La décision de François Fillon de poursuivre sa campagne électorale malgré sa mise en examen qui lui sera signifiée le 15 mars soulève bien sûr de nombreuses difficultés. Il ne sera pas question ici de discuter la crédibilité d’un candidat qui s’était lui-même engagé à se retirer en cas de mise en examen et qui avait fait de la probité l’axe central de sa prétention présidentielle : beaucoup d’encre a déjà coulé.
Pour un électoraliste, la question de l’intervention massive des juges judiciaires pendant la campagne électorale mérite cependant d’être interrogée. D’après François Fillon, « Nombre de mes soutiens et de ceux qui m’ont soutenu à la primaire et de ces quatre millions d’électeurs, parlent d’un assassinat politique. C’est un assassinat en effet ». L’assassinat en question viendrait donc des juges, du parquet national financier en particulier, qui aurait depuis le départ agit exclusivement à charge et avec un zèle anormal. « L’Etat de droit a été systématiquement violé, (…) la présomption d’innocence a complètement et entièrement disparu », a ainsi affirmé M. Fillon, décidant finalement de ne s’en remettre qu’au suffrage universel : « C’est au peuple français que je m’en remets parce que seul le suffrage universel et non pas une procédure menée à charge peut décider qui sera le prochain président de la République. ».
Cette mise en cause directe des magistrats a suscité les foudres de l’autorité judiciaire. Dans un communiqué en date du 1er mars 2017, le premier président de la Cour de cassation et le procureur général de la Cour de cassation, présidents du Conseil supérieur de la magistrature, affirment : « Une atmosphère survoltée se développe dans le milieu politique depuis quelques jours autour du travail de la Justice. Les uns prétendent qu’elles est instrumentalisée par l’exécutif. Celui-ci réplique qu’il soutient la liberté d’action des magistrats. En réalité, la Justice n’encourt pas plus les reproches outranciers qui lui sont faits qu’elle n’a besoin de soutiens d’où qu’ils viennent. Les magistrats suivent leur rythme en tout indépendance sous le contrôle des juridictions supérieures, de même qu’ils ont le devoir ne pas s’engager publiquement dans le débat électoral ». L’autorité judiciaire est en marche, de son seul fait et en tout indépendance.
Nul n’en doute et il ne s’agit pas, ici, de remettre en cause l’indépendance de l’autorité judiciaire. Néanmoins, la problématique de la « trêve judiciaire » a été exposée sur la place publique, les constitutionnalistes s’en emparent et en discutent. Ainsi Pascal Jan souligne dans son blog : « un usage républicain voudrait que les juges observent une trêve (dite judiciaire) en période de compétition électorale tant pour garantir la sérénité du procès que pour éviter toute interférence de la justice dans le déroulement d’une campagne électorale. (…) Cette règle non-écrite serait ancienne et concernerait tant les élections nationales que les élections locales. Son existence repose en fait essentiellement sur une observation empirique d’affaires concernant des responsables politiques et de « confidences » de certains magistrats rapportées par le presse ». Pascal Jan défend par ailleurs cette idée de trêve judiciaire, considérant qu’une intervention trop radicale des juges en campagne électorale pourrait affecter la sincérité du scrutin : on renverra ici à deux articles écrits sur son blog : « temps judiciaire et temps démocratique », et « justice, séparation des pouvoirs et élection ».
Sans revenir ou discuter ces éléments, un fait peut-être ajouté à ce débat en cours qui méritera mieux qu’un bref billet de blog. En effet, il semble qu’il n’est pas tout à fait exact de dire, comme tout le monde le fait, que la règle de la « trêve judiciaire » est seulement une « règle non écrite », une simple « tradition », sur laquelle il serait donc facile de revenir, voire qui ne se justifierait pas du tout dans un régime démocratique. Il existe en effet pour le contredire, certes partiellement, un article du code électoral complètement oublié mais pourtant très clair.
L’article L. 110 du code électoral, figurant au titre des dispositions pénales du code électoral, en vigueur, dispose en effet qu’ « Aucune poursuite contre un candidat, en vertu des articles L. 106 et L. 108, ne pourra être exercée, aucune citation directe à un fonctionnaire ne pourra être donnée en vertu de l’article L. 115 avant la proclamation du scrutin ». Cet article est rendu applicable à l’élection présidentielle, la loi organique du 6 novembre 1962 le prévoyant. C’est donc bien d’une trêve judiciaire qu’il s’agit.
Certes, il ne faut pas donner à cet article une portée qu’il n’a pas. Tout d’abord, il est sans doute tombé en désuétude. Aucune jurisprudence n’y est associée dans le code électoral commenté, pour prendre une bonne illustration, et il n’est probablement jamais utilisé.
Par ailleurs, les infractions concernées sont limitativement énumérées : il s’agit des hypothèses de corruption dans le cadre de campagnes électorales. L’article L. 106 dispose que « Quiconque, par des dons ou libéralités en argent ou en nature, par des promesses de libéralités, de faveurs, d’emplois publics ou privés ou d’autres avantages particuliers, faits en vue d’influencer le vote d’un ou de plusieurs électeurs aura obtenu ou tenté d’obtenir leur suffrage, soit directement, soit par l’entremise d’un tiers, quiconque, par les mêmes moyens, aura déterminé ou tenté de déterminer un ou plusieurs d’entre eux à s’abstenir, sera puni de deux ans d’emprisonnement et d’une amende de 15 000 euros ». L’article L. 108 dispose que « Quiconque, en vue d’influencer le vote d’un collège électoral ou d’une fraction de ce collège, aura fait des dons ou libéralités, des promesses de libéralités ou de faveurs administratives, soit à une commune, soit à une collectivité quelconque de citoyens, sera puni d’un emprisonnement de deux ans et d’une amende de 15 000 euros ». Ainsi, la trêve judiciaire semble donc limitée à des actes commis pendant la campagne électorale, dont la particularité est qu’ils pourraient s’assimiler à des actions de propagande électorale. Il s’agit donc de protéger le candidat dans sa campagne électorale, et non pour des infractions d’un autre type.
Quant à l’article L. 115, il n’existe plus depuis une loi du 4 janvier 1993. Il prévoyait que « Les articles 679 et 688 du code de procédure pénale sont inapplicables aux crimes et aux délits ou à leurs tentatives qui auront été commis afin de favoriser ou de combattre une candidature de quelque nature qu’elle soit », c’est à dire que les fonctionnaires faisaient l’objet d’une procédure de droit commun et non pas d’un privilège de juridiction comme c’était le cas normalement.
Dès lors, bien entendu, cet article ne protège pas François Fillon, d’une part parce que les infractions qu’on lui reproche n’ont rien à avoir avec les articles L. 106 et L. 108 du code électoral, d’autre part parce qu’il ne sera officiellement candidat à l’élection présidentielle qu’à partir de la publication de la liste des candidats le 21 mars, sauf à considérer, ce qui pourrait se plaider au regard des débats parlementaires de l’époque, qu’il s’applique à compter de la publication du décret de convocation des candidats. Juridiquement, aucune trêve judiciaire ne s’impose donc dans l’affaire Fillon, sauf à exhumer d’autres dispositions allant dans le même sens.
Il reste que cette disposition permet d’engager la réflexion en adoptant une perspective historique. L’article L. 110 du code électoral est en effet issu de l’article 10 de loi du 31 mars 1914 ayant pour objet de réprimer les actes de corruption dans les opérations électorales (JORF, 28 octobre 1964, p. 9659). Le bulletin complet des lois de Duvergier permet de retrouver facilement les débats parlementaires ayant présidé à l’adoption de cet article, et ils sont très clairs (Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du Conseil d’Etat, Duvergier, 1914, p. 170).
Alors qu’un sénateur s’interrogeait sur le fait qu’un article de loi (l’article 2, concernant les voies de fait, menaces et violences et non les faits de corruption) n’ait pas été prévu comme bénéficiant de la suspension des poursuites, c’est-à-dire discutait de l’exception, les débats parlementaires sont revenus sur le principe. Ainsi le rapporteur soulignait : « Il reste entendu – et ce doit être l’interprétation normale – qu’aucune poursuite, hormis le cas de flagrant délit et de violence matérielle, qu’il importe de réprimer immédiatement, aucune poursuite tendancieuse cherchant à déshonorer le candidat, en le rendant suspect de faits qu’il n’a peut-être pas commis, ne doit être permise pendant toute la période électorale. C’est l’esprit dans lequel devra être appliquée la loi. Je demande la confirmation de M. le Garde des Sceaux ». Et le garde des Sceaux de confirmer : « Nous sommes absolument d’accord ; les délits prévus à l’article 2 du projet de loi sont distincts des délits résultant des faits de corruption. Il n’y avait pas le même intérêt à étendre à ces délits de l’art. 2 la règle de suspension momentanée des poursuites inscrite dans l’art. 10″.
Les débats parlementaires confirment donc qu’à l’époque, la trêve judiciaire existe déjà et a été inscrite dans la loi. Aujourd’hui, elle est écrite à l’article L. 110 du code électoral et toujours en vigueur pour certaines infractions. Mais est-elle toujours dans l’esprit du droit électoral ?
Update du 4 mars 2017. Enfin, la nuit portant conseil, la question peut-être posée : la trêve judiciaire étant issue d’une loi du 31 mars 1914, reprise par les deux codes électoraux sans aucune modification, respectée semble-t-il de façon informelle par les juridictions au point d’être considérée par la majorité comme « une tradition républicaine » jusqu’ici, pourrait-elle prétendre au statut de PFRLR et dans quelle mesure ? Certains ont déjà pris cette voie s’agissant d’autres problèmes (décision n° 2013-669 DC du 17 mai 2013, Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe)., mais de telles tentatives invitent à la prudence. Définitivement, une telle recherche ne peut en tout état de cause pas être faite à la vitesse et dans le cadre du blog du droit électoral. Il faut parfois savoir résister à la tentation du « putaclic ».
Romain Rambaud