Dans un article posté sur son blog hier intitulé « Trêve de bêtises », un collègue professeur de droit constitutionnel revient sur la problématique de la trêve judiciaire, pour en contester la validité, thèse qui bien entendu mérite d’être défendue. Cet article a été rédigé en réaction à la publication dans le journal La Croix le 24 février d’un article de Pierre Bienvault, intitulé « Procès Fillon : faut-il instaurer une « trêve judiciaire » lors des élections » ? dans lequel celui-ci fait le tour des opinions de magistrats et d’universitaires sur le sujet, de façon contradictoire.
Dans cet article, j’évoque (interviewé par M. Bienvault) le fruit de mes recherches, c’est à dire qu’il existe une « trace » de l’idée de trêve judiciaire dans l’article L. 110 du code électoral, issu d’une loi de 1914, qui n’aurait pas protégé François Fillon dans la mesure où il ne vise que deux infractions du code électoral non concernées en l’espèce, mais que la question mérite donc bien d’être posée. Tout en étant opposé à l’idée de trêve judiciaire, je prône une réflexion sur la mise en oeuvre d’un régime juridique adapté de l’intervention des juges dans une campagne électorale, comme il en existe déjà par ailleurs, comme en matière de presse (loi de 1881) ou de Fake News (plus grande célérité, nécessité d’indices très forts, collégialité des prises de décision, exposition des éléments dans le débat public car dans cette hypothèse l’information des électeurs prime sur le secret de l’instruction, etc.). En effet, je pense que les difficultés posées par la mise en cause de candidats par la Justice au cours d’une campagne ne peuvent tout de même pas être balayées d’un revers de la main, comme le montre hélas l’exemple brésilien (où le juge anti-corruption Sergio Moro est devenu ministre de la Justice de Bolsonaro après l’élection, dans des conditions discutées au regard de son rôle dans la mise en cause de Lula). Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article sur la trêve judiciaire dans l’ouvrage collectif que nous avons publié récemment sur « Le droit pénal électoral », qui contient également une référence intéressante à la solution rendue par la Cour de cassation dans le cadre de l’affaire Tiberi (la Cour de cassation a réfuté l’existence d’une interdiction de renvoi devant le juge après une enquête, point différent de celui du lancement de poursuites évoqué par l’article L. 110). Tout ceci fait partie d’une discussion académique fort intéressante et qu’il faut continuer.
Dans son article, notre collègue écrit cependant : « D’aucuns soutiennent que cette trêve existerait déjà, en matière électorale, en vertu de l’article L. 110 du code électoral, lequel concerne le cas très particulier de l’achat de voix, en vue d’influencer le scrutin. Un tel argument est non seulement décalé, mais aussi un contresens car, dans ce cas, l’influence du scrutin est un élément matériel constitutif de l’infraction : il faut donc être en mesure d’apprécier si elle est effective ou non et, pour cela, il faut attendre la proclamation des résultats pour engager des poursuites contre un candidat ».
Nous contestons cette analyse. Tout d’abord, la lecture des débats de la loi de 1914 est claire sur le fait qu’il s’agissait bien à l’époque de faire obstacle aux poursuites pendant les campagnes électorales, pour des considérations relevant de la moralité et de la dignité des campagnes électorales, de la sincérité du scrutin, de l’honneur des candidats, de la présomption d’innocence, de la méfiance vis-à-vis des juges, arguments que l’on peut contester. Ensuite, nous réfutons l’utilisation par notre collègue du terme « contre-sens ». En effet, contrairement à ce qui est affirmé, l’influence sur le scrutin, la sincérité de celui-ci, l’influence sur les résultats, ne sont pas des éléments constitutifs de l’infraction prévue à l’article L. 106 du code électoral. Assez clairement, la Cour de cassation a estimé en 1993 « Qu’il suffit en effet, pour que le délit soit constitué, que les dons ou promesses visés par ce texte aient été faits en vue d’obtenir le vote d’électeurs ou pour tenter d’obtenir leur suffrage, indépendamment du résultat » (Cour de cassation, chambre criminelle, 3 juin 1993, n°92-83.483). Cette analyse a été confirmée en 2014, la Cour de cassation ayant considéré que « la cour d’appel a justifié sa décision dès lors que la promesse ainsi faite avait nécessairement pour objet d’influencer un vote et d’obtenir un suffrage au sens de l’article L. 106 du code électoral » (Cour de cassation, Chambre criminelle, 11 mars 2014, n°12-88.312), démontrant qu’un seul électeur suffit [nous soulignons].
Sur ce point, l’office du juge pénal (juge judiciaire) est clairement distinct de l’office du juge électoral (juge administratif et juge constitutionnel), qui lui effectivement s’intéresse à l’influence des manœuvres sur le résultat des élections pour les annuler ou non. En effet, les articles L. 106 et L. 110 du code électoral figurent bien au chapitre du code électoral relatif aux dispositions pénales (Chapitre VII du code électoral : Dispositions pénales, articles L86 à L117-2) et l’application de l’article L. 106 du code électoral relève du juge pénal, pour lequel on a vu que le résultat de la manœuvre n’est pas un élément constitutif de l’infraction. Par conséquent, on ne peut pas prétendre que cette infraction nécessiterait par nature d’attendre le résultat des élections pour enclencher des poursuites.
En tout état de cause, l’utilisation du terme « contre-sens » est inadaptée au regard des éléments qui précèdent. Tout cela n’empêche évidemment personne de vouloir révoquer l’idée de trêve judiciaire, selon des formes et des arguments appropriés.
Romain Rambaud