La jurisprudence du Conseil d’Etat sur le redécoupage des cantons évolue à grande vitesse, et la mise au point à laquelle vient de procéder la section du contentieux du Conseil d’Etat peut être considérée comme l’adoption d’une position de principe. Celle-ci vient de rendre non pas seulement un arrêt de principe, mais plusieurs arrêts de principe du même jour (CE, S, 5 novembre 2014, n° 378140, et CE, S, 5 novembre 2014, n° 379843).
Nous avions vu, dans un article précédent, que le Conseil d’Etat avait fait la démonstration de l’étendue de ses pouvoirs concernant l’annulation des décrets de redécoupage des cantons et de ses effets dans l’année précédant le scrutin pendant laquelle il n’est en principe plus possible d’avoir à la fois une modification du mode de scrutin et une modification du découpage des circonscriptions : dans deux décisions, le Conseil d’Etat avait tordu le jeu naturel de la hiérarchie des normes. Dans un arrêt du 15 octobre 2014, n° 379972, il avait admis la possibilité de corriger une « erreur matérielle » dans le décret ; dans un arrêt M. d’Amécourt, 12 juin 2014, n° 380636, il avait autorisé le gouvernement à prendre un autre décret en cas d’annulation, plutôt que d’utiliser son pouvoir de modulation dans le temps des effets de l’annulation et ce au mépris de la hiérarchie des normes.
Les présents arrêts présentent un autre problème, mais qui n’est pas sans lien avec l’un des deux arrêts précités, la question de l’équilibre démographique dans le redécoupage des cantons. En effet, dans l’arrêt du 15 octobre 2014, n° 379972, le Conseil avait considéré, saisi de cet argument par les requérants, « qu’il ne résulte ni de l’article L. 3113-2 du code général des collectivités territoriales, qui impose d’établir le territoire de chaque canton sur des bases essentiellement démographiques, ni d’aucun autre texte non plus que d’aucun principe que la population d’un canton ne devrait pas s’écarter de plus de 20 % de la population moyenne du département ; que, par suite, les requérants ne peuvent utilement soutenir que le découpage opéré par le décret serait illégal en ce qu’il aurait méconnu une telle règle ».
Il semble donc que par les arrêts du 5 novembre 2014, la Section du contentieux du Conseil d’Etat ait quelque peu désavoué les 6ème et 1ère sous-sections réunies. Dans cette décision (§17 de la décision n° 378140, et § 4 de la décision n° 379843), elle considère en effet que » les dispositions du III de l’article L. 3113-2 du code général des collectivités territoriales qui, afin de respecter le principe constitutionnel d’égalité des citoyens devant le suffrage, prévoient que le territoire de chaque canton est défini sur des bases essentiellement démographiques, n’imposent pas que, dans un même département, la répartition des sièges doive être nécessairement proportionnelle à la population et permettent de regarder comme admissible un écart de l’ordre de plus ou moins 20 % par rapport à la moyenne de la population par canton au sein du département, notamment afin de respecter les exigences du b) et du c) du III de cet article, et à condition qu’un écart de cet ordre repose sur des considérations dénuées d’arbitraire ».
Le Conseil d’Etat pose donc la règle selon laquelle un écart acceptable est de +/- 20 % pra rapport à la moyenne de la population cantonale du département. Cet écart n’entre pas dans les exceptions au critère de la bonne répartition géographique : il est la clé de la bonne répartition géographique elle-même. C’est donc le principe.
Mais en outre, le Conseil considère« qu’en vertu du IV du même article, des exceptions limitées peuvent être apportées au caractère essentiellement démographique de la délimitation d’un canton, lorsque des considérations géographiques, au nombre desquelles figurent, ainsi que l’a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 mai 2013, l’insularité, le relief, l’enclavement ou la superficie, ainsi que d’autres impératifs d’intérêt général, imposent de s’écarter de la ligne directrice que constitue un écart de plus ou moins 20 % par rapport à la moyenne de la population par canton au sein du département ».
Ce faisant, le Conseil précise en quoi consiste selon lui une « mesure de portée limitée » susceptible de s’écarter de la répartition géographique au sens de la décision 2013-667 DC du Conseil constitutionnel du 16 mai 2013, qui avait censuré les exceptions prévues par la loi de mai 2013 au motif qu’elles étaient trop larges et auraient pu permettre des mesures arbitraires. Le législateur avait compte de cette censure en précisant à l’article L. 3113-2.IV CGCT qu’ « il n’est apporté aux règles énoncées au III que des exceptions de portée limitée, spécialement justifiées, au cas par cas, par des considérations géographiques ; ou par d’autres impératifs d’intérêt général ».
Le Conseil, dans son considérant, va préciser quelle est l’étendue de cette exception. D’une part, il reprend les exceptions qui avaient été prévues par le texte initial, mais qui avaient été censurées car non bornées : « en vertu du IV du même article, des exceptions limitées peuvent être apportées au caractère essentiellement démographique de la délimitation d’un canton, lorsque des considérations géographiques, au nombre desquelles figurent, ainsi que l’a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 mai 2013, l’insularité, le relief, l’enclavement ou la superficie, ainsi que d’autres impératifs d’intérêt général ». D’autre part, il considère logiquement que ces exceptions visent donc à « s’écarter de la ligne directrice que constitue un écart de plus ou moins 20 % par rapport à la moyenne de la population par canton au sein du département », à savoir le principe fondamental qu’il a posé s’agissant du découpage normal des cantons.
C’est dans cette dynamique entre le principe (un découpage pouvant aller jusqu’à +/- 20 % de la population cantonale moyenne) et les exceptions (au delà de +/- 20 % en cas d’intérêt général) que l’on comprend le vocabulaire utilisé en l’espèce et relevé par l’AJDA de cette semaine, à savoir « la ligne directrice ». Il s’agit en effet du nouveau nom des « directives » classiques de l’arrêt Crédit Foncier de France de 1970, en vertu d’un arrêt CE du 19 septembre 2014, Agence pour l’enseignement français à l’étranger, n° 364385 (voir notamment le fichage de la décision). Il s’agit en effet de la même logique : appliquer en série une règle déterminée en amont, ne pouvoir s’en éloigner que si cela est justifié, mais dans ce cas pouvoir se prévaloir de la règle fixée par la directive. Sans doute y-a-t-il là la volonté du Conseil d’Etat de réhabiliter ces directives, volonté que l’on connaît depuis la publication du rapport du Conseil d’Etat sur le droit souple en 2013.
Le raisonnement est immédiatement appliqué en l’espèce, mais il montre que les exceptions admissibles au principe laissent une marge de manœuvre forte au pouvoir réglementaire : dans la première décision (CE, S, 5 novembre 2014, n° 378140), l’écart du canton contesté est de -43.55 % par rapport à la population moyenne cantonale du département (§18), et bien sûr il « dépasse les disparités démographiques admissibles sur le fondement du III de l’article L. 3113-2 du code général des collectivités territoriales, dès lors qu’il s’écarte de la ligne directrice de plus ou moins 20 % ». Cependant, « il ressort des pièces du dossier que le Gouvernement a procédé à la délimitation de ce canton en se fondant, à titre principal, sur les nécessités résultant des contraintes géographiques du territoire pris dans ses limites administratives, et tirées de ce que ce canton, qui est le deuxième du département en nombre de communes et représente 20 % de la surface du territoire départemental, superficie qui ne peut être augmentée sans étendre celle du canton à l’excès ni déséquilibrer la répartition des cantons, est bordé au Nord et à l’Est par le département de la Haute-Corse et à l’Ouest par la mer Méditerranée, et que sa limite Sud, avec le canton n° 8 (Gravona/Prunelli), suit, comme celles du canton n° 8 et de nombreux autres cantons d’ailleurs, l’orientation générale Nord-Est/Sud-Ouest du relief montagneux juxtaposant des vallées séparées par des lignes de crête d’altitude difficilement franchissables par les voies de communication existantes ». Ce sont donc des contraintes géographiques qui ont été prises en compte et qui permettent au décret de s’éloigner de la ligne directrice des +/- 20 % : « en se fondant sur ces considérations dépourvues de caractère arbitraire, les auteurs du décret n’ont pas méconnu l’obligation, énoncée au IV de l’article L. 3113-2 du code général des collectivités territoriales, de n’apporter au caractère essentiellement démographique de la délimitation des cantons opérée dans le département de la Corse-du-Sud que des exceptions de portée limitée spécialement justifiées par l’impérative prise en compte des contraintes géographiques de ce territoire ».
Ce double raisonnement apparaît très bien dans la deuxième décision : « l’écart dans le canton de Quissac de – 19,7 % par rapport à la moyenne de la population cantonale dans le département du Gard respecte la ligne directrice de plus ou moins 20 % et repose sur des considérations, tirées des contraintes d’ordre géographique que sont le relief, la superficie, et les caractéristiques des voies de communication, qui sont dénuées d’arbitraire ; qu’il ne méconnaît donc pas les dispositions du III de l’article L. 3113-2 du code général des collectivités territoriales ; que les écarts de -26,01 % et – 29,27 % dans les cantons de Le Vigan et de la Grand Combe excèdent les disparités démographiques admissibles sur le fondement du III de l’article L. 3113-2 du code général des collectivités territoriales ; qu’il ressort des pièces du dossier que le Gouvernement a procédé à la délimitation de ces deux cantons en se fondant, à titre principal, sur les nécessités résultant de la prise en compte des contraintes géographiques du territoire pris dans ses limites administratives, dont son relief montagneux, sa superficie étendue et les caractéristiques des voies de communication ; qu’en se fondant sur ces considérations dépourvues de caractère arbitraire, les auteurs du décret n’ont, dans les circonstances de l’espèce, pas méconnu l’obligation, énoncée au IV de l’article L. 3113-2 du code général des collectivités territoriales, de n’apporter au caractère essentiellement démographique de la nouvelle délimitation des cantons opérée dans le département du Gard que des exceptions de portée limitée justifiées par l’impérative prise en compte des contraintes géographiques de ce territoire ».
C’est donc un principe très important qui vient d’être posé par le Conseil d’Etat et qui ne peut être que salué, dans la mesure où elle permet de se rapprocher du principe fondamental « un homme, une voix ». A suivre.
Romain Rambaud