Le 13 septembre 2021, la chaîne CNews a rendu public un communiqué de presse indiquant avoir tiré les conséquences suivantes de la récente demande du CSA :
« Bien qu’Éric Zemmour ne se soit pas déclaré candidat à l’élection présidentielle qui aura lieu dans sept mois, le CSA, par sa décision du 9 septembre, contraint CNews et Éric Zemmour à ne pas pouvoir continuer l’émission qu’ils faisaient ensemble. La chaîne d’information CNews regrette une telle décision, qui prive des millions de téléspectateurs des interventions du chroniqueur. ».
Communiqué de presse de C News, 13 septembre 2021
Ce communiqué acte la fin de la présence d’Eric Zemmour dans l’émission Face à l’info, du lundi au jeudi de 19h à 20h, à laquelle il participait depuis 2019 et qui réunissait plusieurs centaines de milliers de téléspectateurs… Pendant celle-ci, Eric Zemmour pouvait s’exprimer sans interruption pendant de longues minutes, parfois sans contradiction réelle.
Invité de L’Heure des pros, Éric Zemmour a reconnu que cette décision était « inévitable ». « J’en suis fort triste, a-t-il commenté. Je pense que c’était inévitable. Je pense que le CSA l’a fait exprès, l’a fait volontairement. » « Et après mûre réflexion […], on a bien compris que c’était la seule solution raisonnable. Quand on ne peut pas résister, il faut rompre et résister ailleurs ». Il a par ailleurs affirmé samedi chez Laurent Ruquier qu’il « n’avait pas peur » d’être éventuellement candidat à la présidentielle, qu’il en avait « envie », mais qu’il voulait « choisir son moment ».
Eric Zemmour, ainsi que C News à regret, semblent donc accepter cette décision, ce qui ne signifie pas qu’aucun recours n’aura lieu devant le Conseil d’Etat concernant la demande faite par le CSA à C News. Cependant, juridiquement parlant, la décision du CSA semble logique et la réaction de C News inévitable, parce qu’elle s’explique par la façon dont se produit la régulation de l’audiovisuel en France. Outre l’article ci-dessous, vous pourrez trouver sur ce sujet notre interview donnée à l’INA : la France n’est pas un pays de chaînes d’opinion, mais un pays où l’audiovisuel est encore, en vertu du principe de pluralisme politique, très régulé.
La régulation du temps de parole politique en France : la soumission de CNews au pluralisme politique et l’exclusion du système des « chaînes d’opinion »
À la différence de la presse écrite, le secteur audiovisuel, c’est-à-dire la radio et la télévision, fait l’objet d’une régulation précise. Il existe en France une obligation dite de pluralisme interne, qui s’impose aux radios et aux chaînes de télévision : ces médias doivent respecter un équilibre quantitatif et qualitatif des temps de parole entre les différentes sensibilités politiques dans leurs programmes. Cette règle est ancienne et d’après le Conseil constitutionnel, selon une formulation datant de 1986, « l’objectif à réaliser est que les auditeurs et les téléspectateurs (…) soient à même d’exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions, ni qu’on puisse en faire les objets d’un marché » (Conseil constitutionnel, décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986).
Ce principe est aujourd’hui prévu par l’article 13 de la loi relative à la liberté de communication audiovisuelle du 30 septembre 1986 : le CSA « assure le respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans les programmes des services de radio et de télévision, en particulier pour les émissions d’information politique et générale ». Le Conseil constitutionnel a jugé à son propos que « ces dispositions impliquent que la commission est tenue d’exercer la mission qui lui est confiée par la loi et que les recommandations qu’elle prend à cet effet revêtent un caractère obligatoire et peuvent, tout comme d’ailleurs le refus par la commission de faire usage des pouvoirs qu’elle tient de la loi, être contestées devant le juge de l’excès de pouvoir », et que « ces diverses dispositions permettent d’assurer le respect de l’objectif de pluralisme dans le secteur public de la communication audiovisuelle » (Conseil constitutionnel, décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986).
Cette règle, d’après le Conseil d’Etat, soumet les chaînes de télévision concernées à une relative « obligation d’impartialité » (CE, El. Mun. de Vitrolles, 18 dec. 1996, n°177011), même s’il a jugé de façon plus contemporaine qu’au niveau local les radios associatives peuvent prendre parti pour un candidat, à condition toujours de respecter l’obligation de pluralisme (CE, El. reg. de Martinique, 19 juillet 2016, n°395373). Il existe donc un certain flou sur cette question de la prise de position d’un média audiovisuel, qui peut disposer d’une ligne éditoriale (v. en dernière analyse CE, Oser l’écologie, 14 juin 2021, n°453462), mais en tout état de cause ne peut pas s’exonérer du respect du principe de pluralisme. Dès lors, pour le dire autrement, le système français n’est pas – n’a jamais été – celui d’un système de chaînes d’opinion, où ces chaînes pourraient non seulement adopter une ligne éditoriale, mais aussi disposer d’une liberté totale d’invitation de personnalités politiques sans tenir compte de la pluralité des opinions existantes.
Au contraire le pluralisme s’impose. Tous les éditeurs de services de radio et de télévision, à l’exception d’Arte et des chaînes parlementaires, sont tenus de respecter les règles définies par le CSA (CSA, délibération n°2017-62 du 22 novembre 2017 relative au principe de pluralisme politique dans les services de radio et de télévision). Cette recommandation est appliquée par les juridictions administratives (v. par exemple à propos des élections européennes CE, France Télévisions, 04 avril 2019, n°429370).
En pratique, parmi ces services, 11 chaînes généralistes (TF1, France 2, France 3, France 5, Canal +, M6, C8, TMC, TFX, RMC Story, RMC Découverte), 9 radios (France Inter, France Info, France Culture, Europe 1, RTL, BFM, RMC, Radio Classique, Sud Radio) et 4 chaînes d’information en continu (BFM TV, CNews, Franceinfo:, LCI) relèvent les temps de parole des personnalités politiques diffusés sur leurs antennes et les déclarent chaque mois au CSA, parce qu’il s’agit des médias audiovisuels les plus importants. On peut le constater sur le site du CSA, où sont indiqués les relevés des temps de parole des personnalités politiques, seconde par seconde, le CSA opérant un contrôle plutôt trimestriel des équilibres en question et les grands équilibres n’étant à ce stade que contrôlés avec souplesse.
Sur le fond, la régulation audiovisuelle distingue deux périodes, en dehors de la campagne électorale et pendant la campagne électorale « au sens du CSA » (et non au sens de la « campagne officielle »). Cette distinction a été établie par le CSA : hors élection présidentielle, laquelle répond à un régime sui generis, débutant en début d’année électorale (janvier ou février), la régulation « période électorale » correspond aux six semaines qui précèdent le jour du scrutin en vertu d’une recommandation du CSA du 4 janvier 2011, et la régulation « hors période électorale » désigne la période antérieure, laquelle fait l’objet d’une régulation plus souple que celle qui s’appliquera pendant la campagne électorale.
Pendant la période hors période électorale, « Le temps d’intervention cumulé du Président de la République relevant du débat politique national, de ses collaborateurs et des membres du Gouvernement doit correspondre au tiers du temps total d’intervention ». Pour les deux tiers restants, « Les éditeurs veillent à assurer aux partis et groupements politiques qui expriment les grandes orientations de la vie politique nationale un temps d’intervention équitable au regard des éléments de leur représentativité, notamment les résultats des consultations électorales, le nombre et les catégories d’élus qui s’y rattachent, l’importance des groupes au Parlement et les indications de sondages d’opinion, et de leur contribution à l’animation du débat politique national ». Ces règles s’imposent donc en tout temps de ce point de vue.
CNews se trouve donc obligée, comme toutes les autres chaînes, de respecter ce principe de pluralisme et d’en rendre compte au CSA. Cependant pour faire partie de la comptabilisation en question, encore faut-il faire partie de la vie politique nationale… ce que le CSA a tranché pour Eric Zemmour.
Eric Zemmour : de journaliste à personnalité politique… La décision logique du Conseil supérieur de l’audiovisuel.
La « déprogrammation » très relative d’Eric Zemmour est liée à la demande du CSA de le comptabiliser parmi les personnalités politiques.
Par un communiqué de presse publié le 8 septembre 2021, le CSA indiquait avoir « décidé de demander aux médias audiovisuels de décompter les interventions de Monsieur Éric Zemmour portant sur le débat politique national. Cette décision s’appliquera à compter du 9 septembre 2021 ».
Le CSA précisait alors : « Le CSA rappelle que les dispositions de la loi du 30 septembre 1986 prévoient la prise en compte des interventions des personnalités politiques. Au regard des récents développements, le Conseil supérieur de l’audiovisuel a considéré que M. Zemmour pouvait être regardé dorénavant, tant par ses prises de position et ses actions, que par les commentaires auxquels elles donnent lieu, comme un acteur du débat politique national« .
Sans doute, l’affaire a-t-elle un caractère très inédit car M. Zemmour était jusque-là journaliste et bénéficiant de la liberté d’expression des éditorialistes. Cependant la décision du CSA de considérer M. Zemmour comme une personnalité politique, certes à ce stade à son compte, est somme toute très logique. A ce titre, les critères utilisables sont proches de ceux que le CSA utilise pour déterminer les « pré-candidats » lors d’une élection présidentielle, ce qu’il est nécessaire de faire, puisque la liste de candidats intervient très tardivement, généralement en mars.
De ce point de vue, plusieurs éléments, hormis les aspects politiques et ou éditoriaux, ont été pris en compte semble-t-il et ont fait basculer la balance. La création par les amis d’Eric Zemmour d’une association de financement agréée par la CNCCFP, une campagne d’affichage, puis enfin, la révélation par le presse, le jour même du communiqué de presse du CSA et ce n’est pas un hasard, du déroulement de la collecte des parrainages pour l’élection présidentielle. Il est certain que ces révélations ont fini de faire changer le statut d’Eric Zemmour et ont fait que celui-ci est désormais décompté comme une personnalité politique entrant à ce titre dans le champ du pluralisme politique..
Une régulation souple qui rendait cependant intenable le statut d’Eric Zemmour sur CNews
Eric Zemmour étant une personnalité politique, il ne sera évidemment pas « censuré » mais simplement placé sur un pied d’égalité (plutôt d’équité, au demeurant) avec les autres personnalités politiques.
Hors période électorale, cette régulation des temps de parole reste souple. Le Conseil d’Etat, dans une ordonnance relative à l’organisation de débats télévisés pendant la campagne des élections européennes, a consacré la distinction introduite par le CSA. Considérant l’existence de « règles particulières qui régissent, en matière de communication audiovisuelle, la période électorale », il a estimé qu’en dehors de celle-ci « ni la loi, ni les termes de cette recommandation n’ont pour effet d’imposer à la société France Télévisions d’inviter aux débats qu’elle organise dans la période en cause, même dans la perspective d’élections prochaines, et a fortiori à un seul débat en particulier, des représentants de l’ensemble des partis et groupements politiques qui entendent se présenter aux suffrages des électeurs. Elles n’exigent pas non plus d’inviter des personnalités susceptibles d’exprimer toutes les opinions se rapportant au scrutin à venir. Elles n’ont pas pour conséquence, dans cette période, d’imposer une stricte égalité de traitement entre toutes les personnalités politiques. Il appartient à la société France Télévisions, dans le régime de liberté garanti par la loi et dans l’exercice de sa responsabilité éditoriale, sous le contrôle du Conseil supérieur de l’audiovisuel, de concevoir et d’organiser les émissions participant au débat démocratique, dans le respect d’un traitement équitable de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion ». (CE, Société France Télévision, 4 avr. 2019, n°429370).
Cela signifie donc qu’Eric Zemmour pourra continuer à s’exprimer, mais en tant que personnalité politique, ce qui n’est là aussi sans poser des difficultés, associées cette fois aux difficultés classiques des critères de détermination des temps de parole politique, pendant ou en dehors des périodes électorales. Pour rappel, hors période électorale, « Les éditeurs veillent à assurer aux partis et groupements politiques qui expriment les grandes orientations de la vie politique nationale un temps d’intervention équitable au regard des éléments de leur représentativité, notamment les résultats des consultations électorales, le nombre et les catégories d’élus qui s’y rattachent, l’importance des groupes au Parlement et les indications de sondages d’opinion, et de leur contribution à l’animation du débat politique national ». De ce point de vue, cela garantit à Eric Zemmour une certaine présence, ne serait-ce que par ses scores dans les sondages (environ 7-8 %) et sa contribution à « l’animation du débat national » (c’est le moins que l’on puisse en dire). Bien entendu, il n’y ici ni « groupes au Parlement » ni résultats à des anciennes élections, mais à vrai dire le problème s’était déjà posé pour un précédent candidat… sans que cela ne l’empêche d’avoir une belle exposition médiatique et de remporter l’élection présidentielle…
Pour autant, la situation sur CNews était intenable et la chaîne de télévision a du franchement se tirer les cheveux avant de se rendre à l’évidence. Cette décision du CSA n’empêche pas les chaînes de télévision d’inviter Eric Zemmour, qui peut avoir accès à l’antenne comme tout autre personnalité politique. Mais CNews aurait du traiter les autres personnalités politiques, alors, à la même hauteur qu’Eric Zemmour, et elle ne pouvait sans doute pas donner une heure à chaque candidat à 7 % dans les sondages, chaque jour, à un moment de grande écoute… La « déprogrammation » de l’émission Face à l’info apparaît ainsi comme une solution logique qui n’a rien d’une censure, mais l’application des principes traditionnels de la régulation des temps de parole en France. Qu’on l’aime ou la déteste est encore un autre sujet, largement traité sur ce blog et dans des travaux plus académiques…
Que les thuriféraires d’Eric Zemmour se rassurent néanmoins : son score de 8% dans les sondages et son exposition médiatique de manière générale, ainsi que son livre, lui permettront de s’exprimer très largement encore. Par ailleurs celui-ci ne disposant pas de « soutiens » politiques explicites à ce stade, les chroniqueurs de CNews, qui dispose de sa ligne éditoriale, pourront largement commenter encore son action.
Un « arrêt Zemmour » ?
Un recours en justice contre la décision du CSA est parfaitement possible, notamment en référé-liberté, ce qui donnerait lieu à une décision rapide du Conseil d’Etat. Il y a de nombreux précédents. On a déjà cité les élections européennes (CE, Société France Télévision, 4 avr. 2019, n°429370), on pourrait citer les élections régionales (CE, Oser l’écologie, 14 juin 2021, n°453462). Pour l’élection présidentielle, c’est le précédent de M. Dupont-Aignan qu’il faut évoquer bien entendu, ordonnance dans laquelle sa non-invitation au grand débat de TF1 opposant les 5 principaux candidats à la présidentielle avait été considérée à l’époque (on était en période électorale) comme non inéquitable au regard des critères précités (CE, M. Dupont-Aignan, 16 mars 2017, n°408730).
Une saisine et un arrêt du Conseil d’Etat seraient donc tout à fait possibles, y compris en référé-liberté. A ce stade il semble que ce n’est pas l’orientation choisie par le journaliste bientôt candidat, mais cela serait susceptible d’évoluer… Alors, bientôt un arrêt de principe Zemmour ?
Romain Rambaud