Les élections régionales sont certes déjà loin, et l’attention se porte actuellement sur l’élection présidentielle avec, en ce moment, une focalisation particulière sur la problématique, par ailleurs très classique, des parrainages.
C’est pourtant, parce que le temps nous en est laissé en cette période d' »interruption pédagogique », sur ces élections régionales et sur l’affaire Mariani que nous souhaitons ici revenir, le Conseil d’Etat ayant, par un arrêt n°454289 Elections régionales Provence-Alpes-Côte-d’Azur du 15 décembre 2021 (plus de deux mois déjà, que les lecteurs du blog du droit électoral nous en excusent !), rejeté une protestation faisant valoir l’inéligibilité de M. Mariani en refusant, et c’est là le point fondamental qu’il faut développer, de contrôler les manœuvres à l’éligibilité fondée sur le critère du rattachement fiscal.
Ce faisant, le Conseil d’Etat ouvre une boîte de Pandore qui favorisera sans aucun doute le tourisme électoral, permettant à n’importe quelle personne bien informée – ou avec l’aide de son conseil – de jouer avec les règles de l’éligibilité au niveau local, au grand détriment de l’intérêt des collectivités territoriales. Une solution qui devrait appeler à un changement de la loi, peu probable, ou à un revirement de jurisprudence ultérieur, que l’on peut espérer.
Rappel de l’affaire Mariani dans le cadre des élections régionales de Provence Alpes Côte d’Azur de juin 2021 et des arguments en faveur du contrôle des manœuvres à l’éligibilité aux élections locales par le rattachement fiscal
Cette affaire Mariani avait fait l’objet de longs développements sur ce blog, par l’intermédiaire de trois articles, auxquels nous renvoyons :
En résumé, il avait été démontré par le Canard enchaîné à l’époque que Thierry Mariani s’était fait faussement domicilié dans un appartement appartenant à la tête de liste RN des élections municipales d’Avignon, ce qui lui avait permis d’abord de se faire inscrire sur les listes électorales d’Avignon et de se présenter aux élections municipales en 2020 (un recours avait été intenté mais rejeté pour tardiveté…), mais aussi, grâce à l’enregistrement de son bail auprès des services des impôts le 20 janvier 2020, de se rendre éligible aux élections régionales et lui permettre ainsi de figurer en tête de liste et servir de locomotive électorale au RN dans cette région. Il avait cependant perdu l’élection au final, dans des conditions très particulières, même s’il est aujourd’hui conseiller régional de l’opposition.
En effet, l’article L. 339 du code électoral dispose ensuite que « Sont éligibles au conseil régional tous les citoyens inscrits sur une liste électorale (…) ou ceux qui, sans y être domiciliés, y sont inscrits au rôle d’une des contributions directes au 1er janvier de l’année dans laquelle se fait l’élection, ou justifient qu’ils devaient y être inscrits à ce jour ». Cela signifie que l’éligibilité est dans ce cas liée au fait que le candidat est redevable dans la région d’une contribution directe locale au 1Er janvier de l’année, qu’il y est inscrit au rôle fiscal ou devrait y être inscrit en raison soit de la date d’acquisition d’un bien antérieure au 1er janvier (plus précisément, sur le rôle fiscal d’une commune de la région), soit d’une habitation antérieure au 1er janvier, c’est à dire qu’il convient d’établir par date certaine la redevabilité à la taxe, soit par un acte notarié, soit par un enregistrement auprès des services fiscaux (CE, 29 juillet 2002, n°235916). Le guide du candidat précise qu’en pratique, la preuve de l’attache fiscale peut être : la taxe d’habitation ; les taxes foncières (bâties ou non bâties) ; la cotisation foncière des entreprises (CFE) (p. 14). Concernant M. Mariani, il avait donc enregistré son bail et pouvait justifier devoir être redevable, pour 2021, de la taxe d’habitation et par conséquent, se trouver éligible aux élections régionales. C’est ce qui a été jugé.
La question se posait de savoir si cette éligibilité, attestée formellement, pouvait être remise en cause en raison d’une manœuvre à l’éligibilité. Dans ces articles précités et dans la presse (notamment Nice Matin), nous avions défendu l’hypothèse que le juge électoral pouvait et devait contrôler ces manoeuvres, quand bien même celles-ci seraient rendues possibles par une loi dont l’approche est excessivement formelle.
En effet, on pouvait trouver comme fondement à ce contrôle des manoeuvres plusieurs exemples.
Certes, dans certain cas, le juge a accepté sans coup férir l’enregistrement validant en tout état de cause l’éligibilité, sans contrôle (Conseil d’Etat, 18 décembre 1996, n°177020). Cependant la jurisprudence ultérieure a mis en œuvre un contrôle.
Ainsi, dans une affaire de 2002, le Conseil d’Etat, pour les élections municipales de Château-Thierry, estimait que « Considérant que treize colistiers de la liste conduite par Mme Y… se sont prévalus de la conclusion de baux d’habitation signés le 15 décembre 2000 et enregistrés le 27 décembre 2000 pour soutenir qu’ils devaient être inscrits au rôle des contributions directes de la commune le 1er janvier 2001 (…) Considérant qu’il résulte de l’instruction que les treize baux en cause, qui ont la même présentation, ont été signés et enregistrés à la même date ; qu’ils portent sur une seule pièce et prévoient un loyer très modeste ; qu’eu égard à la nature et à la consistance des locaux ainsi loués, dont plusieurs se situent dans un immeuble dont le propriétaire a sollicité, quinze jours après la signature du bail, puis obtenu une autorisation de démolir, la conclusion de ces baux présente le caractère d’une manœuvre qui, compte tenu du nombre des voix qui a permis à la liste de Mme Y… de se maintenir au second tour de scrutin, a été de nature à altérer le résultat de l’élection ». Derrière le contrôle formel à la taxe d’habitation se trouvait bien en réalité un contrôle des manœuvres à l’éligibilité sur le fondement du rattachement fiscal de nature à altérer la sincérité du scrutin. Au demeurant dans cette affaire, c’est bien la manœuvre à l’éligibilité qui a été sanctionnée, l’écart de voix étant de 198, très supérieure donc au nombre de colistiers concernés (CE, El. Mun. de Château-Thierry, 29 juillet 2002, n°239440).
En outre, dans une autre affaire en 2015, le Conseil d’Etat avait estimé que « Il résulte de l’instruction que, par un bail conclu le 30 juin 2013 et déclaré par le propriétaire à l’administration fiscale le 4 décembre 2013, Mme B…a loué, dans la commune de Froissy un local meublé affecté à l’habitation au sens des dispositions de l’article 1407 du code général des impôts. Elle justifiait ainsi, comme l’a d’ailleurs reconnu le directeur départemental des finances publiques de l’Oise dans l’attestation qu’il lui a délivrée le 8 février 2014 en application des dispositions de l’article R. 128 du code électoral, devoir être, au 1er janvier 2014, inscrite au rôle des contributions directes de la commune de Froissy, à raison de la taxe d’habitation. Sont sans incidence, à cet égard, les circonstances, alléguées par Mme E…et non contestées en défense, que ce local exigu ne serait pas le domicile réel de Mme B…et qu’il serait situé dans un immeuble détenu par une société civile immobilière dont l’un des gérants serait son époux et que ce dernier utiliserait pour les besoins de son activité professionnelle en tant que médecin libéral. Par ailleurs, il ne résulte pas de l’instruction que ces circonstances seraient constitutives d’une manœuvre ayant pu altérer la sincérité du scrutin. Mme B…remplissait donc l’une des conditions fixées à l’article L. 228 du code électoral pour être éligible dans la commune de Froissy. Il résulte de ce qui précède que Mme E…n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, pour ce motif, le tribunal administratif d’Amiens a rejeté sa protestation » (CE, El. Mun. de Froissy, 17/06/2015, n°382880). Si dans le cas d’espèce de 2015 et malgré les conditions douteuses, le juge n’avait pas retenu l’existence d’une manœuvre ayant pu altérer la sincérité du scrutin, il pourrait donc en aller autrement dans le cas où cela est justifié par les circonstances de l’espèce. L’analyse de la manœuvre apparait en effet dans cet arrêt distincte du seul contrôle formel de l’éligibilité, comme en témoigne la mention « Par ailleurs, il ne résulte pas de l’instruction« . A contrario, cela signifie que par ailleurs, le juge examine s’il résulte de l’instruction ou non que ces circonstances seraient constitutives d’une manœuvre ayant pu altérer la sincérité du scrutin ! Cet arrêt peut donc se lire a contrario, suivant les circonstances de l’espèce. Cela semble d’autant plus possible que dans cet arrêt, la mise en œuvre de l’article L. 118-4 relatif aux manœuvres frauduleuses n’était pas demandé, de sorte que cette phrase n’était pas une réponse directe aux requérants : le juste a examiné ici s’il résultait de l’instruction que ces circonstances étaient ou non constitutives de manœuvres ayant eu pour effet d’altérer la sincérité du scrutin.
L’ensemble de ces éléments nous avaient conduits, dans une tribune à l’AJDA datée de juillet 2021 (p. 1353) que nous reproduisons ci-dessous, à demander (et indirectement, aux juges du Conseil d’Etat qui lisent régulièrement cette revue), de mettre un terme aux « manœuvres légales », par deux moyens : la possibilité pour le juge de contrôler « – et il serait nécessaire que le Conseil d’Etat l’affirme de façon claire – si les circonstances de la conclusion et de l’enregistrement du bail ne sont pas constitutives d’une manoeuvre ayant affecté la sincérité du scrutin (CE 29 juill. 2002, n° 239440, Elections municipales de Château-Thierry , Lebon ; AJDA 2002. 812 ; CE 17 juin 2015, n° 382880, Elections municipales de Froissy, a contrario ) », et le changement de la loi car « les dispositions prévoyant que l’inscription au rôle d’une contribution directe suffit à rendre éligible aux élections locales (C. élec., art. L. 194, L. 228 et L. 339) facilitent ces « manoeuvres légales ».
Nous posions alors la question, dans cette tribune : « Est-il normal qu’il soit possible de se rendre éligible à des élections locales n’importe où en France grâce au simple enregistrement, s’il le faut aux derniers jours du mois de décembre, du bail d’un appartement meublé auprès des services des impôts ? Est-il normal que le fait d’acheter un bien soumis à la taxe foncière par un acte notarié à Noël garantisse l’éligibilité, y compris s’il ne s’agit que d’un garage, ceci créant une différence entre citoyens selon leurs moyens financiers ? »
Le moins que l’on puisse dire est que, dans ces analyses et ces propositions, nous n’avons pas été suivi par le Conseil d’Etat, qui a préféré se ranger derrière le législateur et refusé de contrôler ces manœuvres, jurisprudence dont les effets sont aussi injustes que contre-productifs pour les collectivités locales.
Le rejet des protestations dirigées contre l’éligibilité de M. Mariani : le refus quasi-explicite de contrôler les manœuvres au rattachement fiscal
De façon assez radicale, le Conseil d’Etat n’a pas suivi cette analyse, considérant que (CE,arrêt n°454289 Elections régionales Provence-Alpes-Côte-d’Azur du 15 décembre 2021) :
« Il résulte de l’instruction que M. P…, tête de la liste du Rassemblement national, élu le 27 juin 2021, a souscrit à compter du 1er janvier 2020 un bail d’un an tacitement renouvelable pour un logement meublé à Avignon, enregistré par le service de la publicité foncière et de l’enregistrement d’Avignon le 20 janvier 2020. À ce titre, ainsi que l’indique l’attestation établie par le centre des finances publiques d’Avignon le 22 octobre 2021, M. P… a été assujetti à la taxe d’habitation dans la commune d’Avignon au titre de l’année 2021. Il était ainsi inscrit, au 1er janvier de l’année de l’élection, au rôle d’une contribution directe dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. (…) Il s’ensuit que M. P…, dont il est constant qu’il est inscrit sur une liste électorale, satisfait aux conditions posées par l’article L. 339 du code électoral pour être éligible au conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur, sans qu’aient d’incidence la circonstance qu’il n’allègue pas avoir son domicile dans cette région ou celle qu’il ne produit aucun élément de nature à établir qu’il occuperait effectivement le logement au titre duquel il était redevable de la taxe d’habitation. Par suite, le grief tiré de ce qu’il aurait été inéligible ne peut qu’être écarté ».
On constate donc que l’analyse réalisée ici s’avère purement formelle, sans considération des données de fait et surtout sans aucune analyse de la manœuvre (même pour la rejeter) opérée par le candidat à l’origine de l’enregistrement de son bail, et c’est ce point qui s’avère être le principal problème.
Cette analyse est confirmée de manière très explicite par les conclusions du rapporteur public (disponibles sur Ariane Web), indiquant « Lorsqu’en revanche le candidat dont l’éligibilité est mise en cause n’allègue pas avoir son domicile réel dans la commune, le département ou la région, mais seulement être redevable de la taxe d’habitation au premier janvier de l’année en cours, la discussion contentieuse sur l’occupation réelle du bien pris à bail devrait être inopérante, y compris pour la qualification de manœuvre, dès lors que le bail est personnel, que la date du bail est certaine et que le local correspond effectivement à un usage d’habitation. C’est en effet le code électoral lui-même, et à travers lui le législateur, qui a prévu une condition alternative au domicile réel dans la circonscription électorale. Il serait utile, pour la bonne compréhension de votre jurisprudence, de l’indiquer ». Cependant, le problème n’est pas ici « l’occupation réelle du bien pris à bail », qui effectivement n’est pas la question. La question, c’est la réalité et la sincérité du rattachement fiscal à une collectivité territoriale ou au contraire son caractère totalement artificiel, mis en place sur la base d’éléments quasi-fictifs dans le seul objectif de se rendre éligible à une élection locale. Sur ce point, il est difficile de savoir si seule l’argumentation des protestataires était insuffisante, ou si le point n’a pas été bien vu, ou n’a pas entendu être vu.
On peut cependant qu’il ne s’agit pas seulement ici d’une question relative à l’appréciation de l’espèce, mais une prise de position sur la question du critère du rattachement fiscal.
Le rapporteur public ajoute ainsi : « Tous les arguments des protestations, constats d’huissier à l’appui, tendant à démontrer qu’il n’occupe pas effectivement le studio au titre duquel il est redevable de la taxe d’habitation, ou qu’il a des liens politiques avec la bailleuse, sont donc inopérants. C’est donc exclusivement sur l’inscription au rôle d’une des contributions directes locales, sur laquelle vous avez, comme juge administratif, un entier pouvoir d’appréciation s’agissant d’un document administratif, que porte la discussion « utile ». Les requérants soutiennent à ce titre que M. Mariani ne justifie pas être inscrit au rôle des contributions directes de la commune d’Avignon ou devoir y être inscrit au 1er janvier 2021, année de l’élection ».
Il est alors ajouté que « Pour conclure sur les protestations de M. B… et autres et Mme M… et autres, nous soulignerons que c’est le législateur lui-même qui a prévu, pour les élections départementales et régionales, que puisse se porter candidat un électeur qui n’est pas domicilié dans la région ou le département, autrement dit, et pour emprunter un terme qui relève davantage de la polémique électorale que du contrôle de légalité, qui rend possible le « parachutage » de candidats – quoique le terme ne nous paraisse pas, dans sa dimension symbolique, tout à fait adapté au cas de M. Mariani, compte tenu de ses attaches personnelles avec la région PACA. L’utilisation d’une faculté ouverte par la loi ne saurait à nos yeux être assimilée à une fraude et c’est la raison pour laquelle nous ne souscrivons pas à l’oxymore « manoeuvres légales », employée dans un édito à l’AJDA pour décrire le cas de M. Mariani (R. Rambaud, AJDA 2021, p. 1353), le rapporteur public nous faisant l’honneur de se positionner directement sur les analyses et propositions que nous avons faites dans la tribune à l’AJDA, ce qui a le mérite de permettre une clarification très nette du débat.
Sans revenir sur la question au fond de la situation de M. Marinai (dont on peut discuter, et qui au demeurant aura profité en l’espèce d’une double manœuvre, en obtenant son inscription sur la liste électorale par une fausse domiciliation d’abord et profitant ensuite de cette première manœuvre pour obtenir son éligibilité lors des élections régionales), il résulte de ces positions que, sur le critère du rattachement fiscal, le juge se refuse à contrôler toute manœuvre, c’est à dire refuse de sanctionner des liens de rattachement complètement fictifs établis dans le seul but de se rendre éligible vis-à-vis d’une collectivité locale en profitant d’une approche purement formelle de la loi, considérant que le législateur a voulu autoriser le tourisme électoral, contrairement aux jurisprudences citées précédemment et dont la rationalité étaient bien de permettre le contrôle de telles manœuvres, les deux décisions précitées n’étant pas analysées à ce titre sur le contrôle des manœuvres dans ces conclusions.
La délivrance d’un « permis de tricher »… légalement ?
Refuser complètement tout contrôle des manœuvres (nous pensons honnêtement que cette position aura du mal à tenir sur le temps long) consiste à délivrer un véritable permis de tricher grâce au critère du rattachement fiscal. De ce point de vue, une véritable asymétrie s’impose : alors que le contrôle aux manœuvres sur les critères de la domiciliation ou de la résidence par le juge électoral est de plus en plus fort, donnant lieu aujourd’hui à des sanctions d’inéligibilité non seulement de ceux qui bénéficient de la manœuvre mais aussi de ceux qui l’organisent (CE, El. Mun. de Courtenay, 16 juillet 2021, n°445802), voilà que le critère du rattachement fiscal, au demeurant encore plus facile à constituer, devient un blanc-seing complet pour se rendre éligible partout !
Peut-être faut-il l’avoir vécu soi-même, pendant une campagne électorale et/ou en face à face avec un fonctionnaire dans une préfecture, pour comprendre profondément le problème que cela pose, et pour comprendre que la chose n’a rien de naturel. Le fait était déjà connu mais se trouve désormais être totalement validé par la jurisprudence. Un lien de rattachement complètement fictif pourra désormais sans aucun problème être constitué en décembre pour l’élection locale du mois de mars suivant.
Une personne sans aucune attache quelconque avec une collectivité demandant à se rendre éligible à une élection pourra désormais se faire conseiller, sans aucun risque, de se faire enregistrer aux impôts fin décembre sur la base d’un bien meublé, voire mieux. Même plus besoin d’acheter un bien, ce qui pour le moment était la solution la plus sécurisée. Sans doute, on pourrait répondre ici que le problème est de nature à disparaître de lui-même avec la suppression de la taxe d’habitation : c’est au demeurant ce qu’on lisait entre les lignes déjà dans certaines réponses ministérielles (v. AN, QE n°15433 de M. Yves Blein, JO 25 dec. 2018). C’est aller vite un peu vite en besogne et sur ce point l’imagination des candidats et des manœuvres reste au pouvoir.
Tout d’abord, la taxe d’habitation disparaît certes pour la résidence principale… mais sera maintenue pour les résidences secondaires, rendant de nouveau possibles les manœuvres des candidats : l’inscription au rôle de la taxe d’habitation sur les résidences secondaires et autres locaux meublés non affectés à l’habitation principale (THRS) rendra donc éligibile.
On peut prendre par ailleurs ici l’exemple… de la création de micro-entreprises. Il arrive en effet aujourd’hui que certains candidats se présentent en se prévalant de leur inscription sur le rôle des contributions directes d’une commune au nom de la cotisation foncière des entreprises, quand bien même l’auto-entreprise serait totalement fictive, sans chiffres d’affaires. Ainsi, dans une affaire jugée par le Conseil d’Etat, l’éligibilité a bien été écartée, parce que « aucun des documents qu’il a produits en première instance, se rapportant tous à la création de cette activité, à savoir un certificat d’inscription au répertoire des entreprises et des établissements (SIRENE) de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) en date du 18 septembre 2019, une notification d’affiliation à la sécurité sociale pour les indépendants du 24 septembre 2019, un courrier de la caisse primaire d’assurance maladie de l’Essonne du 30 septembre 2019 accusant réception de la déclaration de sa nouvelle situation de micro-entrepreneur et une déclaration trimestrielle de chiffre d’affaires du 4 octobre 2019 à la l’Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales (URSSAF), ne mentionnant d’ailleurs aucun montant, ne permet d’établir qu’il était ou devait être inscrit au rôle des contributions directes communales de Lisses au 1er janvier 2020 au titre d’une contribution directe locale. M. E… n’apporte en appel aucune pièce nouvelle pour en justifier » (CE, El. Mun. de Lisses, 22 avril 2021, n°446026). Cette solution est totalement logique et conforme à la jurisprudence classique au sens où ces différents éléments n’attestaient pas de la date certaine de la soumission à la taxe locale (sur ce contrôle v. les articles précédents sur T. Mariani).
Mais nous pouvons poser la question différemment : quelle aurait été la solution si ce nouveau « micro-entrepreneur » avait pris la peine de faire la démarche officielle de faire enregistrer auprès du SIE (Service d’impôt des entreprises) ?
La question pourrait être posée dans des termes plus terribles encore, selon le sort incertain que le juge électoral réserve à l’exonération, puisque dans certaine jurisprudence, il a exclu que l’exonération soit un obstacle à l’éligibilité sur le fondement du critère de rattachement fiscal. En 1996, il a estimé que « qu’il résulte de l’instruction que M. Yves Y…, élu conseiller municipal de Chirols (Ardèche) le 11 juin 1995, était inscrit au rôle de la taxe foncière de cette commune au 1er janvier 1995 ; qu’ainsi, l’intéressé était éligible en qualité de conseiller municipal dans ladite commune, alors même, à supposer les allégations de Mme X… établies, qu’il ne serait pas assujetti à la taxe d’habitation ou serait exonéré de l’impôt foncier « (Conseil d’Etat, 8 SS, du 14 juin 1996, n°173610). Plus récemment en 2022, il a considéré qu’il » il ne résulte pas de l’instruction que M. H…, dont il n’est pas sérieusement contesté qu’il avait acquis sur le territoire de la commune un bien par la voie d’une vente en l’état futur d’achèvement, n’aurait pas été inscrit, à ce titre, au rôle des contributions de la commune ; de la circonstance qu’il aurait été exonéré d’une taxe est dès lors sans incidence sur son éligibilité à ce titre » (CE, 31 janv. 2022, n°445691) ».
Y aurait-il eu un contrôle de la manœuvre ? Ou tout contrôle aurait-il été écarté au nom du fait que le législateur a entendu rendre possible le parachutage électoral ?
Gageons que, fort de cette nouvelle jurisprudence, les DGFIP et les Service d’impôt des entreprises seront demain encore plus occupées par des personnes fort diligentes qui, en fin d’année civile précédant une élection, sont mues par un désir ardent de se mettre dans la conformité la plus rapide possible avec les services fiscaux.
Peut-on sérieusement soutenir que le législateur français a voulu, sachant que les textes en question sont en réalité très anciens, que la création en décembre d’une micro-entreprise associée à un enregistrement expresse auprès du service des impôts et à un système d’auto-facturation ou de fausse déclaration, suffise à se rendre éligible ? Que la location d’un studio meublé le permette en décembre, à défaut d’un studio non meublé qui ne le permettrait pas ? Et que l’ensemble repose sur la réalisation de la formalité d’enregistrement : si elle n’est pas faite, tout est illégal ; si elle est faite, tout va bien, sans aucun contrôle d’aucune sorte ? L’absence de contrôle de la manœuvre sur le critère du rattachement fiscal ne saurait être une solution satisfaisante.
Sans même parler ici de l’hypothèse de l’acquisition : est-il normal que le fait d’acheter un bien soumis à la taxe foncière par un acte notarié à Noël garantisse l’éligibilité, y compris s’il ne s’agit que d’un garage, ceci créant une différence entre citoyens selon leurs moyens financiers ? Tout ceci n’a guère de sens.
Mettre fin aux « manœuvres légales »
Nous assumons donc, malgré cette jurisprudence, notre oxymore : il faut mettre fin à ces « manœuvres légales ».
Tout d’abord, cette jurisprudence n’est pas gravée dans le marbre et on peut penser qu’elle pourrait évoluer, directement ou indirectement, à l’occasion de manœuvres peut-être plus flagrantes, par exemple la création d’une micro-entreprise à l’activité fictive et son enregistrement en décembre, sans compter toutes les astuces fiscales que les candidats trouveront. C’est une affaire à suivre.
Par ailleurs, on pourrait espérer une évolution législative. Empêcher ces détournements tout en permettant aux propriétaires et locataires légitimes
non domiciliés d’être éligibles serait pourtant aisé, en prenant exemple sur les règles prévues pour l’inscription sur les listes électorales (C. élec., art. L. 11) qui supposent d’être résident depuis au moins six mois ou inscrit au rôle pour la deuxième fois sans interruption l’année de la demande. Une réforme législative simple et efficace pour faire cesser des pratiques d’un autre âge.
En attendant, et tant que cette jurisprudence ne sera pas revirée, candidats, avocats, profitez-en : vous avez maintenant un permis de tricher.
Romain Rambaud