Résultats des élections législatives 2024 : de quoi remettre en cause la constitutionnalité du mode de scrutin ? [R. Rambaud]

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Il n’est pas utile de revenir ici sur les résultats des élections législtives de 2024, qui n’aboutissent à l’Assemblée Nationale à aucune majorité, avec les difficultés que l’on connaît pour nommer un Premier Ministre et un gouvernement qui ne soit plus démissionnaire. Mais plus que jamais, et plus encore que ce n’était déjà le cas en 2022 à l’issue des élections législatives comme nous l’avions écrit sur le présent blog, ces résultats nous conduisent à interroger la constitutionnalité du mode de scrutin des élections législatives.

En effet, dans le passé, la constitutionnalité de l’article L. 123 du code électoral, en vertu duquel « Les députés sont élus au scrutin uninominal majoritaire à deux tours », a déjà été interrogée, et ce mode de scrutin a vu sa constitutionnalité validée…. précisément parce qu’il favorise la constitution d’une majorité stable et cohérente ! Qu’adviendrait-il désormais si le scrutin majoritaire n’était plus capable de remplir cet office qui est traditionnellement le sien ? Si certes, en France, le principe de pluralisme posé par l’article 4 de la Constitution n’exige pas, loin s’en faut, de respecter le principe de proportionnalité entre le nombre de voix et le nombre de sièges (à la différence d’autres pays comme la Belgique, le Portugal, l’Allemagne, etc.), le Conseil constitutionnel estime cependant que « S’il est loisible au législateur, lorsqu’il fixe les règles électorales, d’arrêter des modalités tendant à favoriser la constitution d’une majorité stable et cohérente, toute règle qui, au regard de cet objectif, affecterait l’égalité entre électeurs ou candidats dans une mesure disproportionnée, méconnaîtrait le principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinions, lequel est un fondement de la démocratie », considérant alors s’agissant du mode de scrutin actuel aux élections législatives, que « ces dispositions, qui tendent à favoriser la constitution d’une majorité stable et cohérente à l’Assemblée nationale, n’affectent pas l’égalité entre électeurs ou candidats dans une mesure disproportionnée » (Conseil constitutionnel, Décision n° 2017-4977 QPC / AN du 7 août 2017, A.N., Gard (6ème circ.) M. Raphaël BELAÏCHE). Privé de son fondement constitutionnel, le scrutin majoritaire pourrait-il être remis en question par le Conseil constitutionnel ?

A ce stade, il semble que nous en sommes très loin, même si la question n’est pas que théorique puisqu’un protestataire pourrait très bien, à l’occasion d’un contentieux électoral, former (de nouveau) une QPC contre l’article L. 123 du code électoral. On notera d’ailleurs sur ce point que, comme déjà écrit sur ce blog également, dans sa décision n° 2024-42/43/44/45/46/47/48/49/50/51/52/53 ELEC du 26 juin 2024
M. Frantz GRAVA et autres
relative au décret de dissolution et au décret de convocation des électeurs, le Conseil constitutionnel a estimé que « Si, en vertu de la mission de contrôle de la régularité de l’élection des députés et des sénateurs qui lui est conférée par l’article 59 de la Constitution, le Conseil constitutionnel peut exceptionnellement statuer sur les requêtes mettant en cause la régularité d’élections à venir, il ne lui appartient pas de se prononcer, dans ce cadre, sur une question prioritaire de constitutionnalité. Une telle question peut être soulevée, le cas échéant, à l’occasion d’une contestation dirigée contre l’élection des députés et des sénateurs ». On comprend que de façon prétorienne, les QPC devant le Conseil constitutionnel sont recevables en contentieux électoral a posteriori mais non en contentieux électoral a priori des actes détachables : outre les explications théoriques qui pourraient être avancées, ces solutions se justifient sans doute pour des raisons pratiques, le Conseil constitutionnel n’ayant pas le temps à cette occasion, puisque selon la jurisprudence Delmas il est nécessaire de statuer « avant le premier tour de scrutin » (prec.), de traiter de nombreuses QPC y compris le cas échéant en devant organiser des audiences publiques (v. n°2011-4538 SEN, 12 janv. 2012, Loiret ; n°2014-4909 SEN, 23 janv. 2015, Yonne ; n°2017-4999/5007/5078 AN QPC, 16 nov. 2017). C’est donc bien au moment du contentieux électoral a posteriori, et non avant, que la QPC pourrait être posée.

Le chemin de cette QPC serait cependant semé d’embuches.

Tout d’abord, de sérieux problèmes de recevabilité de cette QPC se poseraient, le Conseil constitutionnel ayant examiné cette question en 2017. Il faudrait dès lors que ce dernier admette un changement de circonstances de fait (aucun changement de circonstance de droit n’étant réellement intervenu depuis 2017 sauf peut-être la formulation de principe sur la reconnaissance de la sincérité du scrutin comme découlant de l’article 3 de la Constitution par la décision n° 2018-773 DC du 20 décembre 2018, sans que cela ne paraisse suffisant en l’espèce au regard du problème considéré) du fait de ces nouveaux résultats.

Ensuite, il était certes jusque là excessif de considérer, même si cela conduit à nuancer, que ce mode de scrutin en général n’a pas cet effet. Il serait possible au Conseil constitutionnel de se raccrocher ici à la solution adoptée pour les élections européennes, par nature moins évidente que pour les élections législatives françaises (voir ici les articles consacrés à cette question en 2019). Dans sa décision n°2019-811 QPC du 25 octobre 2019, le Conseil constitutionnel a validé le seuil de 5% des suffrages exprimés pour être admis aux sièges dans le cadre des élections européennes, considérant que les mots « ayant obtenu au moins 5 % des suffrages exprimés » figurant à la première phrase du deuxième alinéa de l’article 3 de la loi n° 77-729 du 7 juillet 1977 relative à l’élection des représentants au Parlement européen, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2018-509 du 25 juin 2018 relative à l’élection des représentants au Parlement européen, sont conformes à la Constitution. Il avait estimé que le législateur « a entendu contribuer à l’émergence et à la consolidation de groupes politiques européens de dimension significative. Ce faisant, il a cherché à éviter une fragmentation de la représentation qui nuirait au bon fonctionnement du Parlement européen. Ainsi, même si la réalisation d’un tel objectif ne peut dépendre de l’action d’un seul État membre, le législateur était fondé à arrêter des modalités d’élection tendant à favoriser la constitution de majorités permettant au Parlement européen d’exercer ses pouvoirs législatifs, budgétaires et de contrôle« . Dès lors, cette formulation plus souple permettait d’accepter que le mode de scrutin majoritaire, s’il ne garantit plus la constitution de majorité stable et cohérente, garde quand même pour vertu de la favoriser un peu… comme le montraient malgré tout les résultats de la présente élection législative de 2022.

Cependant, cela est-il encore vrai à l’issue des élections législatives de 2024 ?

Il serait possible, cette fois, de plaider en sens inverse : le scrutin majoritaire à deux tours, avec son système de « désistement » entre les deux tours, pourrait cette fois être considéré précisément comme ayant… empêché la constitution d’une majorité stable et cohérente. Une gageure ! Mais d’un autre côté, il ne serait cette fois pas tant contraire au principe de pluralisme… et pour cause. Mais qui du principe d’égalité entre les électeurs, du fait de la non-représentation au final de tous ceux qui n’ont pas voté pour le vainqueur ?

La question a-t-elle été soulevée à l’occasion du contentieux finalement réduit des élections législatives de 2024 ? Si oui, le Conseil constitutionnel pourrait-il accepter de réexaminer la question au nom d’un changement de circonstances ? Quelle réponse apportrerait-il à la question posée ?

Il y aura peut-être une réponse au prochain épisode… mais pour le blog du droit électoral, ce sera en tout état de cause à la rentrée universitaire. Dans l’attente, et après une période de très forte activité, nous avons en effet le plaisir de vous souhaiter un bel été !

Romain Rambaud