Le Grand débat national, appelé de ses vœux par le Président de la République dans son allocution télévisée du 10 décembre dernier, a été officiellement lancé ce mardi 15 janvier 2019. En amont de ce lancement, un imbroglio s’est produit avec la Commission nationale du débat public (CNDP), qui interroge sur la véritable teneur de ce Grand débat national (GDN) ainsi que sur le niveau de maturité que la participation citoyenne (n’)arrive (pas) à atteindre en France. Grand débat national et CNDP, ou quand le diable se cache dans les détails – notamment juridiques. Récit.
Mise en contexte : ce qu’est la CNDP et à quoi elle sert
La Commission nationale du débat public est une autorité administrative indépendante. Cela signifie qu’elle est une autorité qui ne reçoit d’ordre ni du gouvernement (pouvoir exécutif) ni du Parlement (pouvoir législatif), bien qu’elle rende des comptes à ce dernier. Son statut est fixé par la loi no 2017-55 du 20 janvier 2017 portant statut général des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes. Quant à ses attributions et son fonctionnement, ils sont déterminés par le code de l’environnement, aux articles L121-1 et suivants. Si ses fonctions ont évolué au cours du temps, il faut retenir que la Commission est chargée de veiller au respect de l’information et de la participation du public en matière environnementale. C’est donc par le biais de la question environnementale qu’une institution spécialisée dans la participation du public est née en France. Ce « marquage » environnemental aura son importance un peu plus loin. Ainsi, depuis plus de vingt ans, la CNDP organise des débats publics et veille au bon déroulement de concertations préalables, sans jamais se prononcer sur le fond des dossiers (L121-1 Envir., dernier alinéa). Au fil du temps, elle a acquis une véritable expertise en matière de méthodologie d’association du public à la prise de décision, comme en témoigne par exemple son dernier rapport annuel de 2017.
Le ver dans la pomme : la saisine de la CNDP
La Commission nationale du débat public a été saisie par lettre du Premier Ministre du 14 décembre 2018 (reproduite dans le rapport de la CNDP du 11 janvier, page 4). Edouard Philippe a sollicité la CNDP afin qu’elle « accompagne et conseille le Gouvernement dans l’organisation de ce grand débat », et a émis le souhait que la présidente de la Commission, Madame Chantal Jouanno, en soit responsable.
Mais comment interpréter cette saisine ? La Commission était-elle saisie uniquement pour concevoir et préparer les outils en amont du débat ? Ou bien était-elle, à côté de cette mission, chargée d’animer le débat lui-même, voire d’en faire la restitution ? Deux choses ne font pas de doute. La première est que la Commission devait concevoir et préparer les outils afin que le débat puisse s’engager à la date prévue. La deuxième est que les termes de la saisine sont suffisamment ambigus pour entretenir le flou sur la fermeté de la demande du gouvernement pour que la CNDP assure le pilotage du débat de janvier à mars.
Face à cela, la CNDP, dans sa décision du 17 décembre, a répondu en deux points. D’une part, elle a accepté la mission dont le Premier Ministre l’a chargée et en a nommé Madame Jouanno responsable (article 1er de la décision). D’autre part, elle a conditionné la poursuite de sa mission, c’est-à-dire le pilotage du débat lui-même ainsi que sa restitution, à l’« engagement du Gouvernement à respecter pour ce débat public les principes fondamentaux de la Commission nationale du débat public » (article 2 de la décision), ces principes étant rappelés dans l’exposé des motifs de la décision (« neutralité et indépendance des organisateurs, égalité de traitement des participants, transparence dans le traitement des résultats »).
Ce faisant, la « mission Jouanno » a entamé son travail – le rapport fournit des détails assez déroutants sur les (très faibles) moyens dont disposait la mission (page 10 du rapport). Dès le 18 décembre, elle a transmis au Gouvernement un premier projet de méthode accompagné d’une lettre, reproduite dans le rapport (pages 13 et 14) rappelant les principes qu’elle entendait faire respecter. Elle y déconseille « fortement » de « préciser publiquement avant le débat les “lignes rouges”, c’est-à-dire les propositions que le Gouvernement refusera quoi qu’il advienne de prendre en compte, et plus encore les sujets dont il ne veut pas débattre ». Préconisation que le gouvernement écartera dès le lendemain.
Les termes de la lettre du 18 décembre montrent qu’à ce moment-là, la CNDP travaillait dans la perspective d’assurer elle-même le pilotage ainsi que la restitution : elle réaffirmait en avoir les capacités (« la Commission […] est en mesure de piloter et de restituer […] les conclusions du Grand Débat National ») et s’exprimait même parfois au futur (« le rapport de restitution de la Cndp sera totalement apolitique »).
Une révélation, un retrait, et une dé-saisine inéluctable
Mais les travaux avançant, plusieurs éléments provenant du gouvernement ont alerté la CNDP, notamment les fameuses lignes rouges et l’incertitude sur l’intention du gouvernement quant à la prise en compte des résultats du débat. Le rapport du 11 janvier est par ailleurs explicite sur la réticence de la CNDP à propos de l’utilisation de questionnaires comme modalité du débat (page 11). Ces questionnaires, que le gouvernement a finalement décidé d’utiliser, font d’ailleurs aujourd’hui l’objet de critiques pour leur caractère orienté (édito d’Alexandra Bensaid au JT 20h de France 2 du jeudi 17 janvier à 10’09, ou encore sur Twitter par le journaliste Nicolas Cori cité par Le Monde).
Madame Casillo, vice-présidente de la Commission, jointe vendredi 18 janvier par téléphone, raconte : « nous avons demandé à plusieurs reprises des éléments de clarification » sur le respect des principes de la CNDP, un engagement formel. « Comme nous ne les avons pas eus, nous avons considéré opportun de terminer notre mission parce que les conditions n’étaient pas réunies ». Entre-temps, la polémique sur le salaire de la présidente de la CNDP enflait et le 8 janvier, Madame Jouanno annonçait se retirer de la mission de conseil et d’accompagnement (voir la tribune d’universitaires pour lesquels cette affaire révèle une intention de nuire à la CNDP). Polémique qui, finalement, apparaît secondaire par rapport à l’enjeu de fond. En effet, Madame Casillo explique : « en général, on le sait, quand on fait une démarche participative, s’il y a un tiers garant, […] auquel on confie la démarche, […] on fait un pas en arrière en tant que décideur. […] Dans un régime de démocratie participative, il était légitime, normal et absolument compréhensible que le pouvoir fasse un pas en arrière, se mette à l’écoute, confie la démarche, et [reprenne] la main lorsque la balle revient à la démocratie représentative ».
L’écart entre les choix du gouvernement et ces principes fondamentaux, au sens strict, du débat public, a conduit la CNDP, par décision du 9 janvier, à acter le retrait de sa présidente, à constater « que sa mission de conception et de mise à disposition des outils nécessaires à l’organisation du Grand débat national [était] accomplie », et à « [réitérer] son souhait que le gouvernement s’engage à ce que le Grand débat national se déroule dans le respect des principes fondamentaux du débat public ». Principes fondamentaux dont les termes de la saisine du 14 décembre révèlent que le gouvernement n’était a priori pas prêt à les endosser. La rupture paraissait donc inévitable.
Le gouvernement a décidé d’organiser lui-même le débat : un autre billet devrait prochainement aborder la méthode du GDN. En attendant, il reste que cette affaire met en lumière le besoin de clarifier, et peut-être de renforcer, les compétences de la CNDP en matière de débat public.
Une clarification nécessaire des attributions de la CNDP
Si la compétence technique de la CNDP ne faisait pas de doute pour préparer puis organiser le Grand débat national, il en va autrement de sa compétence juridique.
La loi du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement, dite loi Barnier, a créé la CNDP pour assurer la participation du public spécifiquement en matière environnementale ou d’aménagement du territoire. C’est pour cela que ses attributions et son fonctionnement ont été fixés dans le code rural puis dans le code de l’environnement. Or, depuis, on assiste à une émancipation de ce cadre initial. En lui octroyant des missions de conseil en matière de participation, bien que cela soit toujours dans le champ environnemental, la loi du 27 février 2002 sur la démocratie de proximité, dite loi Vaillant, entend encourager, selon les termes de l’exposé des motifs du projet de loi, « la constitution d’un “secteur pilote” […] qui devrait constituer un laboratoire de la concertation et du débat public, à travers l’intervention de la CNDP ». L’autorité était donc destinée dès 2002 à un avenir prometteur. La Commission semble en outre adopter une démarche proactive dans l’exercice de ses fonctions.
Tel a par exemple été le cas de la mission qu’elle a menée dans le cadre des « Consultations citoyennes pour l’Europe ». La décision par laquelle elle acte son implication vise l’article L121-1 du code de l’environnement, et implicitement l’alinéa 4 du II. Cet alinéa lui permet en effet « d’émettre tous avis et recommandations à caractère général ou méthodologique de nature à favoriser et développer la participation du public ». Mais le rapport clôturant cette mission montre que la CNDP est allée plus loin que cela puisqu’elle a effectué elle-même la restitution des consultations citoyennes. Elle est intervenue en tant qu’opérateur et non seulement en tant que conseil. Dans ce cas, c’est donc par une lecture extensive d’une disposition qui n’est pas focalisée sur la question environnementale que la CNDP a exercé des attributions qui l’émancipent du champ dans lequel la loi la maintient toujours pour l’essentiel, malgré les intentions annoncées en 2002.
Pour assurer la mission de conseil et d’accompagnement du gouvernement pour l’organisation du GDN, la Commission, dans sa décision du 17 décembre, s’appuie sur l’article L121-1 du code de l’environnement et, là aussi implicitement, sur l’alinéa 3 du II. Cet alinéa dispose que la Commission « conseille à leur demande les autorités compétentes et tout maître d’ouvrage ou personne publique responsable sur toute question relative à la participation du public tout au long de l’élaboration d’un plan, programme ou projet ». Une lecture littérale du code fait s’interroger sur le « plan, programme ou projet » sur lequel elle était amenée à travailler lorsqu’elle conseillait le gouvernement sur l’organisation d’un débat. La décision précitée coupe opportunément ces mots dans les visas.
Pareillement, lorsque l’on interroge les membres de la CNDP sur la disposition qui aurait pu l’autoriser à piloter elle-même le débat, l’article mis en avant est le L121-10 du code de l’environnement. Il prévoit en son alinéa 1er : « lorsque le Gouvernement souhaite organiser un débat public national sur l’élaboration d’un projet de réforme relatif à une politique publique ayant un effet important sur l’environnement ou l’aménagement du territoire, il peut saisir la Commission nationale du débat public en vue de l’organisation du débat public […] ». Plutôt que d’un « plan, projet ou programme » dont il est plus souvent question dans le code de l’environnement, il est ici fait référence à une « politique publique », ce qui est un terme volontairement large qui aurait pu, à la limite, recouvrir l’issue du GDN. Cela était sans compter l’article R121-6-2 qui précise qu’un projet de réforme au sens de L121-10 doit se matérialiser par un « document », ce qui n’était pas le cas au moment du lancement du GDN. La difficulté augmente encore lorsque l’on se penche sur les thèmes abordés. L’une des quatre thématiques annoncées par le Président de la République est bien l’écologie. Certaines autres questions auraient potentiellement un impact sur l’aménagement du territoire (action publique, financement des infrastructures, organisation territoriale, implantation des services publics sur le territoire,…). Mais d’autres y sont a priori étrangères, comme c’est le cas de la thématique « démocratie et citoyenneté ». Au total, le lien entre le GDN et l’article L121-10 est soit partiel, soit indirect, soit incertain, voire plusieurs de ces éléments à la fois !
Il reste encore la possibilité de manier les principes généraux du droit administratif. L’on pourrait arguer que ce qui n’est pas interdit est autorisé, surtout quand aucune autre autorité administrative n’est compétente, à condition que l’indépendance d’une autorité telle que la CNDP ne soit pas remise en cause. Mais l’application de ces principes est discutée, notamment au regard des questions de la source légitime du pouvoir et des compétences des autorités administratives (v. B. Plessix, Droit administratif général, 2016, §756, in fine).
Tout compte fait, l’enjeu ne réside pas tant dans l’interprétation pointilleuse des textes que dans celui d’une réflexion plus générale sur la place que la Commission nationale du débat public tient dans la participation citoyenne en France. Cette autorité administrative indépendante a en effet acquis une véritable expertise sur ce sujet et il serait à notre sens dommage de s’en priver. Sans doute l’affaire du GDN aura-t-elle été révélatrice du fait qu’il est peut-être temps pour le législateur d’assumer ses intentions avec cohérence (cf. la loi précitée de 2002 et, plus récemment, l’extension des attributions de la CNDP par les ordonnances de 2016 ratifiées en 2018) et de faire correspondre les compétences de la Commission au nom qu’elle porte.
Merci à Madame Ilaria Casillo, vice-présidente de la CNDP, à Monsieur Pascal Clouaire et Madame Mireille Heers, membres de la CNDP, et à Madame la professeure Bénédicte Delaunay pour leurs précieux éclairages.
Camille Morio
Ce récit documenté, complet et détaillé montre la réticence du gouvernement à placer le débat public qu’il souhaitait faire dans la méthodologie de la Commission Nationale du Débat Public. Il m’a remémoré l’échec vécu en tant que vice-président de la CNDP. En 2006 en effet le conseil général des Bouches-du-Rhône a demandé à la CNDP son conseil pour organiser un débat public sur le plan de gestion des déchets ménagers. Celle-ci a répondu en précisant qu’elle ne pouvait le faire que si le débat se conformait pour l’essentiel à la méthodologie qu’elle pratiquait. Car « la CNDP, Autorité Indépendante, ne peut être confondue avec un bureau d’études. Son conseil s’apparente à la délivrance d’un label. » L’affaire n’a pas eu de suite.
Je comprends, au-delà de péripéties très différentes, que c’est en substance la réponse qu’a faite Madame JOUANNO, et que les conséquences ont été les mêmes. À titre personnel je me réjouis qu’après des années où l’on a pu se demander si la CNDP ne serait qu’un service administratif d’ingénierie de la concertation, la nouvelle présidente retrouve le sens du statut d’Autorité Indépendante qu’a voulue la loi pour cette institution.
Parce que cette Autorité, par son indépendance, pose un problème d’articulation avec les pouvoirs représentatifs, ceux-ci sont parfois tentés de mettre la mettre en question. Je pense au contraire que cette articulation doit être réglée par un dialogue entre égaux (ou presque) entre Pouvoir et CNDP. Mais un dialogue entre égaux (ou presque) requiert de conforter l’indépendance de la CNDP et non de la miner.
J’ai fait dans le cadre du grand débat national, une proposition en ce sens, mettant en parallèle la défense des droits individuels et l’organisation du droit à la participation reconnu par la loi de 2002. Terra Nova dans une publication récente va plus loin et propose de rendre constitutionnelle cette Autorité, comme le Défenseur des Droits. Espérons que nos voix seront entendues et que le sujet sera mis à l’agenda. Plutôt qu’un mouvement d’énervement conduise à mettre la CNDP au placard sous couvert d’une fausse rationalisation.