1er tour des élections municipales : le tribunal administratif de Lyon transmet une QPC au Conseil d’Etat ! [R. Rambaud]

C’est une véritable course contre la montre qui s’engage désormais, notamment pour l’association 50 millions d’électeurs qui s’est donnée pour objectif d’obtenir l’annulation du 1er tour des élections municipales, considérant qu’elle serait insincère en raison de l’abstention liée au Covid-19.

En effet, alors que le Premier Ministre a annoncé hier, sur la base d’un avis du conseil scientifique Covid-19, l’entrée en fonction des conseillers municipaux élus le 18 mai et l’élection des maires et adjoints entre le 23 et le 28 mai, le tribunal administratif de Lyon vient, suivant la possibilité que nous avions évoquée dans un article précédent du blog du droit électoral, ainsi que dans un article de l’AJDA publié la semaine dernière, de transmettre une QPC sur l’article 19 de la loi du 23 mars 2020 au Conseil d’Etat !

Qui arrivera le premier à la fin de la course ? L’installation des conseils municipaux ? La décision du Conseil d’Etat ? Éventuellement, celle du Conseil constitutionnel ? Un nouveau soubresaut de la crise démarre ! Explications de la procédure et des solutions possibles ci-dessous.

La transmission attendue d’une QPC portant sur l’article 19 de la loi du 23 mars 2020 au Conseil d’Etat par le TA de Lyon

Dans une ordonnance du 11 mai 2020 portant sur le contentieux des élections municipales de Saint-Laurent-de-Mure, le tribunal administratif de Lyon a considéré, prenant l’article 19 dans sa globalité et non seulement l’article 19.I dernier alinéa entérinant le 1er tour (ce qui bougera sans doute et montre que le TA a adopté une interprétation de son office favorable à la transmission au Conseil d’Etat), que :

« L’article 19 de la loi du 23 mars 2020 est applicable au présent litige. Ses dispositions n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel. Le moyen tiré de ce qu’elles portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, et notamment à son article 3 et aux articles 1 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, pose une question qui n’est pas dépourvue de caractère sérieux. Ainsi, il y a lieu de transmettre au Conseil d’Etat la question prioritaire de constitutionnalité ». Le Conseil d’Etat devra donc statuer.

Pour rappel, l’article 19 I dernier alinéa de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 dispose que « Dans tous les cas, l’élection régulière des conseillers municipaux et communautaires, des conseillers d’arrondissement, des conseillers de Paris et des conseillers métropolitains de Lyon élus dès le premier tour organisé le 15 mars 2020 reste acquise, conformément à l’article 3 de la Constitution ». Son objet est de marquer le consensus politique et parlementaire s’agissant du maintien des résultats du 1er tour, dans le cadre de la loi d’urgence qui a permis de sortir de la crise liée au report du second tour des élections municipales pour cause de confinement, du point de vue des députés et des sénateurs.

La loi organique n° 2020-365 du 30 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 a suspendu, jusqu’au 30 juin 2020, les délais mentionnés aux articles 23-4, 23-5 et 23-10 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. Cela signifie que le Conseil d’Etat n’a pas l’obligation de statuer dans les trois mois mais rien ne lui interdit de le faire et rien ne lui interdit de statuer très rapidement. Le Conseil constitutionnel l’a rappelé dans sa décision n° 2020-799 DC du 26 mars 2020 relative à cette loi organique d’urgence : « Afin de faire face aux conséquences de l’épidémie du virus covid-19 sur le fonctionnement des juridictions, l’article unique de cette loi organique se borne à suspendre jusqu’au 30 juin 2020 le délai dans lequel le Conseil d’État ou la Cour de cassation doit se prononcer sur le renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel et celui dans lequel ce dernier doit statuer sur une telle question. Il ne remet pas en cause l’exercice de ce recours ni n’interdit qu’il soit statué sur une question prioritaire de constitutionnalité durant cette période ».

Il faut sans doute s’attendre à une décision rapide du Conseil d’Etat, d’autant plus importante qu’elle est concomitante à l’annonce de l’installation des conseils municipaux. Il serait en effet préférable de savoir quel est le statut juridique des décisions prises dans le cadre de la loi du 23 mars 2020, c’est à dire si elles posent ou non un problème de constitutionnalité, avant que cette installation ne soit effective.

Vers une transmission de la QPC au Conseil constitutionnel ?

La question se pose de savoir ce qu’une telle QPC pourrait devenir, toutes les solutions étant possibles. Dans son interview donnée au journal Le Figaro le 19 avril 2020, Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, indiquait à la fin de celle-ci, à propos des problèmes constitutionnels potentiels posés par le report du second tour des élections municipales : « Comme il semble assez probable que le Conseil constitutionnel soit saisi de ces questions par la voie de la QPC, vous comprendrez que je ne puisse prendre position sur des débats qui devront être tranchés par le Conseil assemblée. Ce qui est certain, c’est que la situation est sans précédent dans notre histoire politique contemporaine. Des questions inédites se posent au regard, notamment, du principe d’égalité ou de l’exigence constitutionnelle de sincérité du scrutin que le Conseil constitutionnel déduit de l’article 3 de la Constitution. On voit donc l’intérêt que le Conseil constitutionnel puisse trancher définitivement les différentes questions soulevées par la loi déjà adoptée, ou les dispositions législatives qui viendront la compléter pour régler ces questions ». Il est donc très clair que le Conseil constitutionnel souhaiterait que cette QPC lui soit transmise, mais la procédure de QPC est ainsi faite que c’est le Conseil d’Etat qui, dans son rôle de filtre, dispose du pouvoir sur le devenir de cette disposition.

Sur le plan juridique, la transmission de la QPC au Conseil constitutionnel est une solution possible, même si ce n’est pas une solution certaine. Le contentieux pourrait en effet s’arrêter au Conseil d’Etat.

D’un côté, le Conseil d’Etat pourrait ne pas la transmettre en jugeant que cette disposition n’est pas réellement applicable au litige, parce qu’elle est postérieure aux élections et/ou dépourvue de portée normative, dans la mesure où les résultats du 1er tour et les élections sont déjà acquis en cas de majorité absolue des suffrages exprimés pour l’une des listes en vertu de l’article L. 262 du code électoral, et donc valides en droit dans la mesure où il n’existe pas de seuil de participation exigé pour des élections municipales (hormis, en vertu de l’article L. 253, pour l’élection au premier tour dans les communes de moins de 1 000 habitants). En effet, la haute juridiction administrative considère que « les dispositions d’une loi qui sont dépourvues de portée normative ne sauraient être regardées comme applicables au litige, au sens et pour l’application de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 » (CE, 18 juill. 2011, Fédération nationale des chasseurs, n° 340512 ; CE, 19 oct. 2015, Association pour la neutralité de l’enseignement de l’histoire turque dans les programmes scolaires, n° 392400 ; CE, 13 janv. 2017, n° 404850). Il se pourrait aussi qu’il ne la juge pas sérieuse, eu égard à l’absence de critère de participation en droit des élections politiques.

D’un autre côté, il pourrait à l’inverse la juger applicable au litige en tant qu’elle entérine les résultats du premier tour et a vocation en quelque sorte à neutraliser l’abstention (ou même ne rien dire sur ce sujet, ce qui serait encore plus habile pour laisser ouvertes toutes les possibilités), et sur le fond qu’il la juge soit sérieuse (au regard du principe d’égalité et du principe de sincérité du scrutin notamment) soit nouvelle (mettant en jeu des principes constitutionnels, notamment le principe de sincérité du scrutin, qui n’ont jamais été appliqués à un report d’élection dans de telles circonstances), soit les deux, notamment dans le but d’en saisir le Conseil constitutionnel pour des raisons d’opportunité. On peut de ce point de vue interpréter comme un message du Conseil constitutionnel au Conseil d’Etat l’interview précitée de Laurent Fabius. Sera-t-il entendu ?

Si la QPC était transmise au Conseil constitutionnel, quelles solutions pourrait-il adopter ?

S’il était saisi, que ferait le Conseil constitutionnel ? Nul n’est habilité à le prédire, mais la position de la juridiction constitutionnelle sera en tout état de cause exceptionnelle. Même si le principe de sincérité du scrutin figure bien dans les normes de référence du Conseil constitutionnel mises en œuvre en tant que juge électoral comme en tant que juge de la constitutionnalité de la loi (Cons. const., n°2013-673 DC, 18 juil. 2013), ce dernier ne l’a que récemment directement rattaché à l’article 3 de la Constitution (Cons. const., n° 2018-773 DC, 20 dec. 2018) et son contenu reste très indéterminé pour ce qui concerne la question de la validation, de l’annulation ou du report d’une élection, ce qui laisse beaucoup d’hypothèses ouvertes, même si l’hypothèse d’une censure ayant pour effet d’annuler le 1er tour des élections municipales n’est pas la plus probable.

Tout d’abord le juge constitutionnel pourrait aussi bien finalement décider que la disposition n’est pas normative et donc non applicable au litige, tout en préservant les résultats de l’élection. Jusqu’à aujourd’hui, en droit français, l’abstention n’est pas une cause d’invalidation de l’élection en tant que telle (Cons. const., n°98-2571 AN, 09 mars 1999, Alpes-Maritimes, 2ème circ. ; CE, 17 dec. 2014, n°381500, El. Mun. de Saint-Rémy-sur-Avre ; CE, 22 juill. 2015, n° 385989, El. Mun. de Montmagny) et l’annulation des élections ne s’envisage qu’au cas par cas (en théorie surtout, la pratique faisant état surtout de la neutralisation de l’abstention) lorsque des circonstances particulières sont présentes en l’espèce, comme des manoeuvres ou des pressions (Cons. const., n°2007-3742/3947 AN, 20 dec. 2007, Hauts-de-Seine, 10ème circ. ; CE, 17 dec. 2014, n°381500, El. Mun. de Saint-Rémy-sur-Avre ; CE, 22 juill. 2015, n° 385989, El. Mun. de Montmagny) ou en cas de circonstances exceptionnelles s’il existe une inégalité entre les candidats (Cons. const., n°80-892/893/894 AN, 19 janv. 1981, Cantal, 1ère circ ; Cons. const., n°93-1279 AN, 1er juil. 1993, Wallis-et-Futuna). Le 15 mars 2020, l’abstention a affecté tout le monde de la même manière, et l’on ne se trouve donc pas dans une telle hypothèse qui pourrait en revanche se présenter au cas par cas.

Quant à faire valoir des pressions, cela ne nous semble ne pas correspondre aux discours de l’Etat et du Conseil scientifique (v. avis du 12 et du 14 mars) qui a indiqué que le vote était possible dans des conditions sanitaires adaptées, même si hélas celles-ci n’ont parfois pas été suffisantes. En tout état de cause, cette loi peut difficilement être considérée comme validant a posteriori l’exercice de pressions sur les électeurs.

Par ailleurs, le pouvoir exécutif, en maintenant les élections municipales, se trouvait en quelque sorte en situation de compétence liée, seul le pouvoir législatif pouvant décider du report des élections. Quoiqu’envisageable, comme nous l’avions nous-même indiqué à l’époque, l’utilisation de la théorie des circonstances exceptionnelles n’était pas sans poser d’importantes difficultés sur le plan juridique, car il aurait fallu s’en remettre au juge administratif pour sauver un acte illégal, mais surtout sur le plan politique. Immanquablement, le pouvoir exécutif aurait été accusé d’un coup de force anti-démocratique. Jusqu’à quel point peut-on reprocher aux pouvoirs publics de ne pas avoir violé le droit ?

En outre, le juge constitutionnel pourrait considérer, a fortiori dans les circonstances exceptionnelles que nous connaissons, ne pas disposer d’un « pouvoir d’appréciation de la même nature que le Parlement » et ainsi s’autolimiter dans le contrôle opéré. En effet, de manière générale, les lois électorales font l’objet de cette autolimitation, par simple volonté de respecter la marge de manœuvre du pouvoir politique (parfois excessive), comme ce fut le cas pour prendre un exemple récent lors de la validation du seuil de 5% des suffrages pour être admissible aux sièges dans le cadre des élections européennes (Cons. const., n° 2019-811 QPC, 25 oct. 2019). En outre, cette autolimitation du contrôle de la part du Conseil constitutionnel ne pourra être que renforcée par le fait que le Parlement, en commission mixte paritaire, a trouvé sur ce sujet un consensus politique en pleine crise, qu’il ne lui appartiendrait pas de remettre en question en l’absence de fondement textuel clair et non équivoque. Sur ce point, l’argumentation pourrait prendre appui sur les standards internationaux qui, comme nous l’avons montré dans notre précédent article sur le blog du droit électoral, insistent sur la nécessité de consulter les parties prenantes et de privilégier les solutions de consensus.

Quant au principe d’égalité, il est malheureusement probable que la menace du virus continue à planer sur nous et c’est bien plutôt la question des modalités d’expression du vote en période de crise sanitaire qu’il faut aujourd’hui se poser, car la démocratie doit continuer et les opérations électorales s’adapter, comme l’a montré l’exemple de la Corée du Sud qui en tous points, aura été meilleure que nous sur ce sujet.

Mais le Conseil constitutionnel pourrait aussi, s’interrogeant par exemple sur la compétence du législateur, la normativité de la loi, le principe de sincérité du scrutin ou le principe d’égalité, contredire une telle analyse et/ou produire des réserves d’interprétation, remettant en cause ou non le premier tour des élections municipales.

Conclusion

La crise du Covid-19, en matière électorale, ne cesse de jouer avec les nerfs de ses acteurs, et nous sommes bien partis pour une nouvelle phase, où le politique et le juridictionnel vont s’entrecroiser.

Si, à titre personnel, notre position, que nous avons déjà exprimée de nombreuses fois et qui nous semble confortée par les standards internationaux, est qu’il est plus probable que les élections municipales ne soient pas annulées dans leur intégralité et qu’il serait périlleux de jouer avec le consensus politique qui a été obtenu, il existe un indéniable intérêt à ce que les choses soient dites et stabilisées en droit, dans un sens ou dans un autre.

Qu’elle s’arrête au niveau du Conseil d’Etat ou qu’elle poursuive son chemin devant le Conseil constitutionnel, on ne peut que souhaiter bon vent, et si possible un vent rapide, à cette question prioritaire de constitutionnalité !

Romain Rambaud