Suite à la dissolution de l’Assemblée nationale survenue le 9 juin 2024, la réforme constitutionnelle visant au dégel du corps électoral provincial en Nouvelle-Calédonie a été suspendue. L’auteur entend, par le présent billet, dresser humblement un bilan de ce qu’a été ce projet de réforme et de ce qu’il a vocation à devenir à l’avenir.
En décidant d’engager au début de l’année 2024 une réforme constitutionnelle visant à dégeler le corps électoral appelé à voter pour les élections provinciales en Nouvelle-Calédonie, le Gouvernement entendait faire prévaloir les principes démocratiques tout en assurant le respect des engagements internationaux de la France en matière de droits de l’homme – en l’occurrence la CEDH. En proposant le rétablissement d’un corps électoral glissant permettant d’intégrer seulement les personnes natives de la Nouvelle-Calédonie ou justifiant d’une durée de résidence de 10 années sur le territoire, la proposition se voulait par ailleurs être un compromis entre les revendications indépendantistes et loyalistes. De surcroît, l’article 2 du projet de loi constitutionnelle, en prévoyant sa caducité en cas d’accord global conclu entre les partenaires politiques avant le 1er juillet 2024, devait laisser une chance au dialogue et rendre la proposition de l’Etat seulement subsidiaire. Par la suite, le report des élections provinciales à la fin de l’année 2024 ainsi que l’allongement par le Sénat de la période durant laquelle un accord pourrait remplacer la réforme constitutionnelle constituait autant de gages laissés aux partenaires politiques…
Tout semblait donc aller au mieux dans le meilleur des mondes et pourtant…
C’était oublier les idées simples que rappelait en 1988 le préfet Christian Blanc au Premier ministre Michel Rocard lors de la mise en place de la mission du dialogue qui sut ramener la paix dans l’archipel (en renverra sur ce point à l’excellent film documentaire réalisé par Charles Belmont en 1996) : la Nouvelle-Calédonie se situe à plus de 20.000 kilomètres de Paris et qu’on le veuille ou non, elle se trouve dans une situation coloniale…
Il y a de fait un peuple premier – le peuple kanak – victime d’un fait colonial incontestable. En tant que peuple autochtone, ce peuple est investi du droit à l’autodétermination et est par conséquent incontournable lorsqu’il s’agit de discuter de l’avenir politique du territoire. Mais il y a également très certainement un « peuple » issu de la colonisation, lui aussi « victime de l’histoire », comme ont pu en convenir les indépendantistes lors de la table ronde de Nainville-lès-Roches. Ces peuples ont en partage l’avenir de leur territoire, qui ne saurait se dessiner en dehors d’un accord entre les partis qui les représentent. Au vu des positions antagonistes des uns et des autres, cette négociation a pu apparaître difficile, mais a abouti finalement à deux joyaux que furent successivement les Accords de Matignon/Oudinot et l’Accord de Nouméa.
La clé de ce succès semble avoir reposé essentiellement sur la neutralité de l’Etat qui s’est montré depuis 1988 comme étant un facilitateur des négociations, mais en aucun cas un acteur favorisant l’un ou l’autre des deux camps.
Or, depuis 2021 et le troisième référendum, l’Etat a enchaîné les actes de partialité :
maintien à une date non consensuel du troisième référendum d’autodétermination en dépit de la demande de report fondée sur le respect de la période de deuil coutumier suite à l’irruption du COVID-19 dans l’archipel ;
valorisation au niveau national des personnalités les plus farouchement anti-indépendantistes avec la nomination de Sonia Backès au Gouvernement ou encore le soutien apporté par la majorité présidentielle à Nicolas Metzdorf lors des élections législatives 2022 ;
introduction enfin de la réforme constitutionnelle relative au dégel du corps électoral malgré l’absence d’accord politique sur cette question.
La proposition avancée par le Président de la République visant à ce que la réforme constitutionnelle puisse être soumise à un référendum national résume alors fort bien les errements d’un Etat ayant perdu la boussole du dialogue. De fait, si en 1988, le référendum avait pu apparaître aux yeux des indépendantistes comme une garantie que les accords conclus soient effectivement respectés, la proposition de référendum formulée en 2024 vient à l’inverse soumettre au peuple français un texte vis-à-vis duquel il n’y a précisément pas d’accord… Comment soutenir sérieusement qu’une mesure aussi cruciale que la détermination du corps électoral appelé à participer au gouvernement de la Nouvelle-Calédonie puisse être soumise au jugement d’un électorat essentiellement métropolitain se situant au propre comme au figuré à des milliers de lieux de la Nouvelle-Calédonie…
Fallait-il une réforme de la composition du corps électoral ?
L’élément déclencheur de ce projet de réforme constitutionnelle semble avoir été l’avis rendu par le Conseil d’Etat le 26 décembre 2023 relatif à la continuité des institutions en Nouvelle-Calédonie. En substance, la Haute assemblée soulignait, entre autres, l’accroissement du phénomène d’exclusion de personnes inscrites sur la liste électorale générale – soit l’ensemble des résidents français de l’archipel en pleine possession de leurs droits civiques – de la liste électorale spéciale établie pour les élections provinciales (19,28% en 2023 contre 7,46% en 1999). Ce faisant, il en ressortirait une atteinte « significative aux principes d’université et d’égalité du suffrage » et une compatibilité incertaine avec les engagements internationaux de la France, en particulier l’article 3 du protocole additionnel n° 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.
Sans que cela n’induise de manière certaine l’annulation des prochaines élections provinciales si elles devaient avoir lieu sur la même base, cet avis a pu être interprété par le Gouvernement comme nécessitant de réformer au plus vite la composition du corps électoral provincial sans quoi il y aurait une incertitude sur la validité du mandat des prochains élus aux assemblées de province et au congrès de la Nouvelle-Calédonie.
Dans leur « autopsie d’une réforme incendiaire », Jeanne Belanyi et Carine David démontrent le caractère exagéré d’une telle crainte en soulignant le caractère « funambule » de l’avis rendu par le Conseil d’Etat. De fait, celui-ci rappelle d’un côté la subsistance du cadre juridique de l’accord de Nouméa tant que la Constitution n’a pas été modifiée tout en faisant état de la nécessité d’y déroger en ce qui concerne la définition du corps électoral en procédant, le cas échéant, par une simple modification de la loi organique. Les auteures soulignent de plus que l’achèvement de l’Accord – et donc des dispositions qu’il comprend en ce qui concerne la définition du corps électoral – ne sera acquis qu’à partir du moment où un nouvel accord politique sera conclu entre ses signataires. Enfin, elles notent que l’argument fondé sur l’inconventionalité présumée du maintien d’un corps électoral gelé ne mentionne que la CEDH sans faire état des autres textes internationaux ratifiés ou soutenus par la France pouvant à l’inverse postuler la nécessité d’une définition consensuelle du corps électoral avec les populations intéressées : elles mentionnent à ce titre les deux pactes de 1966 (PIDCP et PIDESC) ainsi que la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones adoptée en 2007 par l’Assemblée générale. Ces textes fondent, rappelons-le, le droit des peuples à l’autodétermination, ce qui raisonne particulièrement en ce qui concerne le peuple Kanak. On pourrait également se référer à la Charte des Nations Unies et aux dispositions spécifiques relatives aux territoires non autonomes, statut qui depuis 1986 caractérise la Nouvelle-Calédonie. Partant de là, modifier unilatéralement le corps électoral selon une logique universaliste sans rechercher un accord des populations intéressées paraît entrer nettement en violation avec l’ensemble des efforts menés jusqu’alors pour permettre le plein exercice du droit des peuples kanak et néocalédonien à l’autodétermination. On ne rappellera à ce titre jamais assez que si les trois non exprimés aux consultations d’autodétermination constituent certes un non à l’indépendance, ils ne sauraient, en revanche, « être interprété comme ayant eu pour objet la disparition du peuple de la Nouvelle-Calédonie et encore moins, celle du peuple kanak ».
Quel avenir pour la réforme électorale suite à la dissolution de l’Assemblée nationale ?
En persistant dans cette voie, l’Etat, qui hier apparaissait comme étant le garant de la paix civile, a contribué à alimenter le ressentiment et suscité par conséquent une vague de violences inédites dans l’archipel faisant d’innombrables dégâts matériels et au moins 9 morts…
Avec la dissolution de l’Assemblée nationale annoncée le 9 juin 2024, cette réforme électorale, qui a créé tant de remous, a été logiquement suspendue avant sa ratification potentielle par le Congrès du Parlement. À ce stade, l’avenir est donc plus qu’incertain avec sur la table la question d’un nouveau report des élections provinciales pour l’année 2025, un maintien de celles-ci sur la base du corps électoral actuel ou l’aboutissement dans les mois qui viennent des discussions autour d’un nouvel accord global. Reprendre le processus d’adoption du projet actuel suite à l’élection de la nouvelle Assemblée paraît être, en tout état de cause, exclu dans la mesure où celui-ci avait vocation à entrer en vigueur au 1er juillet 2024. De plus, l’ampleur des violences suscitées par cette réforme pourrait rendre très incertaine la réunion d’une majorité des 3/5 des membres du Parlement pour son adoption.
Au final, tout ce processus n’aura donc servi strictement à rien, sinon rappeler qu’on ne peut se saisir du problème néocalédonien sans l’ensemble des composantes de la société néocalédonienne. Comme le disait Christian Blanc, il est temps que la France apprenne à décoloniser au sein de la République. Suivant la méthode qui avait prévalu en 1988, il est essentiel de laisser le temps à la concertation entre les différents partenaires politiques et de s’abstenir de gouverner par voie d’ultimatum. Au contraire, il importe, pour reprendre les mots de Louis Mapou, de faire « collectivement honneur au pari de l’intelligence ». Ce n’est qu’ainsi que l’on pourra laisser une chance au destin commun…
Zérah Brémond