Alors qu’il a été établi au 28 juin, dans l’attente d’un deuxième avis du conseil scientifique, le second tour des élections municipales ne commence pas dans la plus grande sérénité. Incertitudes sur le plan sanitaire, doutes sur la possibilité qu’une campagne électorale suffisante permette aux candidats de contrebalancer l’avantage que la crise pourrait offrir aux sortants, craintes concernant l’abstention, les difficultés sont déjà très nombreuses. Alors que la France se situe dans une situation très spécifique, dans la mesure où elle est un des rares exemples dans le monde où une élection a été « coupée en deux » entre les deux tours (la plupart des autres Etats ayant soit repoussé soit maintenu leurs élections, sachant qu’il n’existe qu’un seul tour dans la plupart des pays ce qui explique en partie la situation française), il existe des enjeux lourds à terminer ce processus électoral, qu’ils soient démocratiques, économiques ou institutionnels. Certes, on peut regretter que ces élections présentent un caractère « dégradé », comme on a désormais coutume de le dire à propos du Covid-19. Mais le fait est que la France ne disposait pas d’un mécanisme juridique permettant de repousser ces élections sans l’adoption préalable d’une loi, à la différence d’autres pays (selon des modalités différentes, c’est le cas d’après la commission de Venise de la Croatie, de l’Italie, de l’Allemagne, de la Grèce, de la Pologne, de la Lituanie, de la République tchèque, de la Slovénie, de l’Espagne, de la Hongrie, de la Géorgie, de l’Albanie, du Canada et de la Corée du Sud). Le pouvoir exécutif aurait certes pu adopter un décret illégal qui aurait ensuite été peut-être sauvé par le juge administratif au nom de la théorie des « circonstances exceptionnelles ». Mais il aurait immanquablement été accusé de coup d’Etat.
Coincé au milieu du gué, le système politique ne doit pas se laisser emporter. Mais de nouvelles menaces planent sur lui depuis le 26 mai, alimentant une saga qui n’en finit plus. Pour éviter que celles-ci ne génèrent une nouvelle crise, il convient de se référer aux principes fondamentaux du droit électoral, qui permettent seuls, en cette période troublée, de garder la tête froide sur ce qu’il convient de faire.
On passera rapidement sur l’idée de créer un vote par correspondance. Si cette solution a été un succès incontestable pour lutter contre l’abstention en période de Covid-19 dans le canton de Genève en Suisse ou en Bavière en Allemagne par exemple, ce système de vote existe depuis longtemps dans ces pays. Il est maîtrisé par les administrations et dispose de la confiance des électeurs. Au contraire, en Pologne où il n’existait pas (sauf pour quelques personnes comme les personnes handicapées par exemple), il a failli être mis en place (certes de manière exclusive, et non en plus du vote présentiel comme ce serait le cas en France) avant que l’élection présidentielle ne soit reportée en catastrophe, entre autres parce que des soupçons forts pesaient sur la sincérité des opérations de vote au regard de cette réforme. Le principe de stabilité du droit électoral, standard international bien établi consacré par la France depuis une loi du 2 décembre 2019 qui doit entrer en vigueur, par un incroyable concours de circonstances, le 30 juin 2020, ne plaide pas pour la création d’un dispositif abandonné en France depuis 1975 sauf rares exceptions. Non pas parce qu’il pose problème en tant que tel, mais parce qu’on ne dispose pas de suffisamment de temps pour l’instituer, ce qui implique des risques d’erreurs et de fraudes qui feraient peser des soupçons sur la sincérité du vote. Si le Gouvernement décidait de le mettre en oeuvre, il prendrait donc un risque.
On s’attardera plus longuement sur le risque principal, venant de la transmission le 26 mai 2020, par le Conseil d’Etat au Conseil constitutionnel, d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’article 19 de la loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 du 23 mars 2020. Laurent Fabius l’avait demandé dans la presse et il a obtenu gain de cause, grâce à une application souple par le juge administratif des critères de soumission de ces questions au juge constitutionnel, ayant conduit à ce que ce dernier puisse se positionner à la fois sur la validité du premier tour et sur le report du second. Le Conseil constitutionnel n’avait pas été saisi a priori de la loi ordinaire par les pouvoirs publics, alors qu’il est obligatoirement saisi des lois organiques : en soi, il est problématique que le report du second tour se tienne dans une telle incertitude constitutionnelle et il n’est pas contestable que des questions nouvelles et sérieuses, notamment au regard du principe de sincérité du scrutin, sont posées. C’est donc une bonne chose que le Conseil constitutionnel se prononce. Mais les risques sont immenses. Le premier tour peut-il être intégralement annulé alors que le 28 mai, plus de 30.000 conseils municipaux, maires et adjoints auront été installés et élus ? Le report du second tour peut-il être remis en cause, alors que le décret de convocation des électeurs a été adopté le 27 mai pour une élection un mois plus tard, et que personne ne peut dire si les risques sanitaires seront moins grands (le conseil scientifique a au demeurant marqué sa préférence pour qu’il n’y ait qu’un seul tour, ce qui suppose selon la loi du 23 mars de le faire en juin, les deux tours devant sinon être réorganisés) et que l’abstention sera moins forte, à l’automne 2020, en janvier 2021, voire plus tard encore, chamboulant au passage tout le calendrier électoral ?
Sur ce point, les principes fondamentaux du droit électoral doivent servir de juste boussole. Tout d’abord, ceux du juge constitutionnel lui-même. Celui-ci a déjà accepté en 1973 le report d’une semaine d’une élection législative, à la Réunion, pour cause de cyclone. En matière électorale, et notamment en matière de report d’élections, il applique une jurisprudence constante d’autolimitation, considérant qu’il ne dispose pas d’un « pouvoir d’appréciation de la même nature que le Parlement », solution qu’il a appliquée pour les élections européennes de 2019 et qui devrait s’appliquer a fortiori en cas de circonstances exceptionnelles, qui supposent l’élaboration en urgence de solutions de sortie de crise de la part du Parlement. Le Conseil constitutionnel est soucieux du principe de proportionnalité, point sur lequel le Conseil d’Etat a déjà porté son attention dans son avis préalable à la loi d’urgence, considérant qu’un report de trois mois restait proportionné en cas de raisons impérieuses. Quant au principe d’égalité, il signifie aussi que des situations différentes peuvent être traitées de manière différente, et les communes où les élections ont été acquises à la majorité absolue dès le 1er tour ne sont pas dans la même situation que celles où cela n’a pas été le cas au regard du code électoral. Enfin, l’abstention n’est pas considérée comme un motif général d’annulation des élections, mais seulement comme un élément à prendre au compte au cas par cas.
Ensuite, il faut tenir compte des standards internationaux. Ceux-ci insistent de façon constante sur la nécessité de consulter les acteurs et de privilégier les solutions de consensus politique. Le principal atout de la France, dans cette crise, est d’avoir réussi à maintenir un quasi-consensus politique, d’abord par la loi du 23 mars 2020, puis par le choix de la date du 28 juin, qui récoltait la majorité des suffrages. Il faut absolument le préserver.
Romain Rambaud