Il n’y a donc pas que le CSA qui doit encadrer certaines chaînes d’opinion, comme nous l’évoquions dans notre article précédent relatif à la recommandation adoptée par le CSA pour l’élection présidentielle. C’est également le cas de la commission des sondages.
L’affaire en question est venue de la mise à l’antenne, dans l’émission « L’heure des pros » de Pascal Praud, des résultats d’un sondage d’opinion complètement biaisée (v. image ci-dessus et explications de la commission des sondages ci-dessous). Cela a notamment fait réagir sur Twitter, lorsqu’il a été constaté que le total du sondage faisait 106 % (Yannick Jadot, d’abord présenté à 5%, a été corrigé à 8% au cours de l’émission) et que les trois candidats de droite y apparaissaient en même temps (Michel Barnier, Xavier Bertrand, Valérie Pécresse) et ceci alors même qu’un seul des trois devrait être candidat après le Congrès (en tout état de cause, pas les trois en même temps). Ce sondage, ainsi présenté, a fait l’objet de discussions pendant 7 minutes, dont 3 et demi consacrées au candidat Eric Zemmour, tandis que le score de Yannick Jadot, erroné dans la première présentation, était corrigé en direct…
Le communiqué de la commission des sondages condamnant la présentation trompeuse faite à l’antenne
Or, le fait est assez rare pour être souligné, une telle présentation a été condamnée par la Commission des sondages, institution peu connue en France qui en vertu de la loi n° 77-808 du 19 juillet 1977 relative à la publication et à la diffusion de certains sondages d’opinion « est chargée d’étudier et de proposer des règles tendant à assurer dans le domaine de la prévision électorale l’objectivité et la qualité des sondages publiés ou diffusés tels que définis à l’article 1er. La commission a tout pouvoir pour vérifier que les sondages définis à l’article 1er ont été commandés, réalisés, publiés ou diffusés conformément à la présente loi et aux textes réglementaires applicables ». La commission des sondages est en charge de faire appliquer le droit des sondages électoraux, sur lequel nous avions écrit un ouvrage en 2012, plus d’actualité que jamais.
La commission des sondages a en effet diffusé un « communiqué » en date du 28 octobre 2021, afin d’alerter l’opinion publique sur la présentation à plusieurs titres problématique voire mensongère du sondage.
Le 27 octobre 2021, CNEWS a diffusé sur son antenne dans l’émission « L’heure des pros 2 » un tableau intitulé « Présidentielle : E. Zemmour en hausse », indiquant que la source des chiffres reproduits était un sondage réalisé par un institut. Le tableau diffusé à l’antenne appelle plusieurs remarques de la Commission des sondages
Communiqué de la commission des sondages du 28 octobre 2021
Non seulement la commission constate que les différentes mentions prévues par la loi, notamment l’obligation de faire figurer les marges d’incertitude lors de toute publication même partielle des estimations de tout sondage relatif à l’élection présidentielle, d’autres problèmes plus forts sont posés. Pour la commission, il ne s’agit même pas d’un sondage, tant la présentation qui en est faite est complètement faussée.
Le non-respect du sondage lui-même, en faveur d’une présentation trompeuse , erronée et mathématiquement impossible...
C’est le cas d’abord concernant les candidats qui sont testés et des résultats qui sont affichés à l’antenne :
« Sur le fond, le sondage dont CNEWS prétend faire état ne peut pas faire l’objet d’une présentation telle que celle retenue par CNEWS. En effet, le tableau diffusé à l’antenne présente les pourcentages d’intention de vote de différents candidats, en indiquant les pourcentages d’intention obtenus par trois candidats potentiels (M. Bertrand, Mme Pécresse, M. Barnier) pour lesquels l’institut n’a pas réalisé de sondage en vue de tester l’hypothèse de leurs candidatures simultanées. Ceci conduit d’ailleurs le tableau erroné qui a été diffusé à l’antenne a présenter un total d’intention de vote de 106%. En outre, le tableau diffusé à l’antenne indiquait dans un 1er temps que M. Jadot recueillait 5% des intentions, alors que le sondage dont se prévaut CNEWS lui donne 8% ou 9% selon l’hypothèse testée (avec une marge d’incertitude de 1,6%). Cette erreur a été corrigée à l’antenne dans un second temps.
Dans ces conditions, un tel tableau, qui ne correspond pas à un sondage réalisé conformément à la loi du 19 juillet 1977, ne peut donc pas être présenté comme extrait d’un sondage.
Communiqué de la commission des sondages du 28 octobre 2021
Ce qui a été présenté à l’antenne ne correspondait donc pas à la réalité du sondage dont se prévalait pourtant CNews. C’est donc bien une présentation trompeuse, en témoigne par exemple l’erreur sur le score de Yannick Jadot.
La remise en cause de l’interprétation du sondage : quand le titre de la présentation « Eric Zemmour en hausse » ne correspond pas à la réalité du sondage, d’après la commission des sondages
Par ailleurs, la commission, et le fait est encore plus rare pour être souligné, a remis en cause l’interprétation même réalisé par CNews sur la valeur du sondage : la commission des sondages considère en effet, mais fait un usage très rare de ce pouvoir, qu’il lui revient d’examiner la sincérité des sondages mais aussi de l’interprétation qui en faite dans le débat public.
Or, elle considère que le commentaire réalisé pour Eric Zemmour, pendant 3 minutes, ne correspond pas réellement à la réalité du sondage en question. C’est donc bien une présentation erronée. Le titre « Eriz Zemmour en hausse » notamment ne correspond pas à la réalité du sondage d’après la commission.
« La commission note enfin que le sondage auquel se réfère CNEWS donne une intention de vote pour M. Zemmour de 17 % ou 18% selon les hypothèses testées (avec une marge d’incertitude de 2,1%), exactement identique à celui des deux précédentes vagues de cet institut lorsqu’il teste les mêmes hypothèses. Le titre du tableau présenté par CNEWS « Présidentielle : E. Zemmour en hausse » doit donc être lu avec la plus grande circonspection »
Communiqué de la commission des sondages du 28 octobre 2021
L’utilisation du pouvoir de remise en question du « commentaire » du sondage est suffisamment rare pour montrer que la commission ici a considéré la situation comme véritablement problématique, dans le contexte plus général d’une présentation faussée des résultats de cette enquête.
C’est donc à un sévère recadrage que procède la commission, considérant que :
Pour l’ensemble de ces raisons, la commission des sondages appelle l’attention de chacun sur la prudence qu’il convient d’adopter à la lecture de certains médias et rappelle qu’il peut être utile de vérifier les estimations directement sur le site des instituts de sondages ou sur celui de la commission.
Communiqué de la commission des sondages du 28 octobre 2021
Les excuses en catimini de CNEWS : 30 secondes à midi…
Cette recommandation a conduit la chaîne à devoir présenter ses excuses… pendant un temps et selon des modalités moindres cependant que l’erreur commise… 30 secondes en catimini à midi.
Yannick Jadot, lui, est revenu à 10% des intentions de vote, tandis que Xavier Bertrand prend la première place. Le commentaire selon lequel Eric Zemmour serait en hausse n’a cependant pas été corrigé.
La vidéo peut-être regardée en suivant le lien ici.
Un premier avertissement pour la chaîne de télévision CNEWS prise en flagrant délit d’insincérité ?
Un tel recadrage peut être considéré comme grave, pour un média qui se sait écouté et qui fait preuve, en l’espèce, soit d’une négligence coupable, soit d’une volonté délibérée de tordre l’information, ce qui serait encore plus problématique.
Le communiqué en question est non seulement en remarquable en soi mais peut être interprété comme un premier avertissement à la chaîne CNEWS. Si d’autres pratiques devaient intervenir, des solutions plus fortes pourraient être adoptées : une mise au point voire une sanction pénale.
La prochaine fois, une véritable mise au point ?
Tout d’abord, la commission des sondages dispose d’un libre choix, soit de se contenter de publier des communiqués de presse (ce qui a été fait en l’espèce), soit de publier de véritables « mises au point » au sens de la loi de 1977 (CE, 29 dec. 2014, n°384445).
La mise au point est donc le pouvoir dont dispose la commission des sondages pour opérer une correction de la lecture du sondage vis-à-vis de l’opinion publique. En effet, en vertu de l’article 9 de la loi, « La commission des sondages peut, à tout moment, ordonner à toute personne qui publie ou diffuse un sondage défini à l’article 1er commandé, réalisé, publié ou diffusé en violation de la présente loi et des textes réglementaires applicables ou en altérant la portée des résultats obtenus, de publier ou de diffuser une mise au point ou, le cas échéant, de mentionner les indications prévues à l’article 2 qui n’auraient pas été publiées ou diffusées. La mise au point est présentée comme émanant de la commission. Elle est, suivant le cas, diffusée sans délai et de manière que lui soit assurée une audience équivalente à celle de ce sondage, ou insérée dans le plus prochain numéro du journal ou de l’écrit périodique à la même place et en mêmes caractères que l’article qui l’a provoquée et sans aucune intercalation ».
Cela signifie donc qu’en cas de « récidive » de la part de CNEWS, la Commission pourrait décider de procéder à une véritable « mise au point » et la chaîne CNEWS serait alors obligée de consacrer… 7 minutes à cette mise au point, au moins en théorie…
Une infraction pénale poursuivie ?
Enfin, on pourrait se demander si l’action commise par la chaîne CNEWS ne constitue pas… une infraction pénale !
En effet, en vertu de l’article 12 de la loi de 1977 :
» Est puni d’une amende de 75 000 € :
1° Le fait d’utiliser le mot : « sondage » pour des enquêtes portant sur des sujets liés, de manière directe ou indirecte, au débat électoral et qui ne répondent pas à la définition du sondage énoncée à l’article 1er ;
2° Le fait de commander, réaliser, publier ou laisser publier, diffuser ou laisser diffuser un sondage en violation de la présente loi et des textes réglementaires applicables »
Article 12 de la loi n° 77-808 du 19 juillet 1977 relative à la publication et à la diffusion de certains sondages d’opinion
Or, si l’on suit la commission des sondages, CNEWS s’est rendue coupable de ces deux infractions : utiliser le mot « sondage » pour présenter des résultats ne correspondant pas à un sondage d’une part (le sondage lui-même n’ayant pas été respecté) et diffuser un sondage en violation des règles de la loi d’autre part (pas de mention des marges d’erreur, présentation ne correspondant pas à la réalité du sondage, commentaire erroné).
Sur ce point, la commission des sondages aurait pu saisir le Procureur de la République en application du code de procédure pénale, ou ce dernier pourrait se saisir lui-même à des fins de poursuite.
Il convient de noter sur ce point que la loi du 25 avril 2016, ayant modifié la loi de 1977, a à l’époque bien entendu renforcer l’effectivité du volet pénal de la loi, en augmentant les sanctions encourues, applicables aux personnes physiques comme aux personnes morales.
Conclusion : une lutte à venir du droit français contre les chaînes de désinformation continue ?
Après l’affaire de la « fausse » déambulation dans la rue de l’émission de Jean-Marc Morandini, toujours avez Zemmour, cette affaire de présentation trompeuse d’un sondage d’opinion pose problème. Cela commence à faire beaucoup, et on peut se demander si certaines chaînes d’opinion ne sont pas en train de se transformer en chaînes de « désinformation continue ».
Sans doute, l’émergence de chaînes d’opinion en France dans un paysage et une culture qui n’est pas fait pour cela pose des problèmes. On l’a vu précédemment avec la nouvelle recommandation n° 2021-03 du 6 octobre 2021 du Conseil supérieur de l’audiovisuel aux services de communication audiovisuelle en vue de l’élection du Président de la République, disponible sur le site internet du CSA. On le voit avec cette affaire de sondages.
Cependant, il faudrait se garder de penser que le droit français n’est pas capable de faire face. Il le peut. On l’a vu avec la régulation des temps de parole, surveillée par le CSA. C’est aussi le cas avec le contrôle de la commission des sondages.
Dans leur grande sagesse, ces institutions évoluent progressivement. Que cela ne soit pas pris pour de la pusillanimité. Si celles-ci ne sont pas écoutées, elles utiliseront progressivement leurs pouvoirs administratifs : mise en demeure et sanction administrative pour le CSA, mise au point pour la commission des sondages. Et si cela ne devait pas suffire, le droit français prévoit des incriminations pénales pouvant servir de base à des poursuites judiciaires et à des condamnations pénales. On sait aujourd’hui, et c’est tant mieux, que la vie politique n’est plus à l’abri du droit pénal.
Si la liberté d’expression est fortement protégée en France bien sûr, c’est aussi le cas, et cela est tout aussi légitime, du principe constitutionnel de sincérité du scrutin, destiné à préserver la Souveraineté du peuple Français. Il mérite d’être préservé. Il se le sera.
Romain Rambaud