Un agent municipal désigné assesseur d’un bureau de vote par le maire lors d’un scrutin politique peut-il être rémunéré par la commune ? Quand le juge électoral du Conseil d’Etat joue avec l’angle mort de l’article R. 44 al. 5 du Code électoral… [par un nouvel auteur, Maxence Sobral !]

Le blog du droit électoral est très heureux d’accueillir le premier article de Maxence Sobral ! La valeur n’attendant pas le nombre des années, Maxence Sobral est diplômé du Master 1 de droit public général de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et est l’actuel premier vice-président de l’association du Master de droit public général (AMDPG). Préparationnaire du concours externe TACAA, ses domaines de prédilection sont par ailleurs le droit électoral et le droit des collectivités territoriales.

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Aujourd’hui, la désertion des bureaux de vote, du fait des difficultés des candidats à mobiliser des assesseurs lors des élections, appelle la mise en oeuvre, parfois délicate, de solutions de substitution par les maires, dont les conséquences, notamment contentieuses, sont illustrées dans une décision des septième et deuxième chambres réunies de la Section du contentieux du Conseil d’Etat, Election départementale du Vaucluse dans le canton d’Avignon – 3, du 2 décembre 2022 (n° 461276), mentionnée aux Tables du recueil Lebon.

En l’espèce, à l’issue des opérations électorales qui se sont déroulées les 20 et 27 juin 2021 dans le canton d’Avignon – 3 pour l’élection d’un binôme de conseillers départementaux du Vaucluse, le binôme conduit par Monsieur André Castelli et Madame Annick Dubois a recueilli 50,78 % des suffrages exprimés et a été proclamé élu, tandis que le binôme constitué de Madame Anne-Sophie Rigault et Monsieur Grégoire Souque a recueilli 49,22 % des suffrages exprimés.

Le binôme vaincu a demandé au Tribunal administratif de Nîmes d’annuler ces opérations électorales et de le proclamer élu. Par un jugement du 30 décembre 2021, le Tribunal administratif a rejeté la protestation électorale. Par une requête d’appel du 8 février 2022, Madame Rigault et Monsieur Souque demandent au Conseil d’Etat d’annuler ce jugement et de faire droit à leur protestation.

L’un des seuls moyens intéressants de la requête était relatif à la composition de certains bureaux de vote de la commune d’Avignon. Les appelants font ainsi valoir que la composition de quatre bureaux de vote de la commune d’Avignon aurait été irrégulière au regard des dispositions de l’alinéa 5 de l’article R. 44 du Code électoral en ce que ces bureaux auraient été composés d’agents municipaux désignés assesseurs par la maire d’Avignon et rémunérés par la commune. Ils mettent également en cause l’irrégularité de la composition du bureau de vote n° 448 de la commune d’Avignon en ce qu’une même personne y aurait assuré les fonctions d’assesseur au titre des scrutins départemental et régional, en méconnaissance de l’article R. 42 du Code électoral.

Si le Conseil d’Etat avait à trancher dans cette décision des questions d’inégale importance, le coeur de l’affaire se focalisait tout de même sur le grief contestant la possibilité de rémunérer des agents municipaux désignés assesseurs. La question ayant ainsi justifié le jugement de la requête en chambres réunies et la mention aux Tables du recueil Lebon était la suivante : la circonstance qu’un agent municipal soit rémunéré par la commune pour assurer le bon fonctionnement des bureaux de vote à l’occasion d’une élection politique fait-elle obstacle à ce que le maire le désigne assesseur d’un bureau de vote ?

Les septième et deuxième chambres réunies de la Section du contentieux du Conseil d’Etat, sur les conclusions conformes de Mme Raquin, rejettent la requête d’appel de Mme Rigault et M. Souque, après avoir procédé à diverses déductions hypothétiques de suffrages à la suite de la reconnaissance de certaines irrégularités (105 voix retranchées du nombre de voix du binôme vainqueur du fait de l’irrégularité de la composition du bureau de vote n° 448 et 6 autres voix retranchées du fait de différences de signatures d’électeurs sur les listes d’émargement aux premier et second tours de scrutin), les déductions opérées laissant tout de même subsister un écart de quinze voix en faveur du binôme proclamé élu (0,19% des suffrages exprimés). Aucun des moyens présentés au juge d’appel n’a donc conduit à l’annulation des opérations électorales.

S’agissant, en particulier, des dysfonctionnements dans l’expédition de la propagande électorale, il convient toutefois de remarquer que la solution adoptée – et, in fine, le dispositif de rejet – ne résistent pas à la critique, compte-tenu des retranchements de suffrages intervenus, dans la mesure où, d’une part, la Haute juridiction administrative reconnaît que l’inversion du matériel électoral affectant spécifiquement le binôme défait a affecté « un nombre significatif d’électeurs » du canton (point 6), d’autre
part, il est douteux de juger, ainsi que le reflètent les conclusions de Mme Raquin, que ces erreurs de distribution n’ont pas été de nature à « semer la confusion dans l’esprit des électeurs ». La présence, par ailleurs, dans quatre bureaux de vote de la ville d’Avignon de quatre agents municipaux désignés assesseurs et rémunérés pour la journée de vote n’a pas non plus suffi à conduire le juge à prononcer l’annulation du scrutin, comme nous y reviendrons (v. infra).

La décision Election départementale du Vaucluse dans le canton d’Avignon – 3 nous conduit à concentrer notre propos sur la rémunération des assesseurs et, ainsi, à examiner si la neutralisation contentieuse des dispositions du dernier alinéa de l’article R. 44 du Code électoral, lorsque des agents municipaux sont désignés assesseurs, témoigne d’une approche pragmatique et réaliste du juge électoral amené à statuer sur la composition des bureaux de vote.


Si elle révèle bien sûr la pertinence pratique d’une solution susceptible de s’appliquer à de nombreux contentieux électoraux (I), elle constitue, en revanche, la correction, délicate mais commandée par le principe de sincérité du scrutin, d’une interdiction de valeur réglementaire (II).


I) La pertinence pratique d’une solution susceptible de s’appliquer à de nombreux contentieux électoraux


La solution adoptée par le Conseil d’Etat s’agissant du grief tiré de la méconnaissance des dispositions du dernier alinéa de l’article R. 44 du Code électoral peut se justifier pour des raisons d’opportunité, au regard des particularités du contentieux électoral et du contexte dans lequel elle intervient. Elle atténue ainsi une jurisprudence administrative stricte en matière de composition des bureaux de vote (A). La neutralisation contentieuse des dispositions susmentionnées qu’elle met en oeuvre est, de surcroît et surtout, encouragée par une accentuation des difficultés pratiques rencontrées lors de la constitution des bureaux de vote (B).

A) L’atténuation d’une jurisprudence administrative stricte en matière de composition des bureaux de vote

Le point 9 de la décision du Conseil d’Etat interroge le lecteur, fût-il au courant des moindres subtilités du contentieux électoral. Il nous semble qu’il faut l’interpréter comme atténuant une jurisprudence administrative habituellement stricte en matière de composition des bureaux de vote.

C’est en ces termes que le Conseil d’Etat se prononce sur le grief délicat tiré de la méconnaissance des dispositions du dernier alinéa de l’article R. 44 du Code électoral relatives à l’interdiction de la rémunération des assesseurs :

« si des agents de la commune, qui étaient rémunérés par celle-ci pour assurer le bon fonctionnement matériel des bureaux de vote, ont été invités à compléter la composition de quatre bureaux de vote en y siégeant comme assesseurs, il n’est pas soutenu qu’ils n’avaient pas la qualité d’électeur dans la commune, ni que leur présence en qualité d’assesseur aurait, dans les circonstances de l’espèce, altéré la sincérité du scrutin ».


L’on en déduit, à la première lecture, que les agents municipaux peuvent, de manière tout à fait régulière, être désignés assesseurs d’un bureau de vote, en étant rémunérés par la collectivité en leur qualité d’agent public, à moins qu’il ne soit établi que ces agents n’aient pas la qualité d’électeur de la commune ou que leur présence comme assesseurs ait altéré la sincérité du scrutin (critères sur lesquels nous reviendrons : v. infra II, A).

Le Conseil d’Etat ne s’était jamais prononcé explicitement sur la question de l’impact sur la sincérité d’un scrutin politique de la rémunération d’un assesseur composant le bureau de vote, rémunération qui a été
interdite par un décret du 18 octobre 2013 (V. CE, 24 septembre 2014, M. B…AE…, n°374137). Or, elle revêt une importante particulière car il est fréquent que les maires désignent leurs agents municipaux assesseurs pour compléter les bureaux de vote. C’est précisément ce qu’il s’était passé dans la commune d’Avignon à l’occasion de l’élection des conseillers départementaux du Vaucluse. Quatre agents avaient été désignés assesseurs par la maire, chacun dans un bureau différent, sur le fondement des dispositions du troisième alinéa de l’article R. 44 du Code électoral, le problème étant que ces agents, comme dans les autres communes, sont indemnisés par la collectivité des tâches qu’il sont amenés à effectuer pour assurer le bon fonctionnement matériel des bureaux de vote lors des dimanches électoraux.

La solution adoptée par le Conseil d’Etat, à savoir la neutralisation contentieuse au cas d’espèce de l’application des dispositions de l’alinéa cinq de l’article R. 44 du Code électoral, révèle un assouplissement de la jurisprudence administrative en matière de composition des bureaux de vote lorsque l’irrégularité de cette composition trouve sa source dans la rémunération des assesseurs (nous reviendrons sur le lien entre rémunération de l’assesseur et composition du bureau de vote en II, A, infra). En effet, à plusieurs reprises, la Haute juridiction administrative a eu l’occasion de juger qu’en présence d’un faible écart de voix, une irrégularité dans la composition des bureaux de vote entachait d’insincérité les opérations électorales, justifiant leur annulation, sans qu’il soit nécessaire d’établir l’existence de manoeuvres ou de fraudes : c’est le cas lorsqu’un bureau de vote n’est pas composé d’un nombre d’assesseurs suffisant (CE, 22 février 1980, Elections cantonales de Barrème, n° 18647, au Recueil), lorsqu’un maire a refusé d’intégrer dans un bureau de vote un assesseur régulièrement désigné par une liste candidate (CE, 20 décembre 1985, Elections municipales de Dompnac, n° 67029, aux Tables), lorsqu’un maire désigne, la veille du scrutin, un électeur de la commune en qualité d’assesseur alors qu’un conseiller municipal s’était proposé pour remplir cette fonction (CE, 4 avril 1973, Elections municipales de Guewenheim, n° 84112, aux Tables) , lorsque le président du bureau de vote d’une commune a refusé de désigner comme assesseur, malgré sa demande, un conseiller municipal inscrit le premier dans l’ordre du tableau (CE, 1er décembre 1965, Elections cantonales de Lama, n° 63751, au Recueil) ou encore lorsque deux assesseurs par liste sont désignés dans le bureau de vote unique d’une commune (CE, 21 juillet 1972, Elections municipales de Thuret, n° 83721, au Recueil). Contrairement à ce qui pourrait se déduire des décisions susmentionnées, il est jugé par le Conseil d’Etat, s’agissant des opérations électorales pour l’élection des conseillers départementaux du canton d’Avignon – 3, que la rémunération de l’assesseur n’a pas automatiquement pour effet d’altérer la sincérité du scrutin en présence d’un faible écart de voix.

La neutralisation peut opportunément s’expliquer par la volonté du Conseil d’Etat de sécuriser les opérations électorales contre un risque contentieux qui pourrait rapidement croître, le contentieux électoral étant un contentieux de masse, largement ouvert à la saisine du juge (tout électeur de la circonscription et, a fortiori, tout candidat peut former une protestation électorale).

Si l’assouplissement de la jurisprudence administrative permet de limiter le risque contentieux, la neutralisation contentieuse opérée par le Conseil d’Etat est fondamentalement encouragée par une accentuation des difficultés pratiques rencontrées lors de la constitution des bureaux de vote (B).

B) La neutralisation contentieuse encouragée par une accentuation des difficultés pratiques rencontrées lors de la constitution des bureaux de vote

La neutralisation contentieuse des dispositions du dernier alinéa de l’article R. 44 du Code électoral qui s’opère dans la décision du Conseil d’Etat du 2 décembre 2022 est surtout encouragée par le constat suivant : il apparaît avec le temps de plus en plus difficile de trouver des assesseurs pour composer les bureaux de vote lors des élections politiques.

Ces difficultés ont certainement beaucoup joué dans l’invocation par la Haute juridiction administrative, au point 9 de sa décision, du paratonnerre de la sincérité du scrutin pour écarter le grief tiré de la méconnaissance des dispositions relatives à l’interdiction de la rémunération des assesseurs, et protéger ainsi l’élection cantonale d’un fort risque d’annulation. Rappelons que chaque bureau de vote doit être composé d’un président, d’un secrétaire et d’au moins deux assesseurs (Art. R. 42 du Code électoral). Ce sont les candidats en lice qui désignent, dans chaque bureau, un assesseur parmi les électeurs du département (Article R. 44 du Code électoral). Toutefois, il arrive que les
candidats ne désignent pas ou désignent en nombre insuffisant ces assesseurs. C’est pourquoi le pouvoir règlementaire a prévu que « des assesseurs supplémentaires peuvent être désignés par le maire parmi les conseillers municipaux dans l’ordre du tableau puis, le cas échéant, parmi les électeurs de la commune ». Dans le pire des cas, lorsque, le jour du scrutin, le nombre d’assesseurs est inférieur à deux, les assesseurs manquants sont pris parmi les électeurs présents sachant lire et écrire le français. Les bureaux de vote ne sont en effet pas censés pouvoir ouvrir régulièrement s’ils sont incomplets Sur les conséquences que peut avoir (ou pas) sur l’élection l’ouverture retardée d’un bureau de vote du fait de l’insuffisance du nombre de ses membres à l’ouverture du scrutin, v. récemment CE, 15 novembre 2022, Election départementale de Marseille – 6, n°461959, aux Tables).

Or, du fait de la crise démocratique actuelle, et en particulier de l’augmentation de l’abstention électorale et de la chute d’attractivité des partis politiques, qui ont toujours constitué un vivier d’assesseurs pour leurs candidats, les maires doivent fréquemment désigner des assesseurs supplémentaires dans les bureaux de vote. Dans les grandes villes comme Avignon, les conseillers municipaux ne suffisent pas au regard du sectionnement électoral opéré par le préfet. Les maires peuvent donc être contraints de désigner des assesseurs parmi les électeurs de la commune, en premier lieu parmi le personnel communal.

Le Conseil d’Etat avait déjà fort logiquement admis que le maire puisse désigner ces agents comme assesseurs d’un bureau de vote dès lors que les listes en présence n’ont pas désigné d’assesseurs en nombre suffisant et que les agents désignés ont bien la qualité d’électeur dans la commune (CE, 15 juin 2016, Elections régionales de Nord-Pas-de-Calais-Picardie, n° 395259). Cette décision du 15 juin 2016 illustre bien comment la désignation d’assesseurs par le maire est conçue comme un dispositif essentiellement subsidiaire qui lui est ouvert lorsqu’un bureau de vote risque d’être incomplet à l’ouverture du scrutin (V. a contrario, CE, 29 septembre 2021, Elections municipales du Tampon, n°451853). S’agissant de la rémunération des agents municipaux assesseurs, le Conseil constitutionnel, qui a déjà pu mettre en évidence, notamment dans ses observations du 21 février 2019 sur les élections législatives de 2017, les difficultés des communes dans la désignation des assesseurs, est allé plus loin, en admettant que des bureaux de vote peuvent être régulièrement composés d’agents municipaux désignés assesseurs et rémunérés à cette fin dès lors que le comportement des agents n’a fait l’objet d’aucune observation au procès-verbal visant à remettre en cause leur neutralité et que leur présence en qualité d’assesseur n’a pas, dans les circonstances de l’espèce, altéré la sincérité du scrutin (Cons. const., AN, 7 décembre 2012, Val d’Oise (6ème circ.)). Toutefois, cette décision a été rendue avant l’intégration au Code électoral par le décret du 18 octobre 2013 précité de l’interdiction de la rémunération des assesseurs, de sorte que sa motivation aurait été sensiblement différente si elle avait été rendue sous l’empire des dispositions actuelles de l’article R. 44 du Code.

Il n’en reste pas moins que ce courant jurisprudentiel aurait tout à fait pu inciter le Conseil d’Etat, même si la solution aurait été sévère, à rejeter, dans les circonstances de l’espèce, le grief tiré de la violation des dispositions du Code électoral relatives à l’interdiction de la rémunération des assesseurs comme inopérant. En effet, dès lors qu’a été fait le choix (qui n’est pas exempt de critiques) de dissocier la rémunération des assesseurs de la régularité de la composition des bureaux de vote, la circonstance que des agents soient rémunérés pour assurer le bon fonctionnement matériel du bureau de vote peut être regardée comme en elle-même dépourvue de toute incidence sur la sincérité du scrutin. En revanche, lorsqu’il est soutenu que cette rémunération s’associe avec un manquement au devoir de neutralité des membres du bureau de vote (Cons. const., AN, 7 décembre 2012, préc.) il est légitime que le juge électoral procède à un examen au fond du comportement de 11 l’agent et de l’incidence de sa rémunération sur la sincérité des opérations électorales.

En fin de compte, la solution du Conseil d’Etat de ne tirer, en principe, aucune conséquence systématique de la rémunération des agents municipaux désignés assesseurs est justifiée par une volonté de ne pas complexifier l’organisation matérielle des élections par les communes, même si elle détone avec la jurisprudence classique sanctionnant sévèrement les irrégularités affectant la composition des bureaux de vote. Cette solution et sa motivation n’en sont pas moins critiquables, le juge électoral opérant une délicate correction, commandée par le principe de sincérité du scrutin, d’une interdiction de valeur règlementaire (II).

II) La délicate correction par le juge électoral d’une interdiction de valeur règlementaire, commandée par le principe de sincérité du scrutin


Le Conseil d’Etat était, de façon complexe, conduit à effectuer un choix qui peut, en clair, se résumer ainsi : respecter la volonté du pouvoir réglementaire au risque de créer le problème de complexifier, à l’avenir, l’organisation des élections ou la faire s’effacer au profit de la sincérité du scrutin. Loin de choisir parfaitement entre l’une ou l’autre de ces options, le juge électoral va corriger, de façon délicate, l’interdiction de rémunération en limitant son application en contentieux électoral. Mais, l’application de la neutralisation contentieuse, d’ailleurs discutable, se fait ici selon des critères peu lisibles propres à ce contentieux (A), nécessitant que le pouvoir réglementaire intervienne pour préciser davantage l’encadrement des règles de désignation des assesseurs (B).


A) L’application discutable de la neutralisation contentieuse selon des critères peu lisibles propres au contentieux électoral


Sous son parfum de décision opportune et nécessaire à la préservation de la sécurité juridique des élections, la décision Election départementale du Vaucluse dans le canton d’Avignon – 3 du 2 décembre 2022 laisse subsister quelques zones d’ombre quant à l’application de la neutralisation contentieuse du cinquième alinéa de l’article R. 44 du Code électoral, du fait d’une motivation qui peut légitimement être qualifiée d’imprécise.

A titre liminaire, si la neutralisation contentieuse des dispositions du Code électoral relatives à l’interdiction de la rémunération des assesseurs se justifie dès lors que le choix est effectué de dissocier la problématique de cette rémunération de celle de la composition des bureaux de vote, cette dissociation ne va pas de soi et n’est pas infaillible juridiquement. Au point 9 de sa décision, la Haute juridiction administrative adopte la solution préconisée par sa rapporteure publique quant aux conséquences à tirer de la rémunération des quatre agents de la commune d’Avignon qui ont été désignés assesseurs par la maire, mais dans le cadre d’une motivation qui, de manière regrettable, ne questionne à aucun moment, ni en l’établissant formellement ni en le réfutant, le lien qui pourrait être établi entre cette rémunération et la régularité de la composition des quatre bureaux de vote.

Il faut se tourner vers les conclusions de Madame Cécile Raquin pour en apprendre davantage : elle indique, en s’appuyant sur une décision du Conseil d’Etat du 28 avril 1976 CE (28 avril 1976, Elections cantonales de Cannes-Ouest, n° 93867, aux Tables), que la question de la rémunération des assesseurs est à dissocier de la problématique de la régularité de la composition des bureaux de vote car un assesseur peut être « régulièrement présent […] mais irrégulièrement rémunéré » (p. 4). En 1976, le Conseil d’Etat a jugé que ne constituait pas une irrégularité justifiant l’annulation du scrutin l’absence momentanée d’assesseurs dans un bureau de vote, laissant la surveillance des opérations électorales au seul président du bureau, dès lors qu’il n’est pas établi que cette absence ait eu pour objet et pour effet de favoriser une fraude ». Mais cette décision n’a que très peu à voir avec l’espèce qui nous occupe : dans un cas, c’est le déroulement des opérations de vote qui est alors irrégulier, alors que dans l’autre cas, et en l’espèce, les dispositions relatives à l’interdiction de la rémunération des assesseurs – figurant dans un article consacré aux règles de désignation des assesseurs – impliquent, sauf à les priver de toute portée utile, que ne peuvent pas, dans tous les cas, être désignées assesseurs des personnes, fussent-elles agents municipaux, si elles sont rémunérées dans le cadre de l’organisation des opérations électorales. Cette interprétation du texte se trouve confortée par la circonstance que, dans sa décision, le juge électoral met sur le même plan la rémunération de l’agent municipal assesseur et l’une des conditions de sa désignation par le maire, à savoir être électeur dans la commune (V. art. R. 44 al. 3 du Code électoral). Juridiquement, les dispositions des cinq alinéas de l’article R. 44 du Code électoral devraient donc plutôt se lire ensemble et de manière combinée.

Par ailleurs, il semble ardu de déterminer si le Conseil d’Etat opère une distinction selon la qualité au titre de laquelle un agent municipal désigné assesseur est rémunéré par la commune. Est ainsi évoquée une rémunération pour « assurer [en l’espèce, ndlr] le bon fonctionnement matériel des bureaux de vote » : est-ce une formulation englobante ou désigne-t-on seulement les « tâches techniques » (p. 3 des conclusions, dans lesquelles la rapporteure publique semble pencher pour différencier l’application de la neutralisation
contentieuse selon la qualité au titre de laquelle l’agent municipal est rémunéré) traditionnellement assurées par les agents municipaux mobilisés lors des élections ? Il n’y a pas de certitude et seule la jurisprudence postérieure pourra le préciser mais il serait judicieux que le pouvoir réglementaire intervienne (voir infra, II, B).

Il faut enfin relever que la principale limite posée par le Conseil d’Etat (point 9) à la rémunération des agents municipaux désignés assesseurs par le maire relève de la casuistique, ce qui n’est pas étonnant eu égard à la nature du contentieux électoral mais dégage l’impression que la Haute juridiction administrative souhaite donner une grande marge de manoeuvre au juge électoral pour faire respecter, ou non, les dispositions du dernier alinéa de l’article R. 44 du Code électoral. Ainsi, ce qui est déterminant est l’altération de la sincérité du scrutin par la présence de l’agent en qualité d’assesseur : est ici parfaitement illustrée la distinction entre contentieux de la légalité et contentieux électoral. Si la notion de « sincérité du scrutin », qui a été consacrée en contentieux électoral par le Conseil constitutionnel (Cons. const., AN, 6 janvier 1959, Seine (46ème circ.)) et que ce dernier rattache à l’article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958 (V. Cons. const., DC, 20 décembre 2018, Loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information), a l’avantage d’être englobante, elle ne permet pas toujours aux maires de saisir ce qui est 1précisément sanctionné par le juge électoral. Il est toutefois possible de le deviner : manquement au devoir de neutralité intrinsèque à la qualité de membre de bureau de vote, l’exercice de manoeuvres, notamment frauduleuses, par l’agent municipal ou la perturbation par celui-ci du bon déroulement des opérations électorales. Pour les détails, il sera nécessaire de se référer à la jurisprudence administrative postérieure.

Dans tous les cas, la sincérité du scrutin est, encore une fois, érigée par le juge électoral comme le critère central conditionnant la mise en oeuvre de la norme en contentieux électoral : en matière de rémunération des assesseurs, comme ailleurs (propagande électorale, fermeture de l’urne électorale, notamment), le Code électoral n’épuise pas la sincérité du scrutin.

Si le juge électoral a préféré neutraliser au contentieux les dispositions règlementaires relatives à l’interdiction de la rémunération des assesseurs, une annulation des opérations électorales du canton d’Avignon – 3 pour méconnaissance de ces dispositions aurait davantage poussé le pouvoir règlementaire à préciser davantage l’encadrement des règles de désignation des assesseurs, ce qui apparaît souhaitable aujourd’hui (B).


B) La nécessité pour le pouvoir réglementaire de préciser davantage l’encadrement des règles de désignation des assesseurs à la place du juge électoral

La décision du 2 décembre 2022 devrait interroger le pouvoir réglementaire sur l’opportunité de faire évoluer les dispositions de l’article R. 44 du Code électoral, en précisant davantage l’encadrement des règles de désignation des assesseurs, plutôt que de laisser le juge électoral déterminer les conditions d’application de ces règles.

L’interdiction figurant au dernier alinéa de l’article R. 44 du Code électoral gagnerait à être modifiée par le pouvoir règlementaire dans le sens d’une limitation de son champ d’application de façon à autoriser explicitement les maires à désigner assesseurs, si nécessaire, les agents municipaux rémunérés par la commune au titre des seules missions effectuées en qualité d’agent communal lors du scrutin en dehors de la période de présence parmi les membres du bureau de vote. Il apparaît en effet nécessaire, en codifiant partiellement la décision Election départementale du Vaucluse dans le canton d’Avignon – 3, de faire davantage correspondre le texte de l’interdiction avec l’objectif initial de celui-ci, à savoir assurer la neutralité des membres du bureau de vote, l’interdiction de rémunération des assesseurs visant surtout ceux de ces derniers désignés par les candidats. Dans le même temps, pour renforcer la portée de cette interdiction, sans rigidifier le déroulement des opérations électorales, il pourrait être utile de préciser que la rémunération d’un assesseur entache d’irrégularité la composition du bureau de vote dans lequel il a été désigné, afin de provoquer, le cas échéant, l’application par le juge de l’élection, saisi d’un tel grief, de la jurisprudence Elections municipales de Dompnac (CE, 20 décembre 1985, n°67029, préc). Cela permettrait d’éviter une trop grande distorsion entre le texte et la pratique contentieuse du texte pour mieux faire respecter la norme électorale et moins soumettre son application à l’examen au cas par cas de la sincérité du scrutin.

Cette modification du texte pourrait également être l’occasion de réfléchir à la consécration partielle de la solution dégagée dans la décision Elections régionales de Nord-Pas-de-Calais-Picardie (CE, 15 juin 2016, n°395259, préc.) en précisant l’alinéa 3 de l’article R. 44 du Code électoral que la désignation par le maire d’assesseurs supplémentaires dans un bureau de vote ne peut intervenir que dans le cas où, à l’expiration du délai fixé par le premier alinéa de l’article R. 46, les candidats en lice n’en ont pas désignés en nombre suffisant ou n’ont pas désigné d’assesseurs suppléants. L’objectif est d’éviter que le maire, en procédant à des désignations d’assesseurs en nombre excessif, ne fasse échapper en partie le contrôle des opérations électorales aux représentants des différents candidats dans un ou plusieurs bureaux (pouvoir de décision sur les difficultés survenant dans le bureau au cours du scrutin par exemple), la composition des bureaux de vote étant surtout pensée pour
garantir un certain pluralisme politique (V. Romain Rambaud, Droit des élections et des référendums politiques, LGDJ, collection Précis Domat, 2019. Cela étant, à moins d’exposer les élections à un fort risque contentieux, la méconnaissance de cette règle instituant cet ordre de désignation ne devrait aboutir à la constatation de l’irrégularité de la composition du bureau de vote que dans le cas où les assesseurs ainsi désignés par le maire auraient manqué à leur devoir de neutralité (CE, 29 septembre 2021, Elections municipales du Tampon, n°451853, préc. 18).

Maxence Sobral