Les pouvoirs du Parlement enquêteur (3ème partie) : les enseignements institutionnels des succès et échecs des enquêtes parlementaires sur l’affaire Benalla
De manière générale, il est manifeste que la Commission d’enquête sénatoriale a bien mieux fonctionné que la Commission des lois de l’Assemblée, réussissant non seulement, à arriver au bout de ses travaux par la publication de son rapport d’enquête, mais se prémunissant également des dérives politiciennes que l’on aurait voulu lui prêter. Les réactions suscitées par la publication de rapport ont toutefois pu interroger la finalité réelle de cette Commission d’enquête, le Premier ministre ayant contesté dès le 21 février 2019 le bien-fondé des recommandations faites sur l’organisation de la Présidence de la République, en ce qu’elles porteraient ainsi atteinte à la séparation des pouvoirs. Allégation non fondée selon le professeur Dominique Rousseau, la professeure Anne Levade en admet cependant l’opportunité (L’Express, « Passe d’armes autour de la séparation des pouvoirs, n° 3530, p. 15), en constatant la non-réciprocité des moyens de contrôle existant entre le Sénat et la Présidence de la République. Ainsi, au-delà de la seule affaire Benalla, le rapport rendu par la Commission des lois du Sénat réinterroge plus généralement l’organisation des pouvoirs et contre-pouvoirs dans le régime parlementaire.
De l’enquête à la « responsabilité informelle » de l’exécutif
De nombreuses questions demeurent donc en suspens, notamment en ce qui concerne l’objectif final de cette Commission d’enquête. De fait, on ne peut que s’interroger sur le sens de la question posée par la sénatrice Esther Benbassa à Alexandre Benalla lors de l’audition du 21 janvier 2019, visant à savoir si celui-ci avait continué d’avoir des liens avec le Président de la République. D’ailleurs, malgré le souci constant du Président Bas de rappeler que sa Commission n’a pas vocation à enquêter sur l’Élysée, il est curieux de relever que la proposition n° 11 établie à l’issue du rapport d’enquête envisage de « conforter le pouvoir de contrôle du Parlement sur les services de la présidence de la République ». Si les services ne correspondent pas nécessairement au Président, force est de constater que l’impact potentiel de ce type d’enquête sur le Chef de l’État est dans tous les esprits, le professeur Denis Baranger ayant ainsi évoqué une forme de « responsabilité informelle » de l’exécutif, la Commission d’enquête ayant en ce sens permis d’en savoir « désormais infiniment plus sur nos institutions » (Denis Baranger, « L’affaire Benalla et la Constitution : le Sénat, organe de contrôle politique de l’exécutif », JusPolicum Blog, 23 septembre 2018).
Ce faisant, il apparaît qu’en dépit de tout pouvoir de mise en cause de la responsabilité politique du Président de la République, la Commission d’enquête sénatoriale a pu contribuer à révéler un certain nombre d’informations susceptibles d’impacter la popularité présidentielle, ce qui d’une manière ou d’une autre peut finir par se payer à l’occasion des différentes échéances électorales. Sans en arriver jusque-là, l’avancée des travaux de la Commission d’enquête a pu influer sur la réorganisation des services voulue par l’Élysée. Ainsi, malgré sa faible position institutionnelle, le Sénat a pu dans cette affaire démontrer toute l’efficacité du « soft power » en matière de contrôle des institutions. La présidence de la République a d’une certaine manière contribué à justifier cette évolution, en autorisant ses différents collaborateurs à se présenter devant la Commission sénatoriale, rompant avec une pratique de certains de ses prédécesseurs l’ayant refusé. L’exemple de Gilles Ménage, directeur de cabinet de François Mitterrand, est en ce sens régulièrement rappelé, le Président ayant refusé en 1992 qu’il se rende devant la commission d’enquête sénatoriale relative à l’affaire Habache.
Quelles conséquences en matière d’organisation des contre-pouvoirs sous la Vème République ?
Au-delà de la seule affaire Benalla, les enseignements à tirer de cet épisode pourraient conduire, selon les propos tenus par le sénateur centriste Hervé Marseille lors de la séance publique du 23 juillet instituant la Commission d’enquête sénatoriale, à réfléchir « à une réforme constitutionnelle permettant au parlement français, singulièrement au Sénat, d’affirmer sa place dans nos institutions ». Ainsi, le sénateur socialiste Simon Surtour affirmait le 1er août 2018 que cette commission d’enquête allait « prendre la place que devait prendre la révision constitutionnelle, comme une sorte de pré-révision constitutionnelle ». Toutefois, les treize propositions issues du rapport d’enquête n’ambitionnent a priori pas clairement une révision constitutionnelle, à l’exception peut-être des propositions n° 11 et 12 visant à renforcer les pouvoirs de contrôle du Parlement en libérant ses pouvoirs d’enquête des lignes rouges qu’ont constitués en cette affaire l’indépendance de la présidence de la République et les faits faisant l’objet d’enquête judiciaire.
De manière générale, la Commission d’enquête sénatoriale a pu effectivement contribuer à démontrer l’intérêt d’un Parlement bicaméral dans lequel l’opposition peut compter sur la chambre non liée au pouvoir exécutif pour en assumer pleinement le contrôle. Détaché de la menace que représente la dissolution, il est vrai que le Sénat a pu, dans l’histoire de la Vème République, occuper une place singulière et ce, malgré une tendance depuis quelques années à son « enrôlement dans la logique majoritaire » (Vincent Boyer, « Le Sénat, contre-pouvoir au bloc majoritaire ? », RFDC, 2011/1 n° 85, p. 41-68). Aussi, bien que son rôle dans l’établissement de la loi et dans la désignation du gouvernement ait été sérieusement minoré par la Constitution de 1958, il demeure formellement incontournable pour la mise en place d’une révision constitutionnelle – hormis l’hypothèse d’un référendum direct, aujourd’hui peu probable – et a pu dans les débuts de la Vème République donner l’occasion au Conseil constitutionnel d’affirmer sa place dans les institutions, la fameuse décision de 1971 par laquelle le Conseil institua le bloc de constitutionnalité résultant d’une saisine du Président du Sénat Alain Poher. Limité à certains coups d’éclat, le Sénat a alors pu être régulièrement critiqué pour son inutilité, à commencer par le Général de Gaulle qui en 1969 souhaitait le voir fusionner avec le Conseil économique et social, le rôle de ce Sénat renouvelé se cantonnant à la simple formulation d’avis sur les projets ou propositions de lois – y compris constitutionnelles – votés par l’Assemblée nationale. De la même manière, le candidat Jean-Luc Mélenchon proposait dans son programme pour l’élection présidentielle de 2017 de supprimer purement et simplement le Sénat afin de le remplacer par une « Assemblée de l’intervention populaire et du long terme ». Enfin, dans le cadre du Grand débat national initié par le Président de la République suite au mouvement des Gilets jaunes, un certain nombre de propositions visant à la suppression du Sénat ont pu être formulées sur le site du granddebat.fr.
Malgré tout, force est de constater, à l’image du rôle qu’il a joué dans le cadre de l’affaire Benalla, que le Sénat a pu « affirmer sa place dans nos institutions ». Aussi, au regard du parallèle entre l’échec de la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale et le relatif succès de celle du Sénat, il pourrait être envisagé de conforter la fonction de contrôle du Sénat, à l’image de ce qui existe aux États-Unis, régime pourtant fondé sur une conception plus stricte de la séparation des pouvoirs. Ainsi, le Sénat américain détient le pouvoir exclusif de valider les nominations aux hautes fonctions publiques décidées par le Président et constitue l’instance devant laquelle sont jugées les personnes mises en accusation par la Chambre, y compris le Président des États-Unis. Dès lors, on ne peut manquer de s’interroger si le Président Emmanuel Macron, manifestement adepte du modèle américain – en témoigne l’instauration d’un discours annuel devant le Congrès rappelant très nettement le discours américain sur l’État de l’Union –, n’aurait finalement pas pensé à cette éventualité lorsqu’il déclara le 24 juillet 2018 devant les députés de La République en Marche : « s’ils veulent un responsable, il est devant vous, qu’ils viennent le chercher ». Peut-être que le Président Philippe Bas aurait aimé pouvoir auditionner directement le Président de la République. Si la Constitution interdit a priori au locataire de l’Élysée de venir s’exprimer directement devant une Commission d’enquête parlementaire, reste à savoir si au-delà de la fonction, l’homme Emmanuel Macron n’aurait pas souhaité pouvoir venir lui-même défendre ses choix devant les sénateurs.
Zérah Brémond