02/11/2014 : Lectures : le redécoupage cantonal dans l’AJDA n° 36-2014 du 27 octobre 2014. Commentaires sur la cuisine électorale du Conseil d’Etat.

Ainsi qu’il a été annoncé par le premier ministre au début du mois d’octobre, et tel que cela est prévu à ce stade dans le projet de loi relatif à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral, en discussion au Sénat les élections départementales auront lieu fin mars 2015, après avoir été envisagées, un temps, en décembre 2015.

Or cela pourrait, juridiquement, poser une difficulté, alors que les cantons ont été recoupés par de nombreux décrets de févier 2015 qui font actuellement l’objet d’une vague de contentieux. En effet, il est interdit, en application de l’article 7 de la loi du 11 décembre 1990, de procéder à un redécoupage des circonscriptions électorales dans l’année précédant l’échéance de renouvellement des assemblées concernées.

Ce problème est abordé par deux fois dans l’AJDA n° 36-2014 du 27 octobre 2014 et donne lieu à deux intéressantes lectures, qui montrent la prise en compte par le juge administratif de la situation très particulière qui résulte de la loi du 17 mai 2013 du point de vue du redécoupage des circonscriptions cantonales.

 

L’arrêt CE, 15 octobre 2014, n° 379972 : possibilité de modifier un découpage cantonal dans le délai d’un an avant le scrutin « eu égard à la portée limitée de la mesure » :

D’une part, la rubrique au fil de la semaine, et un article de Diane Poupeau, nous indiquent un arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 15 octobre 2014, n° 379972, selon lequel « une rectification limitée est possible moins d’un an avant le scrutin ». En l’espèce, saisi d’une demande d’annulation pour excès de pouvoir du décret n° 2014-266 du 27 février 2014 portant délimitation des cantons dans le département de la Seine-Maritime, le Conseil d’Etat va estimer que « la rectification apportée au décret attaqué par le décret du 19 mars 2014 portant correction d’erreurs matérielles dans les décrets délimitant les cantons de divers départements, qui supprime du canton n° 28 Rouen-1 un quadrilatère formé par tout ou partie des rues Jean-Lecanuet, Beauvoisine, des Carmes, du Grand-Pont, aux Ours, Jeanne-d’Arc et par la place de la Cathédrale, ne saurait, eu égard à sa portée limitée, être regardée comme un redécoupage d’une circonscription électorale au sens de l’article 7 précité ». Il est donc effectivement possible de corriger très légèrement un découpage de circonscriptions dans le délai d’un an avant l’élection « eu égard à la portée limitée de la mesure ». Il s’agit d’un principe important, qui donne une marge de manœuvre au juge pour déterminer ce qu’est une portée limitée, sans qu’on puisse considérer qu’il ne s’agit là que d’une pure « erreur matérielle ». La discussion est en tout cas ouverte.

Sur le fond du redécoupage, l’argument des requérants, faisant valoir que le décret était illégal car la taille de la circonscription s’écartait de plus de 20 % de la population moyenne du département, est rejeté. Certes, l’écart de population ne doit pas être manifestement excessif entre les cantons du département (CE, 21 janvier 2004, n° 254645) et le redécoupage ne doit pas aggraver les écarts de population par rapport à la population cantonale moyenne du département, ainsi que l’écart entre le canton le plus peuplé et le canton le moins peuplé (CE, St Louis, 13 novembre 1998, n°187443). Cependant, le Conseil d’Etat considère « qu’il ne résulte ni de l’article L. 3113-2 du code général des collectivités territoriales, qui impose d’établir le territoire de chaque canton sur des bases essentiellement démographiques, ni d’aucun autre texte non plus que d’aucun principe que la population d’un canton ne devrait pas s’écarter de plus de 20 % de la population moyenne du département ; que, par suite, les requérants ne peuvent utilement soutenir que le découpage opéré par le décret serait illégal en ce qu’il aurait méconnu une telle règle ». Une telle règle n’existe donc pas.

Ce sont ces deux points qui sont visés par le fichage de la décision établi par le Conseil d’Etat… lequel prend une place toujours plus importante, comme l’illustre la seconde affaire.

 

L’arrêt CE, M. d’Amécourt, 12 juin 2014, n° 380636 : le gouvernement peut modifier le découpage des cantons après l’annulation du juge même dans le délai d’interdiction d’un an :

D’autre part, l’AJDA de la dernière semaine d’octobre est l’occasion pour de connaître un autre arrêt, l’arrêt CE, M. d’Amécourt, 12 juin 2014, n° 380636, qui traite d’un problème différent,  celui des conséquences de l’annulation d’un redécoupage cantonal dans le cadre – forcément – du délai d’un an précédant les élections. L’AJDA publie les conclusions de Xavier Domino.

Le Conseil d’Etat rend ici une solution favorable à la sécurité juridique et à la tenue des élections en considérant qu’il est possible pour le gouvernement de procéder à un nouveau découpage des cantons en cas d’annulation par le juge, au prix cependant d’un fort arrangement avec le principe de la hiérarchie des normes.

Il s’agissait, en l’espèce, d’un litige au cours duquel une QPC avait été formée contre les dispositions de l’article L. 191-1 du code électoral et les articles L. 3113-1 et L.3113-2 CGCT. La demande sera rejetée s’agissant de chacun de ces articles.

 –          L’article L. 191-1 du code électoral est l’article adopté par la loi du 17 mai 2013 qui a modifié le mode de scrutin des élections cantonales. Bien entendu, une telle requête ne pouvait prospérer dans la mesure où cette modification a été jugée conforme à la Constitution par la décision n° 2013-667 DC du Conseil constitutionnel, et qu’il n’est intervenu, depuis cette date, aucun changement de circonstances de droit justifiant un quelconque réexamen.  Le Conseil rejette donc à raison la QPC sur ce point.

 –          La demande concernant l’article L. 3113-1 CGCT est également rejeté car elle concerne le découpage des arrondissements, et donc essentiellement la détermination des sous-préfectures : logiquement, elle ne concerne pas les cantons et n’est donc pas applicable au litige au sens de l’article 61-1 de la Constitution, puisqu’il s’agit d’un recours enclenché contre le décret de découpage des cantons.

 –          La demande concernant le cœur du litige, à savoir l’article L. 3113-2 CGCT, est également rejetée. Après avoir rejeté le transfert des II. III et IV de l’article comme ayant déjà été examinés par le Conseil dans sa décision précitée, le juge considère, à propos du I selon lequel « Les modifications des limites territoriales des cantons, les créations et suppressions de cantons et le transfert du siège de leur chef-lieu sont décidés par décret en Conseil d’Etat après consultation du conseil départemental qui se prononce dans un délai de six semaines à compter de sa saisine. A l’expiration de ce délai, son avis est réputé rendu », que la question n’est pas sérieuse, en se fondant toutefois exclusivement sur la question du respect du principe d’impartialité par le Conseil d’Etat, rejoignant la problématique classique de la séparation des fonctions consultatives et contentieuses.

 

Cependant, la seule lecture du corps du texte de la décision ne permet pas d’en prendre toute la mesure et c’est au fichage de la décision qu’il faut se référer si l’on veut en comprendre toute la portée, ainsi qu’aux conclusions de Xavier Domino publiées par l’AJDA. On soulignera, au passage, que la discordance entre le texte de la décision du Conseil et l’importance du fichage atteint rarement ce genre d’extrémités… mais c’est un autre sujet.

Tout l’enjeu ici portait sur le caractère sérieux de la requête fondée sur l’article L. 3113-2 CGCT, au regard du recours au droit effectif : en effet, ainsi que le révèlent les conclusions de Xavier Domino, le requérant soutenait que cette disposition méconnaissait le droit au recours effectif prévu par l’article 16 DDHC, ainsi que le principe constitutionnel de sincérité du scrutin, en tant que l’interdiction de procéder à un redécoupage l’année précédant le scrutin devait être augmentée des délais nécessaires à l’exercice utile du droit au recours administratif et du droit au recours juridictionnel, étant entendu qu’une éventuelle annulation par le juge du découpage ne pourrait être suivie, en raison des délais et en application de la loi, d’un nouveau découpage : d’après la jurisprudence du Conseil d’Etat, la loi du 17 mai 2013 impose une nouvelle délimitation de l’ensemble des cantons du territoire avant l’élection de mars 2015 (CE, Association de soutien pour l’exercice des responsabilités départementales et locales et autres, 26 mai 2014, n° 376548). En raison de la diminution des cantons par moitié et de l’application du mode de scrutin, il n’est pas envisageable, comme c’est l’habitude en pareil cas, d’annuler le nouveau découpage et de procéder à l’élection sur la base de l’ancien pour les cantons concernés (CE, Ass, Mme Boulanger, 21 janvier 2004, n° 254645 : report dans le temps de l’injonction de procéder à un nouveau découpage après les élections en raison des dispositions de l’article 7 de la loi du 11 décembre 1990 interdisant l’adoption d’un tel décret de découpage un an avant les élections). Implicitement, le requérant considérait que le juge se trouvait ainsi, dans cette configuration, dans l’impossibilité de procéder à une annulation et de faire son office.

Ce n’est pas ce que considère le Conseil d’Etat, comme on le constate avec le titrage de la décision. D’après le Conseil d’Etat, l’article 7 de la loi n° 90-1103 du 11 décembre 1990 et la loi de mai 2013 « n’ont ni pour objet ni pour effet d’interdire à une personne intéressée de former un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’Etat à l’encontre d’un décret procédant à une nouvelle délimitation des cantons d’un département, pris en application des dispositions de la loi du 17 mai 2013, non plus d’ailleurs que de former, préalablement à la saisine du Conseil d’Etat, un recours administratif à l’encontre d’un tel décret. Elles ne font nullement obstacle à ce que le Conseil d’Etat, statuant au contentieux, saisi d’un recours recevable, prononce l’annulation pour excès de pouvoir d’un tel décret s’il le juge entaché d’un vice de nature à affecter sa légalité. Elles ne peuvent, par suite, être regardées comme portant atteinte au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction, garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) ». C’est ce qui conduit au rejet de la requête.

En effet, comme l’indique le rapporteur public Xavier Domino, des solutions alternatives existent. Notamment, le juge pourrait reporter dans le temps les effets de l’annulation du décret, et ainsi permettre aux élections de se dérouler :  en l’espèce, l’impératif que les annulations puissent se dérouler constituerait un impératif d’intérêt général suffisant pour opérer cette modulation dans le temps des effets de l’annulation contentieuse, certes spectaculaire, mais justifiée : pour le rapporteur, « il va de soi qu’une telle modulation dans le temps ne serait pas contraire au droit à un recours effectif : le juge serait conduit à faire la balance entre plusieurs impératifs et celui que des élections aient lieu n’est pas, dans une démocratie, à tenir pour négligeable ». Les autres solutions proposées par le rapporteur, notamment l’intervention du législateur pour repousser les élections ou prévoir une exception à l’article 7 de la loi de 1990, étant plus incertaines.

Mais c’est finalement la dernière solution proposée par le rapporteur public qui emportera l’adhésion du Conseil d’Etat (enfin, si l’on peut parler d’adhésion s’agissant d’un fichage) : « Enfin, si ni l’une ni l’autre de ces premières solutions n’est mise en oeuvre, il nous semble que pour le cas très particulier du scrutin de 2015, en raison même de la loi de 2013, vous pourriez reconnaître que le pouvoir réglementaire serait tout de même dans l’obligation de prendre un nouveau décret pour combler le vide juridique résultant de l’annulation précédente et se conformer aux motifs de cette annulation, sans que puissent lui être opposés les termes de l’article 7 de la loi du 11 décembre 1990 ». Et c’est effectivement cette solution qui est retenue par le fichage de la décision : « […] Par suite, dans le cas où le Conseil d’Etat, au cours de l’année précédant le prochain renouvellement général des assemblées départementales, prononcerait l’annulation rétroactive d’un décret ayant procédé à une nouvelle délimitation des cantons d’un département en application de la loi du 17 mai 2013, il incomberait au Premier ministre, en l’état du droit applicable et sans qu’y fassent obstacle, dans ces circonstances particulières, les dispositions de l’article 7 de la loi du 11 décembre 1990, de prendre un nouveau décret respectant l’autorité de la chose jugée pour combler le vide résultant d’une annulation rétroactive, afin de permettre, avec le cas échéant toute autre mesure utile, la tenue de l’élection des conseillers départementaux de ce département dans le respect de l’exigence de sincérité du suffrage ». Autrement dit, le Conseil accepte parfait qu’un décret puisse aller… contre la loi, et indique qu’il ne le sanctionnera pas !

D’un point de vue juridique, on comprendre mieux que la solution soit cachée dans un fichage et non exposée directement, dans la décision de justice !

Sur ce point, les conclusions du rapporteur public apportent un dernier élément : d’après lui, cette solution exceptionnelle se justifie exclusivement par l’autorité de la chose jugée, et ne serait pas valable en cas de recours gracieux ou de demande d’abrogation, solution reprise par le Conseil d’Etat qui fait bien référence à la situation « où le Conseil d’Etat, au cours de l’année précédant le prochain renouvellement général des assemblées départementales, prononcerait l’annulation rétroactive d’un décret ayant procédé à une nouvelle délimitation des cantons d’un département en application de la loi du 17 mai 2013 ».

 

En somme, tout ceci ressemble donc à un drôle de cuisine… mais après tout, ne sommes-nous pas en droit électoral ?

 

Romain Rambaud