Comment garantir de façon effective la transparence du financement de la vie politique ? Par la voie administrative ou par la voie pénale ? Par les deux, sans doute, mais dans ce cas, quelle doit être la place respective de chacune d’elles ? Cette question est probablement une des problématiques contemporaines les plus importantes du droit électoral.
En France, cette question semblait avoir été résolue depuis la loi de 1988 et la loi de 1990 au profit d’une solution fortement teintée de droit administratif : le financement des partis politiques est encadré par des dispositions précises (loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique), et sanctionné par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, créée par la loi n° 90-55 du 15 janvier 1990 relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques et mise en place le 19 juin 1990. Le Conseil constitutionnel a considéré que cette commission est une « autorité administrative et non une juridiction » (décision 91-1141 du 31 juillet 1991), et ce statut a été juridiquement consacré par l’ordonnance n° 2003-1165 du 8 décembre 2003 portant simplifications administratives en matière électorale. Elle est composée de magistrats (3 membres de la Cour des comptes, 3 membres du Conseil d’Etat et 3 membres de la Cour de cassation), et fonctionne grâce à un secrétariat de 30 personnes.
C’est évidemment trop peu, il est évident que la CNCCFP éprouve, ces temps-ci, une certaine difficulté à exercer ses missions. Son fonctionnement lui-même peut-être discuté, notamment du point de vue de la transparence, ainsi qu’en témoigne sa réticence à communiquer les documents d’instruction liés aux comptes de campagne, qui a donné lieu à l’arrêt d’Assemblée CNCCFP contre Mediapart rendu à la fin du mois de mars. Mediapart a gagné une bataille fondamentale dans le combat pour la transparence : il faudra que la CNCCFP se décide à jouer ce jeu si elle veut rester une institution centrale dans la démocratie.
La difficulté n’est d’ailleurs sans doute pas que quantitative. Le système administratif actuel de contrôle du financement de la vie politique, et plus largement le droit électoral, qui ont construits dans le cadre de la démocratie représentative classique, craquent progressivement sous le poids de la démocratie d’opinion. C’est une thèse que nous défendons depuis longtemps, et qui trouve là un nouveau cas d’application.
Dans ce contexte, le droit pénal et la police judiciaire peuvent-ils rattraper les errances du droit électoral et de la police administrative du financement politique ? Notamment, les infractions pénales existantes, les qualifications utilisées, les procédures mises en oeuvre, les règles applicables, permettent-elles au droit pénal de maintenir le système à flot, malgré ses défaillances administratives ?
C’est l’enjeu théorique et pratique fondamental qui est posé par deux affaires en cours : l’affaire des pénalités de Nicolas Sarkozy d’une part, et l’affaire du financement de la campagne du FN par la société Riwal, d’autre part, toutes deux liées aux campagnes présidentielles et législatives de 2012.
L’évolution de l’affaire des pénalités de Nicolas Sarkozy : le rejet des comptes de campagne à l’épreuve du droit pénal
On a déjà parlé sur ce blog de l’affaire des pénalités payées par l’UMP à la place de Nicolas Sarkozy suite au rejet de ses comptes de campagnes en 2012. En vertu de l’article L. 52-15 du code électoral, « Dans tous les cas où un dépassement du plafond des dépenses électorales a été constaté par une décision définitive, la commission fixe alors une somme égale au montant du dépassement que le candidat est tenu de verser au Trésor public. Cette somme est recouvrée comme les créances de l’Etat étrangères à l’impôt et au domaine ». Surtout, la loi n° 62-1292 du 6 novembre 1962 relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel dispose quant à elle que « Dans tous les cas où un dépassement du plafond des dépenses électorales est constaté, la commission fixe une somme, égale au montant du dépassement, que le candidat est tenu de verser au Trésor public. Cette somme est recouvrée comme les créances de l’Etat étrangères à l’impôt et au domaine ». En application de cette disposition, le Conseil constitutionnel, qui avait été saisi, a exigé de Nicolas Sarkozy le paiement d’une amende, fixée à 363615 euros par la CNCCFP, soit le montant du dépassement. Mais c’est l’UMP qui a payé cette somme au départ. Ainsi que le rapporte un article du blog d’Alexandre Lemarlié, l’UMP d’après, fin 2013, l’UMP a adressé un chèque de 363 615 euros au Trésor public pour régler cette pénalité, somme comprise dans les recettes tirés du « Sarkothon » à l’été 2013.
Il existait un doute juridique sur la légalité de cette mesure. Saisi par l’UMP, Me Philippe Blanchetier avait considéré que la prise en charge de cette sanction administrative par le parti était conforme au droit… mais il se trouve que Me Philippe Blanchetier est aussi l’avocat de Nicolas Sarkozy. Le Trésor était aussi de cet avis. Cependant, ce n’était pas l’avis du Parquet. Ainsi que le rapportait début juillet le JDD, une enquête préliminaire a été ouverte par le parquet de Paris pour déterminer s’il n’y a pas eu un « abus de confiance » lors du paiement par l’UMP de cette amende.
Afin d’éviter toute difficulté, Nicolas Sarkozy avait, et on y avait aussi fait référence sur ce blog, finalement décidé de payer lui-même cette pénalité en remboursant l’UMP. D’après son entourage, « Il a considéré qu’il devait [les] prendre en charge personnellement pour que sa famille politique soit à l’abri de toute polémique ». Cela n’empêche cependant pas la procédure judiciaire de poursuivre son cours.
Le Monde du vendredi 3 avril 2015 a publié un intéressant article de Gérard Davet et Fabrice Lhomme sur les évolutions de l »enquête pénale, intitulé « Une éclaircie dans l’horizon judiciaire de Nicolas Sarkozy ».
D’après cet article, alors qu’il était susceptible d’être mis en examen dans cet affaire, le chef de l’Etat n’a été entendu par les juges Renaud Van Ruymbeke et René Grouman qu’en tant que « témoin assisté ». Autrement dit, il est vraisemblable que Nicolas Sarkozy ait pu participer aux infractions d’ « abus de confiance », « complicité » et « recel » mises sur la table, mais il n’existe pas d’indices « graves et concordants » de cette participation. Il échappe ainsi à la mis en examen de Jean-François Copé et Catherine Vautrin, l’ancienne trésorière du parti. Cependant, pour les deux journalistes, alors que les investigations sont presque terminées, cela préfigure un abandon des poursuites contre Nicolas Sarkozy.
Or, c’est notamment l’élément moral qui expliquerait la différence de traitement : à la différence de ces deux derniers, Nicolas Sarkozy n’aurait pas eu l’intention de commettre ces délits et ne serait pas susceptible de faire l’objet de poursuites pénales sur ce fondement.
Problèmes de qualification de l’infraction et élément moral : deux points qui font difficulté dans la sanction du financement des partis politiques mais qui sont dans le même temps totalement structurants du droit pénal français. Cela signifie-t-il que le droit pénal a ses limites en la matière ? Force est de constater qu’il semblerait que Nicolas Sarkozy s’en sorte toujours… Il y a là une hypothèse à creuser, que l’on retrouve pour Marine Le Pen.
L’affaire du financement illégal présumé du Front National : de multiples qualifications pour de multiples pratiques
Le Monde a décidé d’en faire sa Une de son édition du samedi 11 avril : » Le FN mis en cause pour financement illégal ». D’après Le Monde (et encore Gérard Davet et Fabrice Lhomme, encore eux), les juges Renaud Van Ruymbeke (et oui, encore lui!) et Aude Buresi ont signifié le mercredi 8 avril de nouvelles poursuites à Frédéric Chatillon et à sa société Riwal, le principal prestataire de services du FN, pour « financement illégal de campagne électorale ».
Si l’on comprend bien, il s’agit ici de l’interdiction générale de financement de campagne électorale par une personne morale visée par l’article L. 52-8 du Code électoral, en vertu duquel « Les personnes morales, à l’exception des partis ou groupements politiques, ne peuvent participer au financement de la campagne électorale d’un candidat, ni en lui consentant des dons sous quelque forme que ce soit, ni en lui fournissant des biens, services ou autres avantages directs ou indirects à des prix inférieurs à ceux qui sont habituellement pratiqués« , cette interdiction étant visée au titre de celles pouvant faire l’objet de sanctions pénales par les articles L. 86 et s. du Code électoral, ici plus précisément l’article L. 113-1 Code électoral. Parmi les éléments constitutifs de l’infraction qui seraient présents en l’espèce : la mise en place pendant la campagne de 2012 d’emplois fictifs au bénéfice de M. Rachline, aujourd’hui sénateur, et de Nicolas Bay, porte-parole de campagne, ces deux cadres du FN ayant été recrutés par la société Riwal ; la mise à disposition gratuite de locaux ou d’employés, ou encore l’octroi au micro-parti de Marine le Pen, Jeanne, de crédits sans intérêts.
La société Riwal aurait aussi eu son intérêt à l’affaire, en fournissant (et de façon obligatoire) aux 525 candidats FN aux législatives des kits de campagne, dont le coût était fondé sur de fausses factures, dans le but de majorer les dépenses électorales remboursables. C’est alors qu’on rejoint une autre qualification pénale, plus inattendue, celle d’escroquerie : pour les juges, d’après Le Monde, la société aurait ainsi « trompé l’Etat français afin de lui faire remettre des fonds, valeurs ou biens quelconques, en l’espèce le remboursement des frais de campagne surévalués sur la base de comptes de campagnes frauduleusement établis ». Excusez du peu. Marine Le Pen s’est bien sûr défendue de toutes ces accusations.
Suivre cette affaire sera intéressant pour voir si elle aboutit, qui elle implique et quelles en sont les conséquences. Symbolique et politique, sans doute, davantage qu’effective et dissuasive. Rappelons que pour ce qui concerne le financement illégal des campagnes électorales, l’article L. 133-1 du Code électoral prévoit que « Sera puni d’une amende de 3 750 euros et d’un emprisonnement d’un an, ou de l’une de ces deux peines seulement, tout candidat en cas de scrutin uninominal ou binominal, ou tout candidat tête de liste en cas de scrutin de liste, qui (…) 2° Aura accepté des fonds en violation des dispositions de l’article L. 52-8 ou L. 308-1 » et « Sera puni d’une amende de 3 750 euros et d’un emprisonnement d’un an, ou de l’une de ces deux peines seulement, quiconque aura, en vue d’une campagne électorale, accordé un don en violation des dispositions de l’article L. 52-8« . Sauf à imaginer une peine d’emprisonnement, force est de constater que la peine financière est très faible… sans compter qu’il faudrait aussi pour certains lever les immunités parlementaires.
Quant aux faits d’escroquerie, qui en vertu de l’article 313-1 du Code pénal est « le fait, soit par l’usage d’un faux nom ou d’une fausse qualité, soit par l’abus d’une qualité vraie, soit par l’emploi de manoeuvres frauduleuses, de tromper une personne physique ou morale et de la déterminer ainsi, à son préjudice ou au préjudice d’un tiers, à remettre des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, à fournir un service ou à consentir un acte opérant obligation ou décharge », la sanction est plus sévère, puisque « L’escroquerie est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende », mais c’est sans doute ici la caractérisation des éléments constitutifs de l’infraction qui posera le plus de difficultés.
Conclusion
Dans tous les cas, ces pénalisations récurrentes du financement illégal des partis politiques posent deux questions et une hypothèse :
1) Premièrement, ces procédures vont-elles aboutir, permettront-elles de faire en sorte que les responsables politiques soient responsables devant de telles déviations, et empêcheront-elles que de tels faits se reproduisent à l’avenir ? Ou ces procédures, lentes et incertaines, vont-elles finir par tomber dans l’oubli avant même d’être conclues ? Le droit pénal est-il adapté aux affaires de financement illégal de la vie politique ? C’est une première question fondamentale, qui touche directement la deuxième.
2) Deuxièmement, que penser du système administratif de contrôle des comptes ? Certes, il semble avoir fonctionné, puisque l’enquête en question a été réalisée sur « dénonciation » de la CNCCFP d’après la presse.
Dans son rapport sur les élections législatives de 2012, la CNCCFP indique avoir « rejeté 95 comptes de campagne, soit 2,22 % des 4 273 comptes déposés et examinés. Lors des précédentes élections législatives, la commission avait prononcé 191 rejets, soit 2,58 % des comptes de campagne instruits. La proportion de comptes de campagne rejetés est donc relativement stable entre 2007 et 2012. Néanmoins, l’examen des motifs révèle certains traits intéressants. L’absence de présentation d’un compte par un expert-comptable constitue toujours la principale cause de rejet des comptes de campagne, comme pour la plupart des autres scrutins. Les paiements directs excessifs, cause de près de 29 % des rejets prononcés par la commission en 2007, ont diminué et représentent moins de 18 % des comptes rejetés (…) Sur les 95 décisions de rejet prononcées par la commission, 35 concernaient des candidats ayant obtenu au moins 5 % des suffrages exprimés. 34 d’entre eux avaient financé tout ou partie de leurs dépenses sur apport personnel, pour un montant total de 741 310 euros », mais guère plus de détail ne nous sont donnés.
Dans tous les cas, cette affaire montre cependant aussi les limites du système administratif, lequel doit passer obligatoirement par la machinerie pénale pour garantir son effectivité, et ne dispose pas des instruments nécessaires pour agir lui-même. Certes, dans sa QPC du 18 mars 2015, John L. et autres, le Conseil constitutionnel a restreint la possibilité d’un cumul de sanctions pénales et administratives, mais sans la supprimer : le principe reste que « le principe de nécessité des délits et des peines ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l’objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature administrative ou pénale en application de corps de règles distincts devant leur propre ordre de juridiction », dès lors donc qu’il s’agit d’un corps de règles distincts, que les opérations de qualification ne sont pas identiques, qu’elles ne protègent pas les mêmes intérêts sociaux, que les sanctions ne sont pas de la même nature et qu’elles ne relèvent pas du même ordre de juridiction (voir l’analyse de cette décision sur le blog Liberté chéries.)
Le droit ne s’opposerait donc pas à renforcer les armes à la disposition de la CNCCFP, puisqu’un dispositif de contrôle plus puissant à destination de celle-ci serait sans doute de nature à répondre aux exigences posées par le Conseil constitutionnel.
3) Ainsi, police judiciaire ou police administrative ?
Nous sommes, sans aucun doute aujourd’hui, dans un mauvais entre-deux : ni l’un, ni l’autre, n’est assez puissant pour couvrir tout le spectre de l’imagination des hommes politiques pour contourner la loi.
Il ne s’agit donc pas que de failles structurelles : il s’agit d’un vide juridique pratique et conceptuel, lequel interroge encore une fois sur l’adaptation réelle du droit électoral à son nouvel environnement.
Romain Rambaud