La fiabilité et l’accessibilité des règles du jeu électoral à l’ensemble de citoyens font partie de facteurs clés pour garantir la confiance dans le caractère libre et équitable des élections. Le principe de stabilité du droit électoral est alors appelé à répondre à cette préoccupation. Ce principe veut que la révision des éléments fondamentaux de la législation électorale – mode de scrutin, composition de l’administration électorale, découpage électoral, règles relatives à la présentation des candidatures –n’intervienne un an ou moins avant l’élection. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme, soucieuse d’empêcher la manipulation du droit électoral peu avant les élections afin de favoriser la majorité sortante, rajoute ce principe à l’ensemble de garanties découlant du droit à des élections libres de l’article 3 du Premier protocole additionnel. Ce faisant, elle s’appuie sur les travaux de la Commission de Venise sur le principe de stabilité du droit électoral, repris d’ailleurs par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’OSCE, organisme phare de l’observation internationale d’élections en Europe, témoignant ainsi d’un certain consensus autour de cet impératif.
Or, la pandémie mondiale de Covid-19, ayant affecté le déroulement des élections dans le monde entier, a poussé les gouvernements à reporter les élections et/ou prévoir les modalités alternatives de vote, tels le vote anticipé, le vote par correspondance, le vote par procuration ou le vote à domicile. D’apparence, ces modifications paraissent enfreindre le principe de stabilité du droit électoral dans la mesure où elles sont intervenues, pour la plupart, peu avant les élections prévues pour l’année 2020. Il est de plus vrai que dans les circonstances ordinaires, les aménagements de la sorte seraient critiqués.
Cependant, le nouveau contexte a amené les institutions européennes créatrices des standards internationaux en matière électorale à revisiter le principe de stabilité du droit électoral en l’adaptant aux circonstances exceptionnelles de la pandémie. L’idée directrice serait de donner aux États des moyens d’action supplémentaires afin que l’organisation des élections ne compromette l’obligation positive de protection de vie et de santé des personnes, tout en limitant leur capacité d’instrumentaliser la pandémie. La démarche choisie était alors de soumettre les modifications exceptionnelles de la législation électorale à plusieurs contre-limites, de manière à pallier l’atteinte inévitable à la stabilité du droit électoral. Tandis que la Commission de Venise propose les principes d’ordre général, le Bureau de Varsovie de l’OSCE en détaille les aspects techniques.
1.
Qu’il s’agisse d’une crise humanitaire ou pas, les changements proposés ne doivent pas affecter les éléments essentiels du système électoral : mode de scrutin, découpage électoral, composition de l’administration électorale.
2.
En revanche, les aspects auxquels on peut toucher sont : la date des élections, la dispense d’inscription ou de nomination des candidats (vers la libéralisation de la réglementation initiale), les modalités de vote et de dépouillement, ou l’obligation de recueillir des signatures de soutien. Ainsi, la proposition de majorer le plafond des dépenses électorales pour les prochaines élections régionales et départementales par le rapport Debré du 13 novembre 2020 est conforme à ce standard.
3.
Les États doivent s’adapter au contexte de la pandémie. Organiser les élections sans adapter les modalités de vote revient à poser des risques graves à la santé des citoyens ou, à défaut, à décourager les groupes de risque d’exercer leur droit de vote. Ainsi, les décisions de report des élections sont à prendre avec prudence et uniquement lorsque le contexte l’exige – les aménagements sont en principe à privilégier. Or, si le scrutin s’avère difficilement faisable, on ne saurait exiger son maintien « uniquement parce que la loi n’a pas prévu assez tôt la possibilité d’un report ». En tout état de cause, la pandémie étant imprévisible, le report des élections ne saurait pas être la seule et unique mesure, notamment en raison du risque d’une succession des mesures de report.
En ce qui concerne la diversification des modalités de vote, celle-ci est bienvenue, à condition toutefois qu’elle fasse l’objet d’une législation électorale spéciale et respecte des exigences techniques qui sont de nature à minimiser les risques inhérents au vote dans un environnement non supervisé. Le Bureau de Varsovie a notamment pris soin à répondre à la plupart de critiques possibles du vote par correspondance et du vote anticipé en proposant des bonnes pratiques diverses et variées. Ces lignes directrices apportent notamment des solutions de nature à réduire les craintes traditionnellement exprimées sur ces procédés, et quelles que soient les contraintes budgétaires. En pratique, le BIDDH n’hésite pas à exiger des États, comme ce fut le cas de la Croatie, de prévoir non pas une mais plusieurs aménagements des modalités de vote. S’agissant de la France, le seul aménagement sérieusement contemplé par le rapport Debré, hormis le report, serait l’élargissement du vote par procuration, des doutes sérieux étant exprimés en ce qui concerne le vote par correspondance.
4.
La réglementation dérogatoire doit être issue d’une consultation politique compréhensive, en prenant en compte les intérêts et les opinions de tous les acteurs politiques majeurs. Elle doit aussi tenir compte des recommandations des autorités de santé publique.
5.
L’ensemble de la population doit être tenu pleinement informé des changements survenus, par exemple à travers d’une campagne de sensibilisation au vote par correspondance ou des informations relatives au vote anticipé. Ces informations doivent être largement diffusées et disponibles à tout moment. Pour satisfaire cette exigence d’information du public, il faut laisser du temps aux électeurs pour qu’ils prennent note de changements et adaptent leur comportement de la sorte.
Ces deux conditions semblent être remplies par le rapport Debré, rendu à l’issue d’auditions de plus de soixante représentants de la classe politique ainsi que de la consultation de la communauté scientifique. L’exigence de la prise en compte continue des évaluations du Conseil scientifique Covid-19, reflétée dans le rapport, s’inscrit parfaitement dans l’impératif n° 4. De même, le rapport plaidant pour l’annonce publique de la date de l’élection dès le début du mois de décembre 2020 « pour mettre fin à une période d’incertitude », l’exigence d’information du public est prise en compte.
6.
Les changements qui interviennent ne doivent pas être drastiques. Par exemple, si l’État pratiquait le vote par correspondance avant la survenance de la pandémie, il lui serait plus aisé de le généraliser : en témoigne l’expérience de la Bavière pour le second tour des élections locales qui ont eu lieu le 29 mars 2020. En revanche, si cette pratique était marginale voire inconnue, la qualité de l’organisation de l’élection peut être compromise. L’administration électorale et les électeurs n’auront pas le temps de se préparer à des changements radicaux dans les modalités du scrutin. Par exemple, le vote par correspondance peut être mis en place comme une option à la disposition des électeurs, à condition que les bureaux de vote restent ouverts et disponibles.
7.
Lorsque la situation critique exige des aménagements, ceux-ci peuvent valablement être faits mais uniquement dans la mesure où ils se bornent à répondre à l’objectif poursuivi de contenir la pandémie et uniquement dans la mesure où ces aménagements sont proportionnés à cet objectif. Par exemple, la législation dérogatoire polonaise a été critiquée à deux reprises par l’OSCE pour ce qui concerne le raccourcissement du délai de recours contre les opérations électorales – le lien entre cette modification et la lutte contre la pandémie est difficilement perceptible.
Certains aménagements sont plus bienvenus que d’autres : vote par correspondance ou vote par procuration ? Il convient enfin de souligner que, même si les standards internationaux en matière électorale plaident la diversification des modalités de vote, certaines techniques sont déconseillées au profit des autres. Ainsi, c’est vers le vote par correspondance que le Bureau de Varsovie invite les États à se tourner, eu égard notamment au fait qu’il s’agit de la modalité déjà pratiquée par de nombreux États participants de l’OSCE pour certaines catégories de personnes. C’est grâce aux usages fréquents de cette modalité de vote que le BIDDH a pu synthétiser des bonnes pratiques qui, aujourd’hui, pourraient profiter à l’ensemble d’États démocratiques.
En revanche, l’OSCE réserve un sort totalement opposé au vote par procuration, beaucoup plus problématique, selon le Bureau, pour s’assurer du caractère volontaire et sincère de la procuration. Il en est de même pour la difficulté, pour le mandant, de s’assurer que le mandataire respecte son intention de vote. Au vu de ces considérations, le Bureau déconseille explicitement l’ouverture du vote par procuration à l’ensemble d’électeurs : il convient de le réserver aux personnes vulnérables seulement. De même, les conditions pour devenir mandataire doivent être restreintes : ils doivent notamment relever du même bureau de vote que le(s) mandant(s). Enfin, le mandataire ne doit pas recevoir plus de deux procurations afin d’éviter les pressions organisées sur les électeurs. Force est de constater que l’élargissement du vote par procuration, prôné par le rapport Debré, paraît problématique au moins au regard de deux bonnes pratiques susmentionnées. Quant à la participation des officiers de police judiciaire ou de leurs délégués dans l’établissement des procurations, les standards internationaux sont muets. Il peut sembler toutefois que le cercle de personnes impliquées dans le vote par procuration serait excessivement large au regard de la bonne pratique internationale qui consiste à le restreindre.
Maria Gudzenko