Le Conseil constitutionnel pourrait-il constater l’inconstitutionnalité de la loi du 7 juillet 1977 relative à l’élection des représentants au Parlement européen, et ainsi remettre en cause les élections européennes organisées en mai 2019 en France ? La question est très sérieuse et sera posée demain au Conseil constitutionnel lors d’une audience publique.
Le renvoi de la QPC par le Conseil d’Etat : la constitutionnalité du seuil de 5% des suffrages exprimés pour être admis aux sièges
En effet, mardi matin 15/10/2019 aura lieu l’audience publique portant sur la question prioritaire de constitutionnalité (n°2019-811 QPC) dirigée contre l’article 3 de la loi de 1977, qui est l’article qui prévoit que seules les listes qui ont obtenu au moins 5% des suffrages exprimés sont admissibles à la répartition des sièges, éliminant de toute représentation les listes ayant obtenu un score inférieur en France. Cette QPC avait été formée notamment par la liste « animaliste », avec à sa tête l’avocate Hélène Thouy.
Elle a été jugée sérieuse par le Conseil d’Etat sans sa décision de renvoi du 31 juillet 2019 (n°431482), lequel a considéré que » les moyens tirés de ce que l’institution d’un seuil de 5 % des suffrages exprimés pour qu’une liste soit admise à la répartition des sièges au Parlement européen est susceptible de porter atteinte au principe d’expression pluraliste des opinions et de participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la nation, garanti par le troisième alinéa de l’article 4 de la Constitution, et au principe d’égalité devant le suffrage découlant de son article 3 soulèvent, eu égard à la nature des élections en cause, une question qui peut être regardée comme présentant un caractère sérieux ».
Plusieurs États prévoient un seuil mais le seuil de 5% renvoie à certains pays parmi les moins avancés du point de vue démocratique : il est fixé à 5 % en France, en Lituanie, en Pologne, en Slovaquie, en République tchèque, en Roumanie et en Hongrie, à 4 % en Autriche, en Italie et en Suède, à 3 % en Grèce et à 1,8 % à Chypre. Par deux décisions prises en 2011 et 2014, la Cour constitutionnelle allemande a statué que les seuils prévus (5 %, puis 3 %) étaient inconstitutionnels. Le Conseil constitutionnel pourrait-il prendre le même chemin ?
Cette assertion mérite quelques éclaircissements, car la question est effectivement très sérieuse. Auditionné à l’Assemblée Nationale, nous avions souligné auprès du rapporteur du texte ce risque d’inconstitutionnalité, que ce dernier avait pris en compte puisqu’il avait à l’époque proposé dans le débat parlementaire de baisser ce seuil à 3%, puis repris cet argument dans notre article à l’AJDA sur « la nouvelle élection européenne », publié en 2018 (AJDA 2018, p. 1670), argument repris dans notre ouvrage Le Droit des élections et des référendums politiques publié chez Lextenso/LGDJ. L’article publié à l’AJDA a même semble-t-il été utilisé par les saisissants pour renforcer leur argumentation.
La jurisprudence constitutionnelle : la conciliation entre le pluralisme, l’égalité du suffrage et la nécessité de constituer « des majorités stables et cohérentes«
Sur le plan juridique, la jurisprudence du Conseil constitutionnel a à plusieurs reprises accepté l’existence de seuils (et le seuil de 5%) à la fois sur le plan du pluralisme politique (désormais expressément consacré à l’article 4 de la Constitution) et de l’égalité du suffrage. Alors que le Conseil constitutionnel avait dans une jurisprudence de 1999 considéré qu’il ne devait exercer sur ce sujet qu’un contrôle restreint, validant les seuils retenus pour l’élection régionale (Cons. const., 14 janv. 1999, n° 98-407 DC), il est allé plus loin par la suite : dans une décision de 2003, il a posé le considérant de principe selon lequel « s’il est loisible au législateur, lorsqu’il fixe les règles électorales relatives aux conseils régionaux, d’introduire des mesures tendant à inciter au regroupement des listes en présence, en vue notamment de favoriser la constitution d’une majorité stable et cohérente, il ne peut le faire qu’en respectant le pluralisme des courants d’idées et d’opinions, lequel est un des fondements de la démocratie » et considéré que le seuil de 5 % des voix pour pouvoir fusionner la liste au deuxième tour est acceptable car il ne porte « atteinte par lui-même ni au pluralisme des courants d’idées et d’opinions, ni à l’égalité devant le suffrage, ni à la liberté des partis politiques » (Cons. const., 3 avr. 2003, n° 2003-468 DC). Il contrôle de manière plus générale les seuils d’accès et les règles de fusion de listes (Cons. const., 6 déc. 2007, n° 2007-559 DC).
Le principe de pluralisme produit cependant peu d’effets pour le moment car il existe un contre-principe constitutionnel le limitant, la possibilité pour le législateur « lorsqu’il fixe des règles électorales, d’arrêter des modalités tendant à favoriser la constitution d’une majorité stable et cohérente », qui justifie la mise en place de scrutins mixtes comme par exemple des primes majoritaires (Cons. const., 3 avr. 2003, n° 2003-468 DC). Il n’est cependant possible de tordre le pluralisme que dans une mesure proportionnée : le correctif ne doit pas affecter l’égalité entre électeurs ou candidats dans une mesure disproportionnée. Une prime majoritaire d’un tiers est de ce point de vue tout à fait acceptable ( Cons. const., 12 févr. 2004, n° 2004-490 DC.) Le Conseil constitutionnel a été conduit à analyser la constitutionnalité du mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours des élections législatives : il a estimé que le principe de constitution d’une majorité stable et cohérente peut justifier ce mode de scrutin, qui ne porte pas une atteinte disproportionnée à l’égalité entre candidats et au pluralisme (Cons. const., 7 août 2017, n°2017-4977 QPC/AN. V. R. Rambaud, R. Salas Rivera, « Le contentieux direct des élections législatives 2017 », AJDA 2018, p. 1314.).
Le problème avec le scrutin européen : le caractère inopérant de l’argument de constitution de majorités stables et cohérentes
Concernant le mode de scrutin européen, la difficulté sur ce point est que l’argument, le contre-principe constitutionnel justifiant une distorsion vis-à-vis du pluralisme politique et de l’égalité du suffrage, de la constitution de majorités stables et cohérentes, marche beaucoup moins bien.
Si on le comprend parfaitement concernant une assemblée locale élue à la proportionnelle (municipalités ou régions) ou pour une assemblée législative nationale (élections législatives), l’argument semble avoir peu de poids pour le Parlement européen. Peut-on en effet prétendre sérieusement que le mode de scrutin en France suffit à favoriser la constitution d’une majorité stable et cohérente concernant les 74 ou 79 (post-Brexit) députés européens élus en France, alors que le Parlement européen est composé de 751 eurodéputés (705 après le Brexit) ? Les déboires actuels que la France connait au niveau des nominations au Parlement européen montrent bien que non.
Et quand bien même on soutiendrait que c’est le cas, l’atteinte alors portée au principe d’égalité de suffrage et de pluralisme est-il proportionné à l’objectif poursuivi ? On peut considérer que non, car le contre-fondement semble bien fragile. La question en France n’est pas du tout théorique : si par exemple le seuil était à 3 % (qui est aussi le seuil dérogatoire du remboursement des dépenses électorales officielles et non-officielles), la liste de Debout la France et celle de génération.s auraient été admises à la répartition des sièges et auraient ainsi pu bénéficier d’eurodéputés.
En conclusion, au regard de la jurisprudence classique du Conseil constitutionnel, la question semble vraiment sérieuse.
Vers une annulation des élections européennes ?
Le Conseil constitutionnel pourrait-il ainsi considérer comme contraire à la Constitution l’article 3 de la loi de 1977 et entraîner ainsi la remise en cause des élections européennes, sans même devoir attendre la solution des recours actuellement pendants devant le Conseil d’Etat ? Cette solution serait un séisme politique.
On pourrait imaginer que le Conseil constitutionnel module les effets de sa décision dans le temps, mais on voit mal comment il pourrait le faire politiquement, expliquant que le mode de scrutin en France est inconstitutionnel mais que cela n’aura d’importance que dans 5 ans.
Quant à se contenter d’abroger la loi pour procéder à une autre répartition des sièges sur la base des résultats de mai 2019, on pourrait s’interroger sur le respect de la sincérité du scrutin puisque cela signifierait que des personnes ont fait des choix électoraux sur la base de règles finalement inconstitutionnelles… et auraient peut-être fait un choix différent en connaissance de cause. C’est bien l’ensemble de l’opération électorale qui pourrait se trouver viciée.
Reste donc à savoir ce que le Conseil constitutionnel décidera. Sur ce point, il trouvera sans doute un renfort dans le fait que droit de l’UE lui-même va dans le sens de la restriction : alors que la directive 2002/772 ne fixe aujourd’hui qu’un plafond à 5%, la directive 2018/994 du 13 juillet 2018 prévoit désormais aussi qu’un seuil de 2% peut être posé au minimum, cette nouvelle règle étant applicable aux prochaines élections européennes de 2024. Ceci ne suffira pas, mais pourrait donner une tendance au Conseil constitutionnel…
Conclusion
On le comprend, eu égard aux enjeux et à la difficulté de la question posée, le suspense s’avère véritablement insoutenable… et l’audience de mardi matin véritablement cruciale !
Pour ma part, je serai demain mardi au Conseil constitutionnel pour assister à cette audience, si vous voulez discuter de tout cela de vive voix. Au plaisir de vous voir !
Romain Rambaud