». L’un des enjeux fondamentaux est donc d’appuyer le développement du pouvoir d’agir ou autrement dit l’Enpowerment : si l’initiative citoyenne ne peut se décréter « du haut », la puissance publique peut, en revanche, la reconnaître et lui donner les moyens de se développer.
La proposition du rapport : donner les moyens de l’interpellation citoyenne
L’une des propositions phares du rapport est donc de donner les moyens de l’interpellation citoyenne. En effet, d’après leurs auteurs (p. 45), « si les discours sur la démocratie participative ont fleuri en France au cours des vingt dernières années, appelant au développement de nouvelles formes de participation des citoyens, seule la démocratie représentative reste financée, que ce soit sous forme du financement des partis politiques ou des représentants élus. La participation n’est financée que lorsqu’elle est initiée par les institutions. La proposition est d’inscrire véritablement un droit d’interpellation citoyenne comme une dimension à part entière du fonctionnement démocratique de la République, et pour cela de dégager les moyens humains et financiers favorisant sa mise en œuvre ».
Plus précisément encore, la proposition est celle de la création d’un fonds de dotation pour le droit d’interpellation citoyenne, alimenté par un prélèvement de 1% sur le financement public des partis politiques et de 10 % sur les réserves parlementaires, qui serait géré par une autorité administrative indépendante : « Ce fonds pourra financer toute initiative citoyenne contribuant au débat public sur des enjeux d’intérêt commun (et non sur la base de l’intérêt d’un groupe), posés à l’échelle locale, comme nationale. Il ne contribuera pas au financement de projets de services ou d’actions et d’animations sociales. L’objectif est de soutenir la prise de parole citoyenne pour sa contribution au débat démocratique, de permettre que se structure la parole de ceux qui ne l’ont pas, et d’ouvrir ainsi sur une construction conflictuelle de l’intérêt général. Ce financement sera constitué d’un prélèvement de 1% sur le financement public des partis politiques et de 10 % sur les réserves parlementaires. Les règles de fonctionnement de la Haute autorité en charge de le distribuer et de le contrôler seront élaborées après délibération d’une conférence de consensus. On peut imaginer qu’elle sera composée d’élus, de hauts fonctionnaires, de personnalités issues de la société civile et du monde de la recherche, et pour au moins un tiers de représentants associatifs. Elle sera placée sous contrôle parlementaire. Des critères clairs seront énoncés pour l’octroi de ce financement, comme : l’indépendance vis-à-vis des pouvoirs institutionnels (pas de subventions numéraires des collectivités locales, des organismes délégataire de service public et des ministères dépassant 15 % du budget) ; la non-représentation des collectivités locales et des partis politiques dans la gouvernance de la structure ; la non-participation aux élections politiques ».
Cette proposition a reçu un avis favorable de l’ »avis final » de la Conférence de citoyens, qui s’est réunie pour discuter du rapport selon une méthode délibérative proche de celle qui sera utilisée lors de la prochaine conférence de consensus, et que l’on trouve reproduit à la fin du rapport. Cette conférence a notamment procédé à une « priorisation » des propositions formulées par le rapport (p. 113) : la n°1 est de sécuriser le financement des associations, mais la création d’une autorité administrative indépendante en charge de la gestion d’un fonds de dotation pour la démocratie d’interpellation citoyenne est la proposition classée n° 5. Cet avis final considère cependant que certains points sont à améliorer, notamment en ce qu concerne l’organisation des instances et la répartition des représentants (les collèges gérant l’AAI devront connaître plus d’habitants et d’associations que d’élus et de professionnels, la présence et le pouvoir des élus et des professionnels dans l’AAI fait l’objet d’un débat entre les participants, il faudrait vulgariser le vocabulaire de l’AAI, etc.) et la précision des critères et projets portés (définir une grille avec 2 ou 3 critères et des indicateurs, préciser ce que l’on entend par « toute initiative citoyenne de nature collective et populaire », etc.)
C’est donc cette proposition qui sera discutée lors de la conférence de consensus. Dans ce cadre le rôle du juriste universitaire semble relativement clair : quid juris ?
Romain Rambaud