Le Conseil constitutionnel, juge électoral, est-il politisé ? Les résultats du projet JADE présentés au colloque de Toulon de l’UMR DICE ! [L’équipe du projet JADE]

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Chers lecteurs,

Comme indiqué, l’équipe du projet JADE a présenté, lors de la journée d’études de l’UMR DICE des 16 et 17 octobre 2025 qui s’est tenue à Toulon, une contribution sur le thème suivant : le Conseil constitutionnel, juge électoral, est-il politisé ?

Cette contribution a été préparée par Romain Rambaud (droit), Caroline Bligny (données), Frédérique Letué et Marie-José Martinez (statistiques) et Florent Gougou (sciences politiques). Romain Rambaud et Frédérique Letué se sont chargés de la présentation à Toulon.

Vous trouverez ici les slides de la présentation.

La question est d’importance car une partie de la littérature considère en effet que le Conseil constitutionnel est politisé en général, et dans le contentieux électoral en particulier (R. Franck, “Judicial Independence and the Validity of Controverted Elections”, American Law and Economics Review , Fall 2010, Vol. 12, No. 2 (Fall 2010), pp. 423-461 ; T. Perroud, « Le Conseil constitutionnel, sujet d’inquiétude », AOC, 11 avril 2022 ; L. Fontaine, La Constitution maltraitée, 2023, p. 40, 46, 105, 107-109).

Pour ce qui concerne le contentieux électoral seulement, le projet JADE à ce stade de ses recherches ne rejoint pas ces résultats. Les études empiriques, fondées sur des analyses statistiques de notre base de données du contentieux électoral des élections législatives, montrent plutôt une impossibilité de démontrer une politisation du Conseil constitutionnel au regard des nuances des candidats élus ou de l’appartenance de ces candidats élus à la majorité ou à l’opposition même si les saisines, elles, semblent en effet politisées.

Les décisions du Conseil constitutionnel en tant que juge des élections législatives ne semblent donc pas politisées.

Sur le plan quantitatif, le ratio annulation/rejet est stable quelles que soient les couleurs politiques et les différences quantitatives ne sont pas significatives. Quand bien même on constate un ratio autour de 3/4 % d’annulation pour les candidats élus de gauche, de droite ou centriste, et un ratio autour de 5% pour les candidats d’extrême gauche et autour de 6% pour les candidats d’extrême droite, ce qui pourrait laisser à penser qu’il existe une différence, ces écarts ne sont pas assez importants pour être significatifs sur le plan statistique, comme le montre un test de Fischer exact. C’est à dire que ces différences peuvent être aussi bien dûes au hasard qu’au très faible nombre de cas pour les candidats extrêmes : seulement 6 décisions d’annulation pour l’extrême gauche – communiste, 2 décisions pour la gauche radicale et 2 décisions pour l’extrême droite, dans le cadre des protestations électorales hors contentieux des comptes de campagne.

Par ailleurs, l’analyse qualitative ne montre pas d’anomalie particulière de raisonnement lorsque, par exemple, certaines forces politiques extrêmes sont élues. Dans la plupart des cas, ces décisions font partie des exceptions connues (annulation du fait de dysfonctionnements dans le vote électronique en 2022 pour la 9ème circonscription des Français de l’étranger, n°2022-5760 du 20 janvier 2023) ou les écarts de voix sont normaux. Même quand les écarts de voix sont très importants, il s’agit en réalité de faux positifs, c’est à dire que dans les décisions en cause l’écart de voix entraînant l’annulation de l’élection est un autre écart de voix que celui testé dans le modèle statistique, et il est faible : écart de voix par rapport à la majorité absolue pour une élection au premier tour (Cons. const., décision n° 62-299/300 AN du 5 février 1963 A.N., Seine, 52ème circ.) ou écart de voix par rapport au seuil de 12,5 % des inscrits pour être qualifié au second tour du candidat classé 4ème (Cons. const., n° 2024-6367 AN du 7 mars 2025, A.N., Saône-et-Loire, 5e circ.).

En 1988, une décision a pris en compte un écart de voix très faible entre les deux premiers candidats au premier tour dans un cas de figure particulier où l’un de ces candidats s’est désisté au second tour, le Conseil constitutionnel considérant dans le cas d’espèce que l’ordre d’arrivée au premier tour est important, en particulier dans une logique de désistements (Voir les décisions du 6 mars 1963 p. 135 ; 17 octobre 1968 p. 85 ; 17 mai 1978 p. 81 et 21 juin 1978 p. 161, 3 octobre 1988) : cette décision peut sembler plus tangeante sur le plan de son raisonnement (décision n° 88-1042/1103/1122 AN du 25 novembre 1988).

Il reste une décision, en 1962, la décision n° 62-310 AN du 12 mars 1963 A.N., Hérault (4ème circ.) avec un écart de 1456 voix : cependant, nous avions démontré qu’à l’époque en 1962, cette décision faisait partie des décisions avec écart de voix fort parmi d’autres, le critère de l’écart de voix étant plus largement entendu hier qu’aujourd’hui (v. sur ce point l’article de principe publié à la RFDC en mars 2025).

Il ne semble donc pas exister, ni sur le plan quantitatif, si sur le plan qualitatif, de politisation établie du Conseil constitutionnel, à ce stade de nos recherches.

Si l’analyse peut encore être approfondie sur un certain nombre de points et n’empêcherait sans doute pas de trouver quelques contre-exemples occasionnels (en particulier, l’hypothèse selon laquelle d’éventuelles anormalies se trouveraient plutôt cachées dans des décisions de rejet que visibles dans des décisions d’annnulation), le projet JADE ne peut donc pas conclure à ce stade sur une politisation du Conseil constitutionnel comme juge électoral des élections législatives.

Il pourrait en aller en partie différemment pour l’élection présidentielle (Cons. const., décision n° 95-86 PDR Chirac et 95-91 PDR Balladur vs. n° 95-88 PDR Cheminade), mais il s’agirait là moins d’une politisation du Conseil constitutionnel que d’une institution marquée par un certaine forme de raison d’Etat, ce qui constitue encore un autre sujet.

Ce résultat est contraire à de précédentes recherches économétriques en la matière, en particulier celles de Raphaël Franck précitées (R. Franck, “Judicial Independence and the Validity of Controverted Elections”, American Law and Economics Review , Fall 2010, Vol. 12, No. 2 (Fall 2010), pp. 423-461), mais ce n’est pas la première fois. Ce dernier soutient que le Conseil constitutionnel n’utilise guère l’écart de voix dans sa jurisprudence et est essentiellement piloté par des considérations politiques liées au passé ou à la carrière des conseillers, la jurisprudence étant tournée surtout contre des candidats d’extrême droite : nos résultats ne sont pas ceux là. Par ailleurs, concernant une décision citée dans ces travaux concernant la 1ère circonscription du Var où un candidat d’extrême avait été élu, il s’agit en réalité d’une inéligibilité-annulation causée par des problèmes dans le compte de campagne, indépendamment de l’écart de voix, et il s’agit semble-t-il au demeurant de la seule concernant un candidat d’extrême-droite (n° 97-2209 AN, Var, 1ère, 6 février 1998).

Le projet JADE arrive au contraire aux résultats qu’il existe une rationalité empirique du critère de l’écart de voix dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel (v. sur ce point l’article de principe publié à la RFDC en mars 2025) d’une part, et n’arrive donc pas à la conclusion que le Conseil constitutionnel serait politisé d’autre part.

Un résultat qui en décevra peut-être certains… mais qui est finalement plutôt rassurant pour notre démocratie !

L’équipe du projet JADE et en particulier Romain Rambaud et Frédérique Letué