À chaque élection présidentielle sa polémique sur les sondages. Cette année, toutefois, elle a pris une tournure particulière car elle fut moins politique que juridique. En effet, la polémique a enflé concernant la règle posée par les articles 11 de la loi du 19 juillet 1977 et L. 52-2 du Code électoral, qui posent le principe de l’interdiction de diffuser des sondages le jour et la veille du scrutin ainsi que de diffuser les estimations de résultats, réalisées sur la base des résultats réels issus des dépouillements d’un ensemble de bureaux tests constituant un échantillon représentatif de la population française, et les résultats, avant la fermeture du dernier bureau de vote en métropole, c’est-à-dire 20 heures.
Cette interdiction a suscité une vive polémique, suite à un certain nombre de déclarations de journaux étrangers, notamment belges et suisses, ayant fait part de leur intention de dévoiler les résultats dès que les premiers résultats fiables seraient disponibles, soit vers 18h30, déclaration reprise par certains journaux français, notamment Libération, qui avait fait sa une sur le sujet en menaçant de dévoiler les résultats sur son site internet. À ces menaces se sont ajoutées des considérations techniques propres à l’époque : l’influence des réseaux sociaux. En effet, si en 2007 Facebook et Twitter n’avaient pas la notoriété et l’usage actuel, 2012 restera comme la première élection où toute la campagne a été commentée en permanence sur Twitter. Le risque était donc grand que des rumeurs et des résultats ne soient diffusés sur ce site avant l’heure autorisée sur ces réseaux sociaux. À ces éléments s’est enfin ajoutée une intervention inattendue du président de la République-candidat à sa réélection, qui s’est prononcé publiquement pour la non-application de l’interdiction de publier les estimations de vote avant 20 heures, considérant que cette règle était désuète.
Cette polémique a fait rage avant le 1er tour, au point que la Commission des sondages a pris le risque d’une exposition médiatique sans précédent afin de rappeler à la loi, d’expliquer sa rationalité et de menacer de la sanctionner, mettant en place des dispositifs inédits pour s’assurer de l’application de la loi. Ce débat, qui a été largement télévisuel, a ainsi conduit la société civile à s’interroger non seulement sur la possibilité d’appliquer cette loi à l’heure d’internet, mais également sur sa légitimité même. D’où cette question : faut-il modifier l’article 11 de la loi du 19 juillet 1977 et autoriser la diffusion des estimations de résultats avant 20 heures ?
Notre réponse à cette question sera négative. En effet, la loi a atteint un équilibre satisfaisant qu’il n’est pas ni nécessaire ni opportun de remettre en question. En outre, son application pratique, si elle peut poser des difficultés, peut néanmoins être garantie.
La question aujourd’hui n’est plus d’être « pour » ou « contre » les sondages, tant ces derniers sont autant omniprésents qu’utiles dans la vie démocratique, mais d’identifier à quelles conditions ils peuvent être utiles à la démocratie. De ce point de vue, le droit des sondages électoraux est un équilibre, qui a pour principe la démocratie et pour fondements des règles de valeur constitutionnelles et conventionnelles, donc fondamentales. Ces règles sont d’un côté la liberté d’expression, contrebalancée par la liberté du suffrage et la sincérité du scrutin.
Cet équilibre juridique est satisfaisant car il correspond par ailleurs à un équilibre conceptuel. En effet, derrière la question de modification de l’article 11 de la loi de 1977 et la possibilité ou non de dévoiler les premières estimations de résultats dès 18h30, ce sont en réalité deux conceptions différentes de la démocratie qui s’opposent. Ainsi, la première conception, classique, libérale, individualiste, qui veut que chacun, dans la « solitude de l’isoloir », vote seul, en conscience, protégé des pressions de la société qui pourraient l’influencer dans son choix personnel , est aujourd’hui concurrencée par une conception plus moderne, plus délibérative, de la démocratie, qui veut au contraire que chacun puisse et/ou doive décider en considérant de ce que font les autres, ce que permet le sondage .
Chacune de ces conceptions de la démocratie a sa raison d’être et sa légitimité. Ainsi, si la mesure et la prise en compte de l’opinion publique est un puissant outil démocratique en tant qu’il érige l’opinion publique en contre-pouvoir, permet de prendre en compte les courants minoritaires et participe de la diffusion des informations et du rétablissement de l’égalité entre les citoyens , les sondages peuvent en revanche influencer tant la construction de l’offre politique et les médias que l’électeur qui peut, en fonction des résultats des sondages, être démobilisé ou sur-mobilisé, modifier son vote dans le sens du gagnant ou dans le sens du perdant, ou être influencé dans son vote ou son abstention par ces sondages qui donnent l’impression que l’élection est jouée d’avance, d’autant qu’aujourd’hui on estime à 20 % le nombre de personnes qui se décident au dernier moment. C’est donc un équilibre entre ces deux conceptions de la démocratie qu’il faut rechercher.
Or, il apparaît qu’en pratique, la seconde conception de la démocratie, c’est-à-dire celle qui veut que l’on vote en considération de ce que font les autres, domine 365 jours par an, pendant 5 ans, exception faite des deux jours, c’est-à-dire la veille et le jour des scrutins, où il n’est pas possible de faire des sondages. Ainsi, c’est en réalité la modification de l’article 11 de la loi du 19 juillet 1977qui viendrait bouleverser le bon équilibre de la législation. En outre, dans la mesure où le délai d’interdiction des sondages est celui de l’interdiction de la propagande, un raisonnement qui changerait cet équilibre entraînerait nécessairement la suppression de l’interdiction de faire de la propagande le jour et la veille du scrutin. Il y aurait là un bouleversement de nos institutions dont l’avantage reste à déterminer.
Par ailleurs, la possibilité de réaliser des sondages la veille et le jour du scrutin et/ou la possibilité de donner les estimations de résultats à partir de 18h30 poseraient des problèmes de fiabilité et de contrôle des informations ainsi divulguées. Il faut souligner que les sondages électoraux font l’objet d’un contrôle permanent de la Commission des sondages, qui édicte une mise au point destinée au public lorsque le sondage ne remplit pas les critères de qualité et d’objectivité auxquels elle est chargée de veiller : il faut donc intervenir suffisamment tôt pour corriger les effets d’un mauvais sondage dans l’opinion. On voit bien alors où se situe le problème concernant les sondages publiés la veille et le jour du scrutin, ou les estimations réalisées dans l’après-midi, qui par définition ne peuvent faire l’objet d’un contrôle et donner lieu à des mises au point dans un délai suffisant pour neutraliser les effets d’un sondage et/ou d’une estimation fausse dans l’opinion.
Et cela est d’autant plus important que les sondages du jour du vote et de sortie des urnes sont en règle générale peu fiables et que les estimations ne deviennent véritablement correctes que tard dans la soirée, en témoignent par exemple les chiffres publiés dans la journée par les médias belges qui se sont avérés faux ou encore les estimations de l’IPSOS réalisées pour France 2 au soir du premier tour qui ont donné longtemps Marine Le Pen avec deux points de plus que son résultat final. Le problème existe également concernant les fuites des résultats des DOM-TOM qui, pour la plupart et depuis 2007, votent le samedi pour éviter que le décalage horaire ne les conduise à voter alors que les résultats sont déjà connus en métropole. Or, les résultats des DOM-TOM ne sont pas représentatifs de ceux de la métropole de manière générale. C’est donc la nécessité pour la Commission des sondages de pouvoir assurer son contrôle qui justifie selon elle le maintien de cette règle.
En outre, contrairement à ce qui est souvent annoncé, il est possible de sanctionner cette règle. Tout d’abord, la sanction pénale n’est pas impossible, même si, en la matière, c’est l’incertitude qui règne, nos précédents n’étant pas significatifs et il est probable que les personnes accusées soulèvent, par la voie d’exception et a posteriori, l’inconventionalité ou l’inconstitutionnalité de l’article 11 de la loi du 19 juillet 1977.
Concernant les journaux étrangers, la question ici posée est celle de l’application dans l’espace du droit pénal et notamment de l’application de l’article 113-2 du Code pénal, selon lequel « (l)a loi pénale française est applicable aux infractions commises sur le territoire de la République. L’infraction est réputée commise sur le territoire de la République dès lors qu’un de ses faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire ». Cet article implique donc qu’il est possible de poursuivre une personne étrangère dès lors qu’un élément constitutif de l’infraction a été commis en France, c’est-à-dire au cas présent que la diffusion doit être réalisée en France. Pour un site internet, la question est délicate car la consultation du site, elle, n’est pas interdite par la loi du 19 juillet 1977. A partir de quand doit-on considérer qu’un site internet a diffusé une information en France ? Ce point a connu une évolution jurisprudentielle récente. Il résulte en effet aujourd’hui de deux arrêts rendus par la chambre criminelle de la Cour de cassation, le premier le 9 septembre 2008 et le second le 14 décembre 2010 , que la diffusion est constatée dès lors que le site est « orienté vers le public français » . Le site en question doit donc s’adresser effectivement au public français, critère que l’on nomme « théorie de la focalisation » et dont la satisfaction est déterminée par la Cour de cassation selon un faisceau d’indices, comme la langue ou le contenu du message adressé, dont on ne connaît pas encore toutes les composantes .
En l’espèce, un journal étranger pourra donc être condamné s’il peut être prouvé que l’information visait spécifiquement le public français, ce qui ne saurait faire guère de doute lorsqu’un journal belge organise, tout au long de la journée du dimanche du premier tour, des émissions spéciales pour commenter les sondages et les estimations en invitant des journalistes français sur le plateau et en utilisant des envoyés spéciaux prenant l’antenne de Paris. D’où l’empressement de ce dernier journal, désireux de publier des sondages pour le dimanche du 2nd tour, à bien préciser que ces informations sont destinées à leur public francophone passionné des élections présidentielles françaises. Là aussi, la décision du juge sera attendue… et la Commission des sondages a fait savoir qu’elle ne plierait pas devant la difficulté .
Mais surtout, la Commission des sondages a imaginé de nouveaux dispositifs destinés à prévenir en amont du risque de fuites. En effet, à l’occasion d’une conférence de presse s’étant déroulée le 20 avril 2012 au Conseil d’État, la Commission des sondages a fait part de ce qu’elle a obtenu des neufs principaux instituts de sondage des engagements. D’une part, les instituts se sont engagés à ne pas réaliser de sondages de sortie des urnes : dès lors, les résultats sortant dimanche seraient le fruit de rumeurs et de manipulations, ce qui ne manqua pas de se produire, les chiffres indiqués par les médias belges au cours de la journée n’étant que la reprise de sondages antérieures de quelque jours et finalement au regard des résultats. D’autre part, les instituts se sont engagés à ne fournir aucune information aux médias étrangers concernant les estimations de résultats établis à partir des premiers dépouillements auprès des bureaux tests, de sorte que les informations en provenance de ceux-ci se trouvaient déconsidérées. La Commission des sondages a donc eu raison de se satisfaire, par un communiqué du 27 avril 2012, de l’efficacité du dispositif mis en place.
Enfin, une intervention simple du point de vue juridique pourrait être envisagée prochainement. Il s’agirait d’harmoniser les horaires de fermeture des bureaux de vote, règle qui n’est pas d’origine législative mais qui résulte simplement du décret de convocation du président de la République pour l’élection présidentielle. Néanmoins, le décret de convocation du président de la République pour l’élection présidentielle n’a pas été modifié entre les deux tours pour modifier le système existant et le décret de convocation du président de la République pour les futures élections législatives l’a maintenu, mais il faut dire que les risques de fuite sont beaucoup moins importants pour les élections législatives.
La modification de cette règle constitue cependant une solution d’avenir : ainsi, le Conseil constitutionnel s’est prononcé en faveur d’une telle modification à plusieurs reprises, à l’instar de la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle qui a fait connaître sa position par le biais d’un communiqué le 23 avril 2012, confirmant une prise de position adoptée dans son rapport de 2007.
Toutefois, la question de savoir sur quelle heure il convient de s’accorder pose des difficultés, les petites communes étant réticentes à maintenir les bureaux de vote ouverts au-delà de 18 heures et les grandes à fermer avant 20 heures. Sur ce point, une fermeture homogène des bureaux vers 19 heures serait sans doute la solution préférable autant qu’un compromis réalisable. En effet, il ne faudrait pas qu’une fermeture trop tardive des bureaux de vote entraîne des effets pervers, notamment ne conduise les instituts à réutiliser, dans la journée, des sondages de sortie des urnes aux résultats peu fiables. Le respect du silence ne doit pas conduire à sacrifier l’exigence de précision.
Romain Rambaud