En ces jours d’élections, il est utile d’écrire un billet sur l’interdiction qui frappe la publication des sondages et de réaliser sur ce point une petite étude de droit comparé.
En effet, alors que le principe d’interdiction posé en France, à savoir l’interdiction de publier des sondages et estimations de vote la veille et le jour du scrutin apparaît raisonnable, la durée d’interdiction des sondages en Grèce, 15 jours semble excessive. Elle est une illustration de ce que pourrait être le « règne de la nuit », selon la formule de Stoetzel.
L’équilibre du droit français
Comme pour l’élection présidentielle et nous avions parlé ici, Le Monde.fr rappelle aujourd’hui à ces blogueurs la règle posée par l’article 11 de la loi de 1977 selon laquelle il est interdit de publier des sondages et des estimations de résultats la veille et le jour des scrutins. Au passage, nous précisons que nous ne feront pas état de l’existence de fuites sur ce blog ce week-end pour ne par subir, comme cela avait été le cas pendant l’élection présidentielle, l’excès de zèle des modérateurs du Monde.fr.
La loi française prévoit en effet deux jours d’interdiction de la publication de sondages afin de ne pas influencer l’opinion publique dans son choix, de conserver le caractère sacralisé du votre, de préserver ce silence qui doit prévaloir les jours où le souverain, en conscience, exprime ses décisions par le biais du vote.
Cette durée résulte d’une modification de la loi en 2002, puisqu’auparavant la durée d’interdiction était d’une semaine. Cette dernière durée d’interdiction avait été considérée par la Cour de cassation comme contraire à la liberté d’expression garantie par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et du citoyen. Nous avons consacré une longue note sur ce blog à cette question afin d’expliquer pourquoi cet équilibre nous paraissait juste. Nous renvoyons donc ici à l’article du 29/04/2012 : sondages électoraux et diffusion des résultats avant 20 heures : faut-il modifier l’article 11 de la loi du 19 juillet 1977 ?
C’est toutefois en Grèce que le problème se pose surtout aujourd’hui. L’occasion de revenir, en cette période d’interdiction, sur celle que les Grecs subissent depuis… 15 jours !
Le droit grec : le règne de la nuit
En Grèce la loi prévoit, comme nous avions déjà rendu compte sur ce blog, l’interdiction de publier des sondages pendant 15 jours. Les derniers sondages disponibles sur le net sont donc des sondages anciens qui n’ont plus guère de signification : si on veut les voir on pourra suivre le lien suivant.
« Le règne de la nuit ». C’est par cette très belle formule que Jean Stoetzel, importateur en France des sondages d’opinion et créateur de l’IFOP, qualifiait l’hypothèse d’un monde où les sondages n’existeraient pas. Et c’est bien la nuit qui règne depuis 15 jours en Grèce.
Une interdiction excessive
Une situation condamnée en France. Une règle qu’il ne faut pas maintenir pour l’ensemble des raisons suivantes.
1) Elle méconnaît la liberté d’expression. Il faut rappeler ici qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, notamment, la liberté d’expression implique la liberté de créer et diffuser des informations mais aussi – c’est très important mais c’est un aspect qu’on oublie et néglige trop souvent – le droit d’en recevoir.
Sans doute les grecs souhaiteraient savoir ce que pensent leurs concitoyens, ce qu’ils prévoient de faire, avant de se décider eux-mêmes. Cette affaiblissement de la liberté d’expression affaiblit la démocratie elle-même.
Sur ce point, il est intéressant de noter que le présent blog est régulièrement consulté par des personnes, qui, non averties de la durée d’interdiction des sondages en Grèce, tombent sur ce blog en faisant leurs recherches sur Google. Une illustration très pratique de ce que nous venons de dire.
2) Elle affaiblit la démocratie en tant qu’elle empêche chacun de pouvoir se décider en fonction de ce font les autres très en amont du scrutin et en empêchant l’existence d’une forme de démocratie intermédiaire entre la démocratie directe – trop difficile à mettre en pratique, trop passionnelle et trop dangereuse, peut-être – et la démocratie représentative – entraînant une capture du pouvoir par les systèmes des partis, et l’exemple grec est édifiant de ce point de vue.
Sur ce point, nous formons ici un appel au renouvellement des analyses de droit constitutionnel, concernant la complémentarité des approches de démocratie directe, indirecte, semi-directe et désormais délibérative du fait de l’émergence dans le champ politique de l’opinion publique. Un champ que la recherche juridique en France devra investir.
3) Elle accroît l’incertitude politique et économique et voile l’avenir. Il n’est pas utile de rappeler ici le contexte dans lequel les grecs vont voter dimanche ! Rien de moins que l’avenir de la zone euro et de l’Europe, en somme. Une telle situation est en outre propice à toutes les spéculations. Un comble.
4) Enfin, cette durée d’interdiction pose sans doute un problème d’égalité entre les citoyens, car il ne s’agit pas ici d’avoir accès à quelques informations privilégiées deux heures en avance – comme la critique peut en être faite avec le système français – mais bien d’avoir accès à ces informations – la réalisation de sondages privés, non publiés, voire tout à fait officieux -pendant 15 jours !
Des rumeurs courent ainsi en Grèce selon lesquelles, selon ces sondages officieux, la droit conservatrice – favorable au plan d’aide et d’austérité européenne et le parti d’extrême gauche – décidé à la remettre en cause, seraient au coude au coude. Il n’y a toutefois aucune forme de contrôle sur ces sondages. Le bazar.
L’absence de règles de droit international contraignantes
Pourquoi le droit grec est-il ainsi et pourquoi ne change-t-il pas ? Il s’agit d’un choix du législateur Grec en vertu d’une loi de 2007, donc très récente. Pourtant, c’est la sévérité qui a été retenue.
Force est de constater sur ce point que le Conseil de l’Europe ne contraint guère le droit positif et laisse libre les Etats-membres.
En effet, le dernier rapport officiel appassant sur ce sujet sur le site internet du Conseil de l’européenne date de 1985 et n’est même pas disponible en version informatique. Une carence, sans aucun doute.
Toutefois, le Conseil de l’Europe a adopté une recommandation en 1999, la recommandation n° R(99) 15 on mesures concerning media coverage of elections campaigns. Cette recommandation a été reprise dans les mêmes termes le novembre 2007, la recommendation CM/Rec(2007)15 of the Committee of Ministers to member states on measures concerning media coverage of election campaigns.
Dans ces recommandations, le Conseil de l’Europe considère qu’une attention particulière doit être portée à la diffusion des sondages d’opinion pendant les campagnes électorales et formule certaines propositions.
Un paragraphe est alors consacré aux sondages d’opinion. Il prévoit :
« Regulatory or self-regulatory frameworks should ensure that the media, when disseminating the results of opinion polls, provide the public with sufficient information to make a judgement on the value of the polls ».
Le Conseil de l’Europe propose donc, sans choisir, l’existence d’un système de régulation ou d’autorégulation des sondages. Par ailleurs l’accent n’est pas mis sur le contrôle des sondages – approche qui existe au contraire en France avec la Commission des sondages – mais sur les informations des citoyens. Ceux-ci doivent disposer d’assez d’informations pour pouvoir porter un jugement sur la valeur des sondages : toujours la logique de la protection de l’opinion publique, donc.
Selon cette recommandation, ces informations doivent être :
– le nom du parti politique ou de toute organisation ou personne qui a commandé et payé pour le sondage.
– le nom de l’organisation qui a réalisé le sondage et la méthode utilisée.
– l’indication de l’échantillon et de la marge d’erreur sur le sondage – le Conseil de l’Europe est donc sur ce dernier point plus strict que le droit français, on reverra ici à l’un des articles consacrés à ce sujet sur blog.
– l’indication de la date ou de la période pendant laquelle le sondage a été réalisé.
En revanche, les problèmes autres relatifs à la manière dont les résultats du sondage sont présentés sont résolus par les médias eux-mêmes.
Par ailleurs, le Conseil de l’Europe prend position sur le principe de l’interdiction des sondages de façon souple : en effet, il est seulement prévu que l’interdiction le jour du vote ou plusieurs jours avant le vote doit être compatible avec l’article 10 de la convention européenne des droits de l’homme tel qu’il est interprété par la Cour européenne des droits de l’homme. Les Etats membres sont donc parfaitement libres de faire ce qu’ils veulent sous réserve du respect du droit international… qui en l’espèce ne prévoit rien.
Enfin, et cet aspect est très intéressant concernant la question de l’interdiction de diffuser les résultats avant 20h, les recommandations prévoient que les estimations de résultats devraient être interdites jusqu’à ce que tous les bureaux de vote du pays aient fermé ! La solution qu’a justement choisie la France.
Ainsi, la Grèce est libre d’interdire les sondages pendant 15 jours avec l’élection, alors même que cela semble excessif au regard de la liberté d’expression. Il est par ailleurs étonnant, qu’à la différence de la France, il n’y ait pas d’évolution du droit grec sur cette question. Une invitation à poursuivre les recherches sur ce sujet.
C’est ce que nous avons commencé à faire de notre côté, grâce à l’aide de doctorants grecs de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et nous les remercions. Notamment, nous tenons à remercier M. Andréas Kallergis, doctorant de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et ATER à l’Université de Paris X Ouest-Nanterre, qui a répondu à notre appel et nous a fourni la loi grecque et d’autres informations importantes !
Une nouvelle affaire à suivre qui présage d’intéressantes études en droit comparé, alors que personne ne connaît bien le droit comparé des sondages, y compris les autorités de l’Etat ! Cette recherche va donc se dérouler en collaboration avec la Commission des sondages afin d’approfondir notre connaissance du droit des sondages électoraux.
A suivre sur ce blog et dans toutes les bonnes libraires pour la prochaine 2nde édition de notre ouvrage, et bon vote pour ceux qui ne vont pas s’abstenir !
Romain Rambaud