A l’occasion de la publication du rapport du Sénat à propos de l’affaire Benalla, le blog du droit électoral publie un article de Zérah Brémond, en trois parties, à propos des pouvoirs du Parlement dans le cadre de ses commissions d’enquête, question de droit constitutionnel particulièrement discutée.
Les pouvoirs du Parlement enquêteur (2/3) : le Sénat en renfort
Suite à l’échec de la Commission d’enquête instituée à l’Assemblée nationale pour enquêter sur « l’affaire Benalla », le Sénat a, dès le 23 juillet, décidé de conférer à sa Commission des lois les pouvoirs d’une Commission d’enquête. Malgré les différents écueils qui ont pu nuire à ses travaux, les parlementaires du Palais du Luxembourg ont su s’en affranchir et mener, contrairement aux députés, leur mandat d’enquête à terme, publiant finalement un rapport d’enquête présenté le 20 février 2019.
En premier lieu, l’objet de l’enquête fut qualifié de manière beaucoup plus précise que le fut celle initiée à l’Assemblée nationale, puisque la Commission fut constituée comme « mission d’information sur les conditions dans lesquelles des personnes n’appartenant pas aux forces de sécurité intérieure ont pu ou peuvent être associées à l’exercice de leurs missions de maintien de l’ordre et de protection de hautes personnalités et le régime des sanctions applicables en cas de manquements ». Plus concrètement, la finalité de cette « mission d’information » – qui en pratique dispose des mêmes prérogatives qu’une Commission d’enquête – était, selon les mots du sénateur Philippe Bas, de faire la lumière sur « la confusion des pouvoirs entre les responsabilités constitutionnelles du Président de la République et celles du Gouvernement dans la mise en œuvre de la politique de sécurité », ainsi que sur « les difficultés que cette confusion des pouvoirs fait apparaître en ce qui concerne les conditions de mise en œuvre de la sécurité du Président de la République ». Sans perdre de vue l’idée d’un contrôle du gouvernement s’étendant à l’organisation de la présidence de la République, les sénateurs se plaçaient toutefois plus strictement dans le cadre de la mission confiée au Parlement par la Constitution, soit, le contrôle du gouvernement, en l’occurrence, la manière dont l’Élysée – plus précisément, le collaborateur qu’était Alexandre Benalla – a pu s’immiscer dans l’activité gouvernementale.
En second lieu, la composition de cette commission devait potentiellement l’immuniser contre les écueils ayant nui à la crédibilité de celle de l’Assemblée nationale, puisque, conformément à la répartition politique du Sénat, les commissaires enquêteurs étaient largement issus de l’opposition, à commencer par le président – Philippe Bas – et les deux rapporteurs – Muriel Jourda et Jean-Pierre Sueur – issus du Parti Les Républicains et du Parti socialiste. On pourrait alors s’interroger sur le fait que contrairement à la pratique qui veut que la majorité gouvernementale dispose d’au moins l’une des deux fonctions (de rapporteur ou de président), il n’en fut rien ici, cela résultant de la configuration particulière du Sénat sous cette mandature, dans laquelle le gouvernement, avec seulement 23 sénateurs affiliés à La République en Marche, ne constitue pas la principale force d’opposition. Le piège aurait alors pu être grand pour la double opposition de droite et de gauche au gouvernement d’exploiter la tribune qu’offre cette Commission pour une attaque en règle contre la majorité gouvernementale et au-delà, contre la présidence de la République.
Les sénateurs semblèrent toutefois se préserver de cet écueil et purent ainsi auditionner non seulement le Ministre de l’Intérieur, le Directeur de cabinet du Président de la République ou encore le Préfet de police de Paris, comme l’a fait également la Commission de l’Assemblée nationale, mais aussi le secrétaire général de l’Élysée et le délégué général de la République en marche, auditions que la majorité de la Commission d’enquête du palais Bourbon avait manifestement refusées. Enfin, la Commission a pu auditionner le 19 septembre 2018 les principaux protagonistes de l’affaire en entendant Alexandre Benalla lui-même, ainsi que Vincent Crase, alors également poursuivi par la justice pour avoir participé aux faits du 1er mai 2018.
La tenue de ces auditions a pu cependant être relativement délicate, considérant le risque qu’il y aurait de « franchir la ligne » que constitue l’interdiction pour une Commission d’enquête parlementaire de s’immiscer dans le travail de la justice. Cela fut notamment discuté lors d’une réunion d’organisation s’étant tenue mercredi 1er août 2018, le sénateur Alain Richard ayant d’ailleurs suggéré de privilégier des questions écrites à une prestation orale en bonne et due forme. La perspective de cette audition était quoi qu’il en soit dans tous les esprits, la rapporteuse Muriel Jourda en ayant conclu que les travaux de la Commission n’étaient pas terminés, alors que ce même jour, la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale prenait fin. D’abord favorable à l’idée d’être auditionné avant de finalement être réticent, Alexandre Benalla a alors pu lui-même donner l’occasion à la Commission sénatoriale de tester sa capacité à mener pleinement son enquête. Pressentant peut-être qu’un tel scénario risquait d’arriver, le Président Philippe Bas rappela, lors de la séance publique ayant institué la Commission, que « toute personne qui refuserait d’apporter son concours ou qui ferait obstruction à la commission des lois dans l’exercice de ses pouvoirs d’investigation serait passible d’une peine allant jusqu’à deux ans de prison et 7 500 euros d’amende ». Il le rappela à l’intéressé avant l’audition du 19 septembre, celui-ci ayant finalement surmonté ses réticences en se présentant effectivement devant la Commission.
Toujours soucieux de légitimer le champ de son enquête, le Président introduisit l’audition d’Alexandre Benalla en rappelant que contrairement à l’enquête menée par l’Assemblée sur « les évènements survenus en marge de la manifestation parisienne du 1er mai », faisant aujourd’hui l’objet de poursuite judiciaire, la Commission sénatoriale entendait bien rester dans le cadre de son mandat et ne posera aucune question susceptible de porter sur ces faits. De surcroît, afin d’affirmer le respect de la séparation des pouvoirs, il était convenu que comme cela est « chaque fois » le cas lors de l’audition d’un collaborateur du Président de la République, il ne serait posé « aucune question sur des décisions ou des actes du Président de la République, qui sont couverts par l’irresponsabilité constitutionnelle du chef de l’État ». Matériellement, la Commission respecta cette exigence en posant essentiellement des questions en lien avec le parcours et les différentes fonctions exercées par Alexandre Benalla.
Une Commission enquêtant jusqu’à l’expiration de son mandat
Conformément à l’article 5 ter de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, lorsqu’une Commission permanente obtient les prérogatives d’une Commission d’enquête, elle ne peut en disposer que pour une durée maximale de six mois. Ainsi, la Commission sénatoriale ne pouvait exercer sa mission que jusqu’au 22 janvier 2019, ses pouvoirs d’enquêtes expirant au-delà, ce qui implique notamment la cessation de l’obligation incombant aux individus sollicités de comparaître devant elle. Considérant les nouvelles révélations faites par la presse autour de l’affaire Benalla, portant notamment sur l’usage par celui-ci de passeports diplomatiques alors même qu’il avait indiqué les avoir laissé dans son bureau de l’Élysée après son licenciement en juillet 2018, la Commission d’enquête sénatoriale lança une ultime vague d’audition en janvier 2019, entendant à nouveau le directeur de cabinet du Président de la République et le Ministre de l’Intérieur Christophe Castaner (entendu la première fois en tant que délégué général de la République en marche) auxquels s’ajouta le Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères. Enfin, elle termina ses travaux par une nouvelle audition d’Alexandre Benalla et de Vincent Crase le 21 janvier 2019. Si la première rencontre des deux protagonistes des événements du 1er mai pouvait encore cadrer avec le mandat que s’était confié à l’origine la Commission, celle-ci pose plus de questions, dans la mesure où les commissaires enquêteurs ont pu être tentés de vouloir approfondir les faits nouveaux, risquant cette fois d’empiéter plus clairement sur les enquêtes judiciaires en cours. Aussi, malgré le souci du Président Bas de rappeler une fois de plus, le cadre strict de la mission de la Commission d’enquête, la ligne de crête semblait cette fois, s’être largement resserrée, d’autant plus que la Commission fut amenée également à interroger les deux intéressés sur un éventuel conflit d’intérêt dont ils se seraient rendus coupables en entretenant parallèlement à leurs fonctions auprès de la Présidence, des relations commerciales avec un oligarque russe, Iskander Makhmudov.
En pratique, l’objet essentiel de cette nouvelle audition d’Alexandre Benalla semblait cependant être pour la Commission, de s’assurer que celui-ci n’a pas menti lors de sa première prestation sous serment, étant entendu que conformément à l’article 434-13 du Code pénal, tout faux témoignage devant la Commission expose l’individu à une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. Compte tenu du contexte dans lequel est intervenu cette nouvelle rencontre et eu égard aux différentes questions posées en lien avec les différentes activités professionnelles annexes d’Alexandre Benalla, celui-ci a pu choisir à plusieurs reprises de ne pas répondre, estimant que les questions posées n’entrent pas dans le mandat de la commission voire, qu’elles font l’objet d’une information judiciaire et qu’il n’a, à ce titre, pas à répondre. Face à ces différents refus de répondre, le Président Bas a pu s’en agacer en rappelant à l’intéressé qu’il est « obligé de répondre à ces questions », que c’est à la Commission de déterminer ce qui relève ou non de son mandat. En pratique, cette allégation doit être relativisée, l’intéressé disposant en tout état de cause, du droit de ne pas s’auto-incriminer et donc, de garder le silence (Cécile Guerin-Bargues, « Alexandre Benalla avait-il le droit de refuser de répondre aux questions de la commission d’enquête sénatoriale ? », Le Club des juristes, 22 janvier 2019). Reste que l’on pourrait considérer qu’en faisant largement obstacle au bon déroulement de l’audition, cela pourrait être interprété comme un refus « de déposer ou de prêter serment devant une commission d’enquête », au même titre que s’il avait refusé se présenter devant elle, conformément aux dispositions du III de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. De surcroît, s’il est constaté a posteriori que le déposant a menti devant la Commission, son Président, voire le bureau du Sénat suite à la publication du rapport, pourrait décider d’en saisir la justice, comme cela a pu être le cas par le passé suite à la déposition du pneumologue Michel Aubier, finalement condamné par la justice en 2017 à 6 mois de prison avec sursis et 50 000 euros d’amende pour faux témoignage. Or, c’est ce qui semble être le cas en l’espèce, Alexandre Benalla ayant déclaré le 21 janvier devant la Commission, n’avoir « jamais été intéressé au moindre contrat que M. Crase a pu passer avec qui que ce soit », alors que, selon les révélations faites par Mediapart, il aurait été en réalité largement associé au contrat conclu entre la société de Vincent Crase et l’oligarque russe Iskander Makhmudov (Mediapart.fr, « Les mensonges sous serment du tandem Benalla-Crase », 5 février 2019). En conséquence, le Président de la Commission d’enquête ainsi que les deux rapporteurs ont décidé suite à la publication du rapport d’enquête de « demander au bureau du Sénat de saisir le ministère public des déclarations de MM. Alexandre Benalla et Vincent Crase susceptibles de donner lieu à des poursuites pour faux témoignage » (Courrier du 20 février 2019 adressé au Président du Sénat, retranscrit à la page 148 du rapport).
A suivre