Suite aux terribles attentats parisiens, l’état d’urgence, prévu par la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relatif à l’état d’urgence,a été décrété dans la nuit de vendredi à samedi et durera 12 jours, avant une éventuelle prolongation par la loi. Celle-ci a déjà été annoncée par le président de la République, qui souhaite prolonger l’état d’urgence pendant trois mois.
Faisant utilisation pour la deuxième fois dans l’histoire depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 du droit de message au Congrès qui lui est donné par l’article 18 de la Constitution, le chef de l’Etat a confirmé que nous entrons dans une situation d’exception : « Nous devons donc nous défendre dans l’urgence et dans la durée. Il en va de la protection de nos concitoyens et de notre capacité de vivre ensemble. Dans la nuit de vendredi, lorsque les fusillades ont fait connaitre leur terrible bilan, j’ai réuni le Conseil des ministres, j’ai ordonné le rétablissement immédiat des contrôles aux frontières et j’ai proclamé l’état d’urgence, sur proposition du Premier ministre. Il est désormais effectif sur tout le territoire et j’ai élargi la possibilité de procéder à des perquisitions administratives dans tous les départements métropolitains. Il y a eu cette nuit plus de 104 assignations à résidence et 168 perquisitions. Et il y en aura d’autres« . C’est ainsi que le chef de l’Etat a annoncé à la fois le renforcement du dispositif de l’état d’urgence et une modification (souhaitée) de l’article 36 de la Constitution permettant la mise en place d’un régime exceptionnel pour faire aux situations de crise, ainsi qu’une modification de la Constitution visant à permettre de déchoir de leur nationalité français les bi-nationaux nés français.
La question de savoir si la mise en place de l’état d’urgence aura un impact sur les élections a été posée par Manuel Valls lui-même. Ainsi, celui-ci, samedi soir, sur TF1, au milieu d’un flot de déclarations martiales, a confirmé qu’elles se tiendront « bien sûr » aux dates prévues, les 6 et 13 décembre : « Les élections régionales se tiendront, au fond c’est l’une des plus belles réponses que nous pouvons donner à ceux qui s’attaquent à nos valeurs, à la démocratie ». Les élections peuvent-elles se tenir dans un état d’urgence ou faudrait-il les repousser ?
L’effet de l’état d’urgence sur la campagne électorale
Dès l’annonce du bilan des attentats, les partis politiques ont annoncé les uns après les autres qu’ils suspendaient leur campagne électorale. Certes, il s’agit d’une suspension toute relative eu égard aux déclarations que certaines responsables politiques ont pu faire depuis, mais c’est bien une « drôle de campagne », pour reprendre l’expression du Monde, qui émerge.
Juridiquement et politiquement, la difficulté vient du fait que le régime de l’état d’urgence est susceptible de restreindre les libertés et donc la liberté de faire campagne, ce qui pose des problèmes démocratiques importants.
La difficulté existe réellement et est d’ailleurs prise en compte par la loi sur l’état d’urgence elle-même, mais au niveau national et non au niveau local. L’article 4 de la loi du 3 avril 1955 prévoit en effet que « La loi portant prorogation de l’état d’urgence est caduque à l’issue d’un délai de quinze jours francs suivant la date de démission du Gouvernement ou de dissolution de l’Assemblée nationale ».
Cette disposition permet donc autant d’attacher l’état d’urgence à un gouvernement que de permettre, au niveau national, des élections législatives se déroulant dans un contexte juridique de droit commun en cas de dissolution : cela est déjà arrivé, par exemple suite à la dissolution de 1962, ainsi que le souligne Pascal Jan sur son blog.
Cependant et pour cause, ne serait-ce qu’eu égard à l’ancienneté de la loi par rapport au processus de décentralisation, les élections locales ne sont pas visées par cette disposition et la loi sur l’état d’urgence peut avoir des conséquences sur elles.
En effet, l’article L. 47 du code électoral prévoit que « Les conditions dans lesquelles peuvent être tenues les réunions électorales sont fixées par la loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion et par la loi du 28 mars 1907 relative aux réunions publiques ». Et, certes, si la campagne électorale au sens du code électoral ne dure que 15 jours en application de l’article R. 26 du code électoral, cela aura néanmoins quand même un impact direct car l’état d’urgence sera prorogé.
Or, la déclaration de l’état d’urgence donne e la faculté au ministre de l’intérieur ou au représentant de l’Etat dans le département, en vertu de l’article 5 de la loi, d’interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et à l’heure fixés par arrêté, d’instituer, par arrêté, des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé, d’interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics. Ces mesures ne peuvent être prises que dans les circonscriptions territoriales déterminées par le décret en Conseil des ministres déclarant l’état d’urgence précité.
Par ailleurs, l’article 8 prévoit que le ministre de l’intérieur ou le représentant de l’Etat dans le département peut dans ces zones ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature. Il peut également interdire, à titre général ou particulier, les réunions de nature à provoquer ou entretenir le désordre.
L’article 11 prévoit enfin, mais la disposition expresse dans ce cas nécessaire n’a pas été prévue dans l’actuel décret, que « Le décret déclarant ou la loi prorogeant l’état d’urgence peuvent, par une disposition expresse (…) 2° Habiliter les mêmes autorités à prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections ciné-matographiques et des représentations théâtrales. Les dispositions du paragraphe 1° du présent article ne sont applicables que dans les zones fixées par le décret prévu à l’article 2 ci-dessus ».
On voit bien la difficulté qu’il y a dans ces circonstances à avoir une campagne normale, et centrée sur les problématique des régionales. Ainsi que le relève le site Politis.fr, « Une campagne électorale, ce sont des distributions de tracts sur les marchés, des réunions publiques dans des salles publics, des rassemblements sur la voie publique… Qu’adviendrait-il si les marchés, comme ça a été le cas ce week-end dans la capitale et quelques communes de la petite couronne, étaient fermés ? Et si les mairies continuaient, avec de bonnes raisons, à ne pas ouvrir leurs bâtiments publics ? Si les manifestations et rassemblements publics continuaient à être interdites ? »
Repousser les élections ?
Bien sûr, nous ne sommes pas dans la situation de la première-guerre mondiale, lors de laquelle une loi a été adoptée le 23 décembre 1914 pour ajourner les élections législatives, départementales et communales jusqu’à la fin des hostilités. Même si nous sommes en guerre, la guerre ne nécessite pas cette fois l’interruption de la démocratie. Au contraire, il est nécessaire, car elle fait partie de nos valeurs, de la préserver.
Juridiquement, il serait sans doute possible de repousser les élections régionales.
Certes, la date de celles-ci a déjà été modifié de nombreuses fois. Dans la foulée de la réforme du conseiller territoriale, l’article 2 de la loi n° 2010-145 du 16 février 2010 avait prévu que « Par dérogation aux dispositions de l’article L. 336 du code électoral et du troisième alinéa de l’article L. 364 du même code, le mandat des conseillers régionaux et celui des membres de l’Assemblée de Corse élus en mars 2010 expireront en mars 2014 ». Cette réduction de deux ans avait été acceptée par le Conseil constitutionnel notamment car elle était justifiée par la réforme (Cons. const. 11 févr. 2010: no 2010-603 DC § 14). Puis, avec la suppression du conseiller territorial mais avec la réforme des conseils départementaux, la loi n° 2013-403 du 17 mai 2013 relative à l’élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires, et modifiant le calendrier électoral avait prévu que les mandats des conseillers régionaux élus en mars 2010 expireraient en mars 2015, ce qui avait jugé conforme à la Constitution (décision 2013-667 DC du 16 mai 2013). Finalement, l’article 10 de la loi du 16 janvier 2015 a repoussé l’organisation des élections à décembre 2015, ce qui n’avait pas été contesté.
Dans ces conditions cependant, il serait tout à fait possible d’adopter une loi visant à repousser les élections régionales. En effet, le principe juridique protégé par le Conseil constitutionnel est celui de la périodicité raisonnable des élections et il permet relativement facilement, selon la jurisprudence, de proroger les mandats d’un an. Le contrôle du Conseil constitutionnel est d’ailleurs faible : il « résulte des dispositions constitutionnelles ci-dessus rappelées que le législateur, compétent pour fixer les règles concernant le régime électoral des assemblées locales, peut, sous réserve du respect des dispositions et principes de valeur constitutionnelle, librement modifier ces règles ; que la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d’appréciation et de décision identique à celui du Parlement ; qu’il ne lui appartient donc pas de rechercher si les objectifs que s’est assignés le législateur auraient pu être atteints par d’autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à ces objectifs » (Cons. const., n°94-341 DC, 06 juillet 1994, Loi relative à la date du renouvellement des conseillers municipaux, § 5).
Or en l’espèce, on peut considérer, malgré la proximité des élections, qu’il n’y aurait pas de difficulté constitutionnelle à repousser au moins de trois mois la date des élections, en mars 2016, car cela constituerait tout simplement à revenir au délai initial, retrouvant le mandat d’une durée de six ans des conseillers régionaux. Il n’y aurait donc pas d’atteinte au principe de périodicité raisonnable des élections.
Peut-être la seule difficulté de ce point de vue est la création le 1er janvier 2016 de nouvelles régions. D’un autre côté elle n’est pas indépassable dans le sens où le nombre de conseillers régionaux reste constant.
Cependant, il ne serait pas du tout opportun de le faire. En effet, repousser maintenant la démocratie, ce serait donner un signal très négatif sur la résistance des valeurs fondamentales de la société française. La démocratie est un principe cardinal.
Par ailleurs, le corps électoral a sans doute envie de marquer politiquement les événements et il serait difficilement compréhensible de le priver de sa voix dans un moment si crucial, même s’agissant d’élections locales concernant des collectivités qui n’ont guère de compétences en la matière. Les élections régionales doivent donc se tenir, même en cas de prorogation de l’état d’urgence. Il en va de la souveraineté du peuple.
Des effets sur le contentieux électoral ?
En revanche, peut-être cette question de l’état d’urgence se retrouvera-t-elle dans le contentieux des élections régionales. Tel candidat estimera-t-il que l’application de cette loi a posé des difficultés de propagande et que cela a pu altérer la sincérité du scrutin, au point de remettre en cause les élections ou, au moins, l’attribution du dernier siège ?
Si les élections doivent se tenir, c’est peut-être au juge électoral qu’il reviendra de vérifier que finalement l’usage de l’état d’urgence n’a pas été abusif.
De quoi alimenter la jurisprudence du Conseil d’Etat en la matière.
Romain Rambaud