L’International institute for democracy and electoral assistance (IDEA), association intergouvernementale d’étude sur les questions électorales (dont la France ne fait hélas pas partie), publie depuis le début de la crise du Covid-19 des études sur l’impact du virus sur les élections. Elle a notamment établi une « global overview » très instructive des reports et maintiens d’élections dans le monde. Elle a aussi publié des papiers sous la plume notamment d’Antonio Spinelli, consacrés à l’exemple sud-coréen, sur lequel sous souhaitons revenir ici, dans le cadre de la construction de réflexions sur de potentielles élections à venir en France en période de Covid. La Corée du Sud correspond en effet à un modèle d’organisation d’élections réussie en pleine pandémie.
Aperçu des reports et maintiens d’élections dans le monde
Du 21 février au 30 avril 2020, au moins 52 Etats ou territoires ont décidé de reporter des élections nationales ou locales, dont au moins 17 ont décidé de reporter des élections nationales et des référendums. La liste complète, impressionnante donc, est disponible sur le site de l’IDEA. Ont ainsi été reportées des élections (nationales ou locales) en : Afrique du Sud, Tunisie, Nigeria, Zimbabwe, Gambie, Ethiopie, Kenya, Ouganda (Afrique), 15 élections primaires aux Etats-Unis, en Colombie, au Perou, Argentine, Canada, Bresil, Chili, Bolivie, Uruguay, Paraguay, Mexique, République dominicaine (Amérique), en Inde, au Pakistan, aux Maldives, en Syrie, en Iran, au Sri Lanka, en Indonésie (Asie), en Auriche, au Kosovo, en France (second tour des élections municipales), en République Tchèque, en Allemagne (élections locales), en Espagne (élections régionales), au Royaume-Uni, en Suisse (Europe), en Australie, aux îles Salomon, etc. (Océanie). La carte des élections reportées est la suivante (source : IDEA) :
En revanche, au moins 19 Etats ou territoires ont décidé de maintenir les élections telles qu’elles avaient été prévues, 9 d’entre eux ayant maintenu des élections nationales et des référendums. Par exemple, en mars eurent lieu des élections en Israël (2 mars 2020), en France (15 mars 2020), en Bavière (16 et 29 mars 2020), des élections primaires aux Etats-Unis (Arizona, Floride et Illinois), six élections partielles en Pologne (22 mars 2020), un référendum constitutionnel a même été organisé en Guinée (22 mars 2020), des élections parlementaires ont eu lieu au Cameroun (22 mars 2020), en Australie (29 mars 2020) au Mali (29 mars 2020), etc. En avril ont eu lieu le deuxième tour des élections municipales à Genève par voie postale seulement (4 April 2020), des élections primaires au Wisconsin (7 avril 2020), des élections au Mali (second tour le 19 avril), ainsi que les élections au Corée du Sud (15 avril 2020). La carte est la suivante (source : IDEA) :
Il faudra revenir, plus tard et plus longuement, sur cette étude comparative. On pourra simplement y noter qu’à ce stade, la France semble se singulariser par le fait qu’il n’y a pas beaucoup d’exemples, comme ce fut le cas pour les élections municipales, d’élections « coupées en deux » à cause du Covid : on trouve semble-t-il un autre exemple de cette situation seulement en Iran. Si le premier tour des élections législatives en Iran a eu lieu le 21 février 2020, le second tour qui devait avoir lieu le 17 avril 2020, a été reporté au 11 septembre 2020.
La comparaison n’est guère flatteuse, c’est certain, mais nous avons déjà expliqué dans notre blog la façon dont les événements nous avaient conduit jusque là : on se permettra cependant de redire que, si nous avions disposé d’une disposition d’urgence dans le code électoral permettant de repousser les élections en cas de crise, nous aurions sans doute pu le faire. Sur ce point, nous renvoyons à la proposition que nous avons faite dans notre article à l’AJDA sur le « Droit électoral et les circonstances exceptionnelles ».
Pour le moment, dans l’optique qui est celle de la ré-organisation d’élections municipales en juin ou en septembre suivant le rapport qui sera établi par le Gouvernement sur la base de l’avis du conseil scientifique (on ne commentera pas dans le présent article l’avant-projet qui a fuité dans la presse, lequel anticipe une des hypothèses de loi du 23 mars 2020), le présent article se contentera d’étudier le modèle sud-coréen, notamment pour savoir s’il est possible d’en tirer des enseignements pour la France.
Les élections du 15 avril 2020 en Corée du Sud : l’adaptation des opérations électorales
Un intéressant article d’Antonio Spinelli sur le site internet de l’IDEA permet d’avoir quelques idées sur l’organisation des élections en Corée du Sud. En effet, la Corée du Sud est l’un des seuls pays à avoir fait le choix de maintenir ses élections nationales en pleine pandémie, prévues le 15 avril 2020 pour l’élection des 300 membres de l’Assemblée Nationale (la Corée du Sud est un régime monocaméral). Une solution rendue possible évidemment tout d’abord par la maîtrise globale de la pandémie dans ce pays, sans comparaison avec la situation qui a prévalu en Europe. Mais plus précisément, quelles ont été les mesures prises dans le cadre de l’opération de vote elle-même ?
L’adoption de mesures exceptionnelles de vote : vote par anticipation et adaptation sanitaire des opérations électorales
Tout d’abord, la problématique sanitaire pendant ses élections a été prise à bras le corps par la Commission électorale nationale et des mesures exceptionnelles ont été adoptées. C’est le premier enseignement : l’application des opérations électorales classiques ne peut suffire. En France, il faudra faire le bilan des mesures qui ont été adoptées le 15 mars 2020 et qui sans soute, par endroits, n’ont pas été suffisantes. Il faudra donc peut-être, dans la loi repoussant les élections et/ou par la voie réglementaire, adopter des dispositions extraordinaires d’adaptation de nos opérations électorales, et ne pas se contenter d’aménager a minima les opérations électorales telles qu’elles existent. On reviendra sans doute sur ce point dans un prochain article.
Ensuite, la première mesure adoptée en Corée du Sud a été de favoriser le vote par anticipation. Cette mesure est en vigueur dans le droit coréen depuis 2013. Pour les élections du 15 avril, il fut ainsi possible de voter par anticipation les 10 et 11 avril dans 3500 bureaux de vote, parmi les 14330 qui existent en Corée du Sud. L’objectif était bien sûr de réduire le nombre de votants attendus le 15 avril. En France, le vote par anticipation n’existe pas… serait-il possible de le mettre en place en vue des élections de juin (ou de septembre) prochain ? Ce serait une solution possible, même si elle devrait donner lieu à des aménagements, et que cela poserait des questions constitutionnelles. Par ailleurs, le vote à distance par e-mail, normalement réservé à une certaine catégorie de population (personnes handicapées, prisonniers, etc.), a été élargi aux personnes hospitalisées et en quarantaine à cause du Covid et a pu avoir lieu fin mars, des bureaux de vote étant aussi installés dans les hôpitaux après. Sur ce point, on peut penser que la France ne serait pas prête pour mettre en place de tels dispositifs, et qu’il faudra privilégier le vote par procuration.
Enfin, ce sont bien sûr les opérations électorales en tant que telles qui ont été adaptées. Ces règles ressemblent finalement à celles qui ont été mises en place en France, à l’exception notable, histoire de ne pas enfoncer le clou, du port du masque obligatoire (et la vérification de la température). Ces mesures furent les suivantes :
- Port du masque obligatoire pour le vote, mais possibilité de demander de retirer le masque aux fins de vérification de l’identité
- Vérification systématique de la température avant d’accéder au bureau de vote : les personnes ayant une température supérieure à 37,5 degrés ou présentant des problèmes respiratoires furent redirigés vers des isoloirs spéciaux et/ou des bureaux de vote spéciaux avec des niveaux supérieurs de protection
- Distance de sécurité minimale de 1 mètre entre chaque votant, avec un marquage au sol
- Lavage de mains et port de gants obligatoire (fournis par le bureau de vote) avant de voter
- Nettoyage très régulier des outils de vote par les membres des bureaux, disposant également de masques et de gants
Garder la confiance du public : une communication renforcée
Afin de garder la confiance du public, la commission électorale coréenne a adopté une communication très forte et très transparente sur le déroulement des opérations électorales, marquée par la pédagogie.
Tout d’abord, la Corée du Sud s’est distinguée avec la publication d’un Code de conduite des électeurs, contenant de nombreux conseils détaillés sur le comportement à conserver pendant les opérations électorales. C’est donc la production d’un document pédagogique qui a été essentielle ici, à destination directe des électeurs, et non seulement des circulaires à destination des maires, qui a été décisive. Il faudrait s’inspirer de cet exemple en France, incontestablement, afin de redonner la confiance aux électeurs.
Ensuite, la commission électorale (on ne développera pas ici le fait qu’il existe en Corée du Sud une commission électorale, alors que la compétence reste au ministère de l’intérieur en France, c’est un autre sujet que l’on a déjà développé ici et que l’on re-développera encore et encore), a communiqué y compris sur sa propre chaîne de télévision ! Chaîne de télévision qui a expliqué et suivi les opérations électorales, y compris jusqu’aux opérations de dépouillement…
Le succès des élections en Corée du Sud
Cela n’est pas rassurant sur l’état de notre pays par rapport aux pays asiatiques, la Corée du Sud notamment ayant géré cette situation de bout en bout. Y compris sur le plan démocratique… car les élections ont été un succès.
Le premier succès de cette adaptation des opérations électorales fut la participation, qui fut bonne malgré la crise.
De ce point de vue, le parallèle avec la France ne peut qu’être fait… Tout d’abord, il faut souligner le succès du vote par anticipation, qui a convaincu un quart des électeurs. Ce vote par anticipation a donc très largement participé de la solution en Corée du Sud, puisque ce sont 12 millions d’électeurs qui se sont déplacés pour voter en avance, soit 25 % du corps électoral, alors que ce dispositif n’avait été utilisé que par 16 % des électeurs pour la même élection en 2016. 10 points de participation au moins ont donc été « préservés » par le vote par anticipation.
Ensuite, de manière plus générale, contrairement à la situation française, la participation a été massive en Corée du Sud pendant ces élections, puisque 66 % des électeurs (44 millions) ont participé à ces élections, soit paradoxalement le taux le plus élevé de participation depuis 1992 ! Pour Antonio Spinelli, il s’agissait aussi une manière de vaincre, au moins de manière symbolique, le Covid-19.
Enfin, on notera que ces élections furent aussi, à la fin, un succès pour le parti au pouvoir, le Parti démocratique de Corée, qui les remporta largement en obtenant la majorité absolue des sièges (et presque la majorité absolue des voix), le peuple coréen lui étant reconnaissant de la gestion de la crise. C’est même la crise qui, selon les observateurs, lui permis de gagner l’élection en entraînant un renversement de l’opinion publique en sa faveur, alors qu’il était jusque là empêtré dans des problèmes économiques et des scandales d’abus de pouvoir, le scrutin se transformant en véritable référendum sur sa gestion de la crise. De quoi faire rêver les gouvernants français…
Conclusion : quels enseignements pour la France ?
De ces différents éléments, on peut conclure par quelques enseignements pour la France. Ceux-ci seront développés dans les réflexions à venir sur l’adaptation du droit électoral à la crise sanitaire, qui sera évidemment en enjeu.
En premier lieu, il faut insister sur le fait que, si l’épidémie est contenue, l’exercice de la démocratie est possible et souhaitable. Il est impératif de trouver la bonne voie médiane qui permette à la fois de faire face à la crise sanitaire et d’avancer sur le plan démocratique. Le modèle de la Corée du Sud montre que cela peut être fait dans de bonnes conditions. Il faut s’en inspirer.
En deuxième lieu, cet exemple montre qu’il faut adapter les opérations électorales. Il serait donc souhaitable (et cela posera d’autres questions constitutionnelles sur lesquelles nous reviendrons aussi), que le législateur pense à adopter certaines dispositions pour rassurer les électeurs. Parmi celles-ci, on pourrait envisager en France le vote par anticipation, le port du masque obligatoire… on pourrait également penser, nous y reviendrons, à utiliser la propagande officielle avec un envoi, au sein de celle-ci, de l’enveloppe électorale, afin d’éviter les contacts dans les bureaux de vote. Bref, outre la question de « quand » il faut organiser l’élection, qui nous occupe beaucoup, il faut se poser la question du « comment ». De ce point de vue, les articles de presse qui font état de contaminations de membres du bureau de vote doivent conduire à une réflexion sur l’amélioration de ces opérations électorales.
En troisième lieu, il faudrait accompagner ces élections d’une véritable pédagogie vis-à-vis des électeurs. Sur ce point, le ministère devrait édicter un guide à destination des électeurs en plus de ses guides à destination des candidats ou des maires… l’effort de pédagogie sera fondamental pour que la démocratie triomphe. Sur ce point, il faut souligner qu’il n’est pas du tout garanti, quelque soient les précautions, que la participation soit meilleure en juin ou en septembre…
En quatrième lieu, enfin, on terminera sur un dernier enseignement peut-être moins optimiste mais fondamental. La Corée du Sud a montré aussi que les élections sont forcément marquées par le Covid-19, qui est dans ce pays devenu un enjeu fondamental de l’élection. Qu’en France les élections municipales aient été organisées en mars, et que le second tour soit organisé en juin ou en septembre, importe peut-être peu. Les élections municipales 2020 seront en tout état de cause marquées par le Covid-19. D’une certaine manière, il est trop tard pour espérer retrouver des élections municipales normales, et les résultats seront forcément marqués par la crise : avantage aux maires sortants, sanction du Gouvernement critiqué pour sa gestion de la crise, avancée de l’écologie politique, ou avancée de l’extrême droite ?
Il ne sera de tout façon pas possible de revenir en arrière : ce sont les incompressibles vicissitudes de la démocratie.
Romain Rambaud