L’histoire institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie est décidément marquée par le report des échéances politiques majeures de son histoire. Selon les mots employés par la sénatrice Corinne Narassiguin dans le débat relatif au projet de loi constitutionnelle portant modification du corps électoral pour les élections provinciales, « en Nouvelle-Calédonie, pour être plus efficace, il faut parfois donner du temps au temps ». C’est ce qui avait motivé les partenaires politiques à renoncer en 1998 à l’organisation d’un référendum d’autodétermination programmé dix ans plus tôt suite aux accords de Matignon/Oudinot, en en différant la tenue d’au moins vingt ans conformément aux prescriptions de l’Accord de Nouméa. C’est en revanche ce qui a pu manquer en 2021 lorsque face à la demande des indépendantistes de reporter la 3e consultation sur l’indépendance de l’archipel en raison de l’épidémie de COVID-19, le choix avait été fait de maintenir coûte que coûte le scrutin, engendrant par conséquent une stratégie de non-participation du camp indépendantiste à la consultation. Le choix de reporter potentiellement jusqu’au 15 décembre 2024 les prochaines élections provinciales, prévues initialement en mai, raisonne de manière particulière avec ce rapport au temps qui a pu par le passé échauffer ou au contraire apaiser les tensions dans l’archipel.
Quand et comment reporter une élection ?
Sans être monnaie courante, les reports d’élections – et par extension la prolongation du mandat des sortants – sont globalement admis par le juge constitutionnel dès lors qu’ils ne méconnaissent pas des principes constitutionnels et qu’ils sont manifestement appropriés avec l’objectif poursuivi. C’est ainsi que le Conseil constitutionnel avait pu, par exemple, valider le report d’un an des élections départementales et régionales de 2014 (décision 2013-667 DC) et des élections des sénateurs des Français de l’étranger de 2020 (décision 2020-802 DC). Dans le premier cas, il s’agissait d’éviter un trop plein d’élections la même année à même de favoriser l’abstention et d’accompagner la mise en place d’une réforme électorale, là où le second se justifiait par les incidences de la COVID-19 sur le calendrier électoral initial. De manière générale, le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel sur les décisions visant à un report d’élection apparaît comme étant particulièrement restreint, le juge se bornant à s’assurer de l’existence d’un motif d’intérêt général justifiant le report et du caractère limité de celui-ci.
La loi organique du 15 avril 2024 portant report du renouvellement général des membres du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie fut alors jugée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2024-864 DC. Suivant les observations adressées par le Gouvernement, les sages se sont bornés à souligner « que le législateur organique a entendu tenir compte de la réforme visant à modifier les règles de composition du corps électoral spécial afin que cette réforme puisse s’appliquer à ces élections » et que le report, limité à sept mois, « revêt un caractère exceptionnel et transitoire ».
Reporter pour quoi faire ?
L’enjeu est cependant de savoir ce qui peut être espéré de la décision de report d’élections qui ont inlassablement rythmé la vie politique de la Nouvelle-Calédonie depuis 25 ans. La référence faite par le Conseil constitutionnel à la réforme de la composition du corps électoral est liée à un projet de loi constitutionnelle déposé au sénat le 29 janvier 2024 et actuellement en cours de discussion devant l’Assemblée nationale. Sans remettre en cause l’existence d’un corps électoral spécial caractéristique d’une citoyenneté néocalédonienne distincte de la citoyenneté française, ce projet entend en assurer le « dégel » sous réserve qu’un nouvel accord survienne sur cette question entre les différentes formations politiques néocalédoniennes. Le report des élections provinciales se justifierait donc par le fait que quoi qu’il arrive, une réforme des conditions d’accès à la citoyenneté néocalédonienne devrait advenir prochainement ce qui nécessiterait de revoir les listes électorales en fonction de ces nouveaux critères, la ministre déléguée chargée de l’Outre-mer ayant rappelé devant le Sénat que cela impliquerait un délai incompressible de 14 semaines avant l’élection.
Si l’on peut à se stade s’interroger sur le sens d’un report fondé non pas sur une nouvelle réforme électorale, mais une réforme électorale potentielle, il convient de revenir sur les éléments qui semblent devoir la rendre incontournable.
Tout d’abord, on rappellera que le principe d’une citoyenneté spécifique à la Nouvelle-Calédonie conditionnant notamment le droit de vote aux élections provinciales résulte de l’Accord conclu à Nouméa le 5 mai 1998, l’idée étant de permettre de constituer « une communauté de destin » liant le peuple d’origine aux personnes ayant fait souche en Nouvelle-Calédonie. Bien qu’étant fortement restrictives, les conditions d’accès à la citoyenneté néocalédonienne impliquaient initialement essentiellement une certaine durée de résidence en Nouvelle-Calédonie avant les élections provinciales, en l’occurrence dix années. Saisie par un universitaire en poste en Nouvelle-Calédonie alors exclu de la citoyenneté du fait de ces conditions, la Cour européenne des droits de l’homme, dans son arrêt Py c. France rendu le 11 janvier 2005, en valida néanmoins le principe au regard des nécessités locales, caractérisées à la fois par la situation transitoire dans laquelle se trouvait la Nouvelle-Calédonie au regard du processus d’autodétermination programmé par l’Accord de Nouméa, et en même temps par la contribution de la limitation du corps électoral à l’apaisement des tensions ayant conduit aux « événements » des années 1980.
Suivant cette validation conventionnelle et afin de renforcer le caractère restrictif de la citoyenneté néocalédonienne, le constituant est intervenu en 2007 de manière à geler le corps électoral, l’application des conditions prévues par la loi organique nécessitant depuis d’avoir été a minima inscrit sur la liste électorale générale en Nouvelle-Calédonie lors de la consultation du 8 novembre 1998 (sans forcément avoir été habilité à y participer), ou d’avoir l’un de ses parents qui l’était. La conséquence en a été une évolution de la liste électorale spéciale reposant exclusivement sur le solde naturel, la citoyenneté néocalédonienne apparaissant ainsi plus que jamais comme une nationalité qui s’ignore et qui plus est, une nationalité fondée essentiellement sur le droit du sang, ces conditions ayant pu conduire à exclure de la citoyenneté des personnes pourtant nées en Nouvelle-Calédonie. Dès lors, si en 1999, seuls 7,4% des citoyens français étaient exclus du corps électoral spécial établi pour les élections provinciales, ils étaient 19,28% à être privés de la citoyenneté néocalédonienne en 2023, soit un peu plus de 43000 personnes.
Dans le cadre des discussions ouvertes suites aux trois séquences référendaires de 2018, 2020 et 2021, censées marquer l’achèvement politique de l’Accord de Nouméa, la question de l’évolution du corps électoral constitue un sujet brulant et ce, d’autant plus eu égard au fait que les indépendantistes ont obtenu, de manière inédite, la présidence du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie en 2021 grâce à la majorité relative acquise au Congrès suite aux dernières élections provinciales de 2019. Afin d’accélérer les discussions sur ce sujet, le gouvernement a choisi de soumettre au constituant une position par défaut, le projet de loi constitutionnelle précité prévoyant, de façon originale, sa caducité en cas d’accord sur l’évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie conclu entre les partenaires politiques au moins dix jours avant les prochaines élections provinciales (disposition ajoutée cependant par le Sénat, le projet initial exigeant que l’accord intervienne avant le 1er juillet 2024, date programmée d’entrée en vigueur de la révision). Ce faisant, maintenir le calendrier électoral initial paraissait peu propice à rendre effectif une telle disposition dont la finalité est clairement d’inciter à la négociation. Le projet prévoit d’ailleurs la possibilité qu’un nouveau report des élections puisse être décidé en cas d’accord, le temps que soient adoptées les mesures constitutionnelles, organiques et législatives requises par la mise en œuvre du nouveau statut institutionnel de la Nouvelle-Calédonie qui en résulterait.
Une attitude partiale de l’État ?
La décision de reporter les élections provinciales au 15 décembre 2024 est donc intimement liée au sort du projet de révision constitutionnelle portant modification du corps électoral et participe du même coup à la stratégie de l’État visant à inciter – voire forcer – les partis loyalistes et indépendantistes à la négociation.
Parmi les nombreux sujets de discussion, le principe même du dégel du corps électoral paraissait pouvoir faire l’objet d’un accord. Mais celui-ci ne constituait que l’un des éléments devant être tranchés dans le cadre de la négociation plus globale sur l’accord relatif à l’avenir institutionnel et politique de la Nouvelle-Calédonie. En choisissant d’avancer sans attendre sur ce sujet, l’État a pu sembler prendre parti, tranchant préventivement un sujet éminemment sensible là où il avait pu jusqu’alors adopter une posture plus sage de garant des négociations en agissant sous couvert de ce qui avait pu être convenu, l’Accord de Nouméa ayant acquis en ce sens une prévalence constitutionnelle.
Aussi, bien que la proposition avancée – dégel avec établissement d’une condition de résidence de 10 ans – puisse apparaître comme correspondant à ce que les indépendantistes étaient prêts à concéder, la méthode rompt avec la recherche de consensus qui avait caractérisé jusque-là les négociations relatives à l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. Ce « passage en force », dénoncé depuis avec vigueur par le FLNKS, ravive le soutenir douloureux de ce qu’a été la 3e consultation référendaire sur l’autodétermination en 2021 dont la date et le maintien en dépit de la pandémie étaient contestés par les indépendantistes.
Dans ce contexte, le report des élections provinciales permettra certainement de gagner un peu de temps, ce qui a pu conduire une partie des indépendantistes à en soutenir le principe. Reste à savoir si ce temps sera suffisant pour surmonter la défiance envers l’État et le dissensus entre les partenaires pour aboutir à un nouvel accord. Le Conseil d’État, dans son avis rendu sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la modification du corps électoral en soulignait la nécessité compte tenu notamment de la jurisprudence de la CEDH qui admettait « l’existence d’un corps électoral restreint qu’en raison du processus transitoire enclenché par la conclusion de l’accord de Nouméa ». Mais il ne faut pas oublier l’autre raison, en l’occurrence la contribution d’une telle décision à l’apaisement de la Nouvelle-Calédonie après les « Evénements ». 40 ans après qu’Eloi Machoro ait fracturé une urne à Canala, il est plus que jamais nécessaire que l’État ne touche que d’une main tremblante aux règles relatives à la composition du corps électoral en privilégiant autant que possible la négociation préalable.
Zérah Brémond
Maître de conférences en droit public, Université de Pau et des Pays de l’Adour.