Les médias s’en sont fait le relais hier : Raphaël Glucksmann a été averti par l’organisme gouvernemental Viginum d’une campagne de désinformation le visant sur les réseaux sociaux, qui proviendraient de comptes venant de Chine, et le faisant passer pour un agent de la CIA. Il serait visé en raison de son engagement en faveur de la minorité musulmane ouïghoure (il a été sanctionné à ce titre en 2021 par la Chine, qui lui a notamment interdit de voyager sur son sol), et parce qu’il est à la tête de la commission qui au Parlement européenne traite du risque d’ingérences étrangères dans les systèmes démocratiques. C’est la première fois qu’une telle tentative d’ingérence est mise au jour publiquement.
La VIGINUM est le Service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères, rattaché au SGDSN, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. Créé le 13 juillet 2021 VIGINUM comme il l’indique sur son site internet « répond à un défi majeur : Protéger le débat public contre les ingérences numériques étrangères. La mission principale de VIGINUM est de détecter et de caractériser des ingérences numériques étrangères affectant le débat public numérique en France. Pour ce faire, le service étudie les phénomènes inauthentiques (comptes suspects, contenus malveillants, comportements anormaux, aberrants ou coordonnés) qui se manifestent sur les plateformes numériques« . Sont visés notamment les ingérences qui constituent une atteinte potentielle aux intérêts fondamentaux de la Nation, ont un contenu manifestement inexact ou trompeur, connaissent une diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée, et où est caractérisée l’implication, directe ou indirecte d’un acteur étranger ; étatique, paraétatique ou non-étatique (Décret n° 2021-922 du 13 juillet 2021 portant création, auprès du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, d’un service à compétence nationale dénommé « service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères). Comme elle l’indique également « L’activité de VIGINUM s’organise autour d’opérations de protection, ciblées sur une thématique particulière pour laquelle une posture de vigilance est nécessaire face à une menace informationnelle potentielle : événements institutionnels, démocratiques, politiques, sociétaux, historiques, sportifs, connus et planifiés ou en lien avec l’actualité, se déroulant en France ou y affectant le débat public » : la surveillance des élections est donc une problématique centrale et la VIGINUM avait d’ailleurs alerté sur le très haut niveau de risque de ce point de vue des élections européennes.
Après cette alerte, et après les fausses vidéos réalisées par intelligence artificielle de Marine Le Pen et Marion Maréchal Le Pen sur Tik Tok, la lutte contre la désinformation s’impose comme un thème majeur de la campagne électorale européenne et un enjeu majeur majeur du droit des élections européennes.
La lutte contre les fausses informations et les ingérences étrangères implique une coopération importante entre les services de l’Etat et l’ARCOM. Dans son rapport de 2022 consacré aux élections présidentielle et législatives, l’ARCOM insiste sur sa collaboration avec VIGINUM. L’article 3 du décret n° 2021-922 du 13 juillet 2021 précise que ce service est chargé de fournir toute information utile à l’Arcom dans l’accomplissement des missions qui lui sont confiées par la loi du 30 septembre 1986. L’Arcom a ainsi échangé à plusieurs reprises avec Viginum sur les risques identifiés durant les deux périodes électorales de 2022, et continue de le faire pour les élections européennes de 2024.
On rappellera ici ce qu’on l’a déjà écrit dans un précédent article, l’encadrement des réseaux sociaux est un aspect très important de la législation électorale aujourd’hui, notamment dans une optique de lutte contre la manipulation de l’information. Depuis la loi n° 2018-1202 du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information, la législation électorale repose sur deux piliers, la transparence et l’autorégulation des plate-formes et la possibilité de saisir le juge des références, le tribunal judiciaire de Paris, pour faire cesser la diffusion de fausses informations, en plus des contraintes pénales habituelles.
D’une part, l’article L. 163-1 du code électoral prévoit que les opérateurs dont l’activité dépasse un seuil fixé par décret (cinq millions de visiteurs uniques par mois, par plateforme, calculé sur la base de la dernière année civile en vertu de l’article D. 102-1 du code électoral) « doivent fournir une information loyale, claire et transparente, agrégée au sein d’un registre public et ouvert, sur les contenus promus se rattachant à un débat d’intérêt général, et présentant un lien avec la campagne électorale, qui sont diffusés pendant les trois mois précédant le premier jour du mois d’élections générales et jusqu’à la date du scrutin. Ces informations concernent l’identité de l’annonceur, les données personnelles utilisées, les rémunérations versées lorsque le montant est supérieur à un seuil fixé par décret (100 euros par contenu en vertu de l’article D. 102-1 du code électoral ». La loi vise ce faisant les réseaux sociaux généralistes (Snapchat, Instagram, Facebook, TikTok) ou spécialisés (LinkedIn), les plateformes de partage de vidéos ou d’audios différé ou en direct (YouTube, Dailymotion, Twitch), les forums en ligne (Jeuxvideo.com), les moteurs de recherche (Bing, Google), les encyclopédies participatives (Wikipédia)… Sur cette base notamment, l’ARCOM a adopté des recommandations à destination des plateformes : une première recommandation générale avait été édictée en 2019, la Recommandation n° 2019-03 du 15 mai 2019 du Conseil supérieur de l’audiovisuel aux opérateurs de plateforme en ligne dans le cadre du devoir de coopération en matière de lutte contre la diffusion de fausses informations, qui a été complétée et renforcée par des Préconisations relatives à la lutte contre la manipulation de l’information sur les plateformes en ligne en vue des élections au Parlement européen du 6 au 9 juin 2024 qui sont téléchargeables ici. On renverra ici à notre article précédent pour l’ensemble de ces préconisations, mais parmi elles figure bien la nécessité de « mettre en place des procédures appropriées pour assurer la détection en temps utile d’opérations de manipulation non authentique coordonnée, incluant les techniques de création de ressources en ligne de désinformation et les moyens de les rendre crédibles (comptes ou réseaux de comptes inauthentiques, fausses réactions, détournement de compte), ainsi que les tactiques de diffusion de contenus de désinformation (ciblage délibéré de publics vulnérables, utilisation de médias manipulés et trompeurs comme les deepfakes, coordination inauthentique pour l’amplification de contenus de type « bourrage » de mots-clés) ».
D’autre part, il existe désormais la possibilité de saisir le juge des référés – tribunal judiciaire de Paris. L’article L. 163-2 du code électoral prévoit ainsi que « I.-Pendant les trois mois précédant le premier jour du mois d’élections générales et jusqu’à la date du tour de scrutin où celles-ci sont acquises, lorsque des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir sont diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive par le biais d’un service de communication au public en ligne, le juge des référés peut, à la demande du ministère public, de tout candidat, de tout parti ou groupement politique ou de toute personne ayant intérêt à agir, et sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire aux personnes physiques ou morales mentionnées au 2 du I de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique ou, à défaut, à toute personne mentionnée au 1 du même I toutes mesures proportionnées et nécessaires pour faire cesser cette diffusion. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures à compter de la saisine ». Si ce dispositif a très peu d’exemples d’utilisation à ce jour, il pourrait être mobilisé, en parallèle de l’auto-régulation des plateformes, pour lutter contre les fausses informations, entendues dans un sens strict dans le respect de la liberté d’expression par ailleurs : diffusion artificielle, informations manifestement mensongères et impact manifeste sur la sincérité du scrutin en raison d’une réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2018-773 DC du 20 décembre 2018. Comme l’a précisé le Conseil, ces allégations ou imputations manifestement trompeuses ne recouvrent ni les opinions, ni les parodies, ni les inexactitudes partielles ou les simples exagérations. Elles sont celles dont il est possible de démontrer la fausseté de manière objective. Seule la diffusion de telles allégations ou imputations répondant à trois conditions cumulatives peut être mise en cause : elle doit être artificielle ou automatisée, massive et délibérée. Mais ces hypothèses ne sont plus du tout d’école.
Il faut noter également que le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique a été adopté par l’Assemblée Nationale le 10 avril dans sa version issue de la CMP, prévoit un nouveau dispositif, en application de la législation européenne. ar ailleurs pour mieux se protéger contre la désinformation de médias étrangers frappés par des sanctions européennes (tels que Sputnik ou Russia Today France), l’Arcom pourra enjoindre à de nouveaux opérateurs de stopper sous 72 heures la diffusion sur internet d’une chaîne de « propagande » étrangère. En cas d’inexécution, elle pourra ordonner le blocage du site concerné et infliger une amende pouvant aller jusqu’à 4% du chiffre d’affaires de l’opérateur ou 250 000 euros.
Nul doute que la problématique de la lutte contre la désinformation et les possibilités pour le droit d’y faire face, alors qu’on sait à quel point la question est difficile, continuera d’être centrale pendant les semaines à venir. Un risque spécifique pourrait même intervenir à la fin de l’élection, pendant la période de réserve, comme ce fut le cas avec les Macronleaks en 2017. Dans son rapport de 2022 précité, l’ARCOM alertait d’ailleurs déjà sur ce risque : » Il convient de rappeler que l’Arcom s’était déjà interrogée, dans son rapport sur les campagnes électorales de 2017 (qui portait uniquement sur les médias audiovisuels), sur l’adéquation de ces dispositions à des situations de crise en période de réserve dans la mesure où l’article L. 49 du code électoral place, d’une part, les candidats dans l’impossibilité de s’exprimer sur d’éventuelles mises en cause et, d’autre part, les journalistes dans l’incapacité de rendre compte de la véracité des faits, laissant libre cours à la propagation d’informations susceptibles d’altérer la sincérité du scrutin. L’Arcom rappelle qu’elle a présenté au mois de septembre 2015 et dans son rapport de 2017 des propositions visant à assouplir ces dispositions, notamment en autorisant les candidats et leurs soutiens, ainsi que les commentateurs, à s’exprimer jusqu’au samedi, veille du scrutin, à minuit. Elle a également proposé que la publication de sondages soit autorisée jusqu’au samedi à midi et leur commentaire jusqu’à minuit ».
La réalité a rattrapé la fiction, elle est peut-être même en train de la dépasser.
Romain Rambaud