Repenser la probité : philosophie politique, démocratie et éthique publique
Journée d’étude organisée par Thierry Ménissier
Philosophie, Pratiques & Langages (EA 3699), Université de Grenoble Alpes
Grenoble, vendredi 13 novembre 2015,
Campus de saint-Martin d’Hères
Salle des colloques du BSHM, 9 h 30 – 16 h
Dans cette rencontre, nous voulons préciser la contribution de la philosophie politique à l’analyse de l’éthique publique, en concentrant notre attention sur la notion de probité. Il s’agit d’examiner à quelles conditions il serait possible de qualifier philosophiquement cette notion sur le plan d’une éthique publique adaptée aux conditions d’aujourd’hui, à savoir, dans le contexte des républiques « d’après la vertu ». La difficulté vient du fait que si la probité joue un rôle tout-à-fait considérable dans la qualification de la corruption, c’est une notion qui demeure mal définie. Dans la littérature juridique, elle est le plus souvent appréhendée à travers ses synonymes (tels que droiture, franchise, honnêteté, honorabilité, justice, moralité, pureté, rectitude, sincérité) ou, a contrario, par ses antonymes (déloyauté, fourberie, friponnerie, infidélité), mais elle est peu qualifiée dans ses contenus. D’où une réelle difficulté pour la considérer comme une catégorie éthique et politique qui aurait la validité d’un critère impeccable. Les lignes brouillées de l’éthique publique appellent un travail d’approfondissement des contenus. C’est à ce travail que cette journée d’étude entend contribuer, notamment en inaugurant un dialogue entre juristes, politistes et philosophes [Thierry Ménissier]
Programme détaillé des interventions
« De la probité en droit pénal » (10h)
Intervention de Jean-Marie Brigant, Maître de conférences en Droit privé, Université de Lorraine, Institut François Gény :
La notion de probité est omniprésente dans le discours juridique contemporain : codes de déontologie, serments professionnels, incapacités et interdictions professionnelles, amnisties disciplinaires, obligation contractuelle à la charge des salariés, …. Mais, assurément c’est en droit pénal que la probité fait l’objet d’une attention toute particulière au travers d’une section du Code pénal intitulé « Des manquements au devoir de probité ». Derrière ce concept titre, sont regroupés les infractions de corruption commises par les personnes exerçant une fonction publique. Cette intervention consacrée à la probité en droit pénal permettra de revenir plus en détail et à la lumière de l’actualité récente sur la consécration et la protection de cette exigence déontologique par le droit pénal.
« La probité, valeur d’exercice ou vertu collective ? » (10h45)
Intervention de Robert Damien, Professeur (émérite) des Universités, philosophie morale et politique, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, équipe de recherche SOPHIAPOL :
La probité est une valeur d’exercice dans la fonction qu’on assume et dont on doit répondre. Elle se vérifie en se faisant, elle s’éprouve en se prouvant dans les faits qu’elle provoque, les effets qu’elle engendre. Elle n’est pas (une) donnée en soi mais elle est une résultante, elle se produit ici et maintenant dans la contingence de l’action soumise à l’anxiété de l’incertain.
Elle est inséparable d’un système de relations hiérarchiques intérieur/extérieur et inférieur/supérieur qui dessinent les frontières de l’intégrité. Une dynamique des regards scrupuleux la juge et la contrôle, la vérifie dans la continuité de son effectivité et la sanctionne dans la rigueur conséquente de ses choix.
Elle oblige d’être à la hauteur des réquisitions du service au risque de subir un réquisitoire, elle ordonne de faire face et de serrer les dents pour maintenir du tout sur les parties. Cette exigence de probité est particulièrement névralgique dans les décisions tragiques qui mettent en cause l’existence même de la communauté que l’autorité exercée conduit. La probité impose alors de rester équanime dans les épreuves de la survie en assumant même l’opprobre d’une déconfiture.
Ce système réciproque et mutuel de vigilance critique requiert en outre une distinction affichée des fonctions et des positions. Elle assure la séparation du privé et du publique, de l’intime et de l’extime. Elle promeut l’impersonnalité fonctionnelle du rôle assigné dans l’ensemble pragmatique concerné (qui fait quoi, qui est qui ?).
Ce système organisationnel s’impose comme un surmoi du collectif. Sa défaillance est la cause principale de la négation de la probité. L’ambiguïté des positions hiérarchiques et l’équivocité des responsabilités n’empêchent plus aucune action délictueuse. La crainte de l’humiliation publique s’efface. La hantise de la corruption déshonorante ne paralyse plus la tentation suspecte des petits arrangements avec le diable. La honte n’est plus éprouvée comme un interdit pratique donnant à percevoir concrètement dans le mouvement d’ensemble des acteurs qu’il y a « des choses qui ne se font pas ». C’est alors que l’obscénité commence. Elle est toujours de mauvais augures. La baisse du niveau de la honte provoque la démoralisation généralisée du « nous » affecté.
« La probité et le droit électoral » (11h45)
Intervention de Romain Rambaud, Professeur agrégé de droit public, Faculté de droit de Grenoble, Université Grenoble-Alpes :
La démocratie étant un bien commun fondamental, ne suppose-t-elle pas un respect rigoureux des règles électorales de la part des candidats aux élections et des élus ? La réponse semble évidente et pourtant, il n’en est rien.
L’une des spécificités du droit électoral, c’est un fait trop largement ignoré, est sa très grande tolérance à l’illégalité : le contentieux électoral ignorera les fraudes s’il n’est pas démontré que celles-ci ont pu avoir une influence sur le scrutin, le prononcé d’inéligibilités est de plus en plus rare car il exige une violation délibérée et grave des règles électorales, les sanctions pénales ont beaucoup perdu en efficacité.
Sans doute, le pragmatisme prend-il le pas sur la probité en droit électoral… en tout cas est-ce l’explication partagée. Cependant, la crise actuelle de la démocratie est peut-être liée à la faiblesse de la probité… mais le problème ne vient-il pas ici du fait qu’il est difficile d’imposer le respect scrupuleux des règles à ceux qui les font, c’est-à-dire les hommes politiques eux-mêmes ? …
Un mouvement récent appelle au renouveau de la probité en droit électoral… mais il se confronte alors au choix des bonnes règles pour le système politique, question sans doute aussi fondamentale que celle de la probité au sein du système juridique du droit électoral.
« La probité comme phénomène institutionnel » (14h)
Intervention de Thomas Boccon-Gibod, Agrégé et Docteur en philosophie, chercheur associé à l’équipe SOPHIAPOL (Université Paris Ouest Nanterre La Défense) et à l’UMR Pacte (Grenoble) :
Pour s’inscrire dans un cadre pratique et déontologique, la notion de probité n’est pas sans d’importantes implications théoriques dans la mesure où elle implique, pour un individu donné, un rapport à soi-même et aux autres déterminé par une certaine exigence de vérité eu égard aux actions qu’il entreprend. On développera l’hypothèse selon laquelle la difficulté à en fournir une définition précise et satisfaisante vient du fait qu’on cherche ordinairement à la formuler en termes uniquement moraux voire psychologiques (exigence de sincérité, qualités personnelles déterminées, etc.), alors que ce rapport à soi particulier est d’abord commandé par des exigences sociales et, plus précisément, institutionnelles. Mettre à jour cet aspect hétéronome du phénomène de probité conduit à s’interroger sur la manière dont les institutions gouvernementales contemporaines nous renseignent sur certains de ses enjeux actuels.
« Comment faire l’apologie d’une vertu crépusculaire ? La probité dans le projet républicain » (14h45)
Intervention de Thierry Ménissier, Professeur des Universités, philosophie, équipe Philosophie, Pratiques & Langages, Université de Grenoble Alpes
Il est permis de référer la probité au cadre d’une éthique sociale, dont la valeur d’usage apparaît aussi considérable que les contenus axiologiques seraient peu consistants. Une généalogie de la notion dans le domaine juridique est possible, qui permet de soutenir une telle inclusion. Il est d’ailleurs également permis d’entreprendre une pareille démarche sur le plan de la théorie morale, en suivant les linéaments de l’éthique sociale proposée par Aristote et Cicéron. Pour notre part, nous voudrions proposer une démarche alternative en reconduisant la probité au cadre de la morale républicaine tel qu’il a été défini dans le programme révolutionnaire par les Constituants et parmi eux par Robespierre. Il s’agit de faire l’hypothèse que, dans la perspective d’un ambitieux projet moral, ces derniers ont conféré à la probité la dimension d’une vertu cardinale. Nous voudrions d’abord suggérer que la dimension (ou même la fonction ?) normative de la notion de probité dans le système juridique français trouve dans cette généalogie une de ses raisons d’être. Nous voulons ensuite réfléchir à la manière dont, dans le cadre de nos démocraties d’après la vertu civique, la proposition d’une telle disposition morale est susceptible d’être pertinente, et à quelles conditions elle peut être opératoire sur le plan normatif. L’échec paradoxal de la République comme théorie politique, conjugué aux limites intrinsèques du projet moral qu’elle induisait, nous donnent à penser sur l’éthique publique aujourd’hui. Que peut apporter la probité, considérée comme une « vertu crépusculaire », aux débats démocratiques contemporains ?
Discussion générale (15h30)