Le problème est bien connu en particulier depuis la décision du Conseil constitutionnel n° 2024-6341 AN du 13 février 2025 A.N., Jura (2e circ.), que nous avions déjà analysée sur le présent blog.
Pour rappel, cette décision était la première décision d’annulation d’une élection de la série du contentieux de contestation directe des élections législatives de juin et juillet 2024 (il n’y en aura finalement que 2, v. aussi sur le présent blog). Dans cette circonscription, Mme Dalloz avait été élue députée. Cependant, des révélations avaient permis de savoir que son seul concurrent du second tour, M. MOSCA, était placé sous curatelle renforcée. Or, en France, les personnes placées sous curalle ou tutelle ne sont pas éligibles. De ce fait, il était probable que cette élection allait être annulée.
Comme le note le Conseil constitutionnel, Mme DALLOZ est arrivée en tête à l’issue du premier tour de scrutin avec 14 507 voix (38,59 % des suffrages exprimés), devant M. MOSCA, qui en a recueilli 12 315 (32,76 % des suffrages exprimés) et Mme TERNANT, la protestataire, qui en a recueilli 9 303 (24,75 % des suffrages exprimés). Compte tenu du maintien de sa candidature par M. MOSCA, candidat investi par le Rassemblement national, Mme TERNANT avait retiré sa candidature pour le second tour de scrutin en se désistant en faveur de Mme DALLOZ. À l’issue du second tour, Mme DALLOZ a obtenu 23 361 voix, devant M. MOSCA, qui en a recueilli 12 568. Cependant, aux termes de l’article L.O. 129 du code électoral, les majeurs en tutelle ou en curatelle sont inéligibles. Il résulte de l’article L.O. 127 que les conditions pour être élu à l’Assemblée nationale s’apprécient à la date du premier tour de scrutin. Dans le contexte de l’espèce, la présence irrégulière de M. MOSCA au premier tour de scrutin a, compte tenu du nombre de suffrages qu’il a recueillis, affecté de manière déterminante la répartition des suffrages exprimés par les électeurs. Et ce d’autant dans un contexte de désistement républicain au second tour. Ainsi, alors même que cette circonstance n’était pas imputable à la candidate élue, cette irrégularité devait être regardée comme ayant porté atteinte à la sincérité du scrutin. L’élection avait donc été annulée.
Mais restait une question : comment une telle situation est-elle possible ? Ou, pour le dire autrement, comme les services de la préfecture ont-ils pu, au moment de l’enregistrement des candidatures lors du premier tour de scrutin, laisser passer une candidature d’une personne inéligibile ? En effet, l’article LO 160 du code électoral prévoit que « Est interdit l’enregistrement de la candidature d’une personne inéligible. Le refus d’enregistrement est motivé ». Il existe une voie de recours devant le tribunal administratif en cas de refus d’enregistrement de candidature pour inéligibilité. Cependant en l’espèce la préfecture avait enregistré la candidature de M. MOSCA. Pourquoi ? Tout simplement parce que la préfecture ne savait probablement pas que M. MOSCA était sous curatelle. Comment est-ce possible ? Parce que aussi incroyable que cela puisse paraître, la préfecture n’est pas nécessairement informée de cela et peut dès lors ne pas le savoir si on ne lui donne pas cette information.
C’est la raison pour laquelle, dans son récent rapport « L’organisation des élections : un dispositif robuste, des évolutions nécessaires » publié le 20 novembre 2024, la Cour des comptes a constaté la difficulté pour les préfectures de vérifier les inéligibilités. Elle estime ainsi que « La Cour considère que la solution pourrait être de donner accès aux agents des bureaux des élections des préfectures, ainsi qu’aux autres autorités chargées d’examiner la recevabilité des candidatures aux élections, à un répertoire spécifique construit à partir du casier judiciaire national, qui ne comporterait que les informations nécessaires à cet examen ». Il s’agirait donc de la création d’un fichier des personnes inéligibiles, consultable au moment de l’enregistrement des candidatures. La Cour note que « En réponse à la Cour, le ministère de l’intérieur fait part de son accord avec cette recommandation, et précise qu’il a entamé avec le ministère de la justice des échanges exploratoires visant à étudier les différentes options de création d’un tel répertoire, qui vont être poursuivis en vue des élections municipales de 2026. Le ministère de la justice indique, quant à lui, que la direction des affaires criminelles et des grâces juge nécessaire une étude plus approfondie, impliquant le service du casier judiciaire national avant de prendre position sur cette recommandation. La Cour encourage les deux ministères à travailler de concert pour aboutir à la création de ce répertoire ».
Certes, comme l’a noté la Commission du Sénat, les autorités compétentes pour recevoir les déclarations de candidature à une élection peuvent, depuis la loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, demander la délivrance du bulletin n°2 (B2) du casier judiciaire des candidats, afin de vérifier si la peine complémentaire d’inéligibilité y est mentionnée. Cependant le casier judiciaire national (CJN) n’est pas équipé pour
assurer une transmission automatisée et systématisée des B2 aux préfectures,
les préfectures étant contraintes de demander des B2 pour chacun des candidats, et en pratique cela est peu fait : ainsi, lors des élections municipales de 2020, 6 % des candidatures ont fait l’objet d’une demande de B2, ce qui représente déjà une quantité considérable : 62 000 demandes sur un total de 902 465 candidatures, pour semble-t-il une seule inéligibilité constatée.
Au demeurant, cela ne concerne que les inéligibilités pénales. Comme le note également le rapporteur de la commission, il n’existe pas de système d’information centralisé répertoriant les décisions de placement sous tutelle ou curatelle puisque le registre des mesures de protection des majeurs protégés, prévu par la loi n° 2024-317 du 8 avril 2024 à l’article 427-1 du code civil, n’a pas encore vu le jour. Ainsi à l’heure actuelle, seul l’extrait de la copie intégrale de l’acte de naissance – qui n’est pas requis lors du dépôt des candidatures – permettrait à l’autorité enregistrant la candidature d’identifier cette cause d’inéligibilité. Mais le demander systématiquement serait extrêmement lourd pour les candidats dans les délais prescrits.
Pour résoudre cette difficulé, Mme la Sénatrice Sophie Briante Guillemont, par ailleurs docteure en droit (électoral… voir sur le présent blog le résumé de sa thèse soutenue en juillet 2024), a opportunément déposé une Proposition de loi visant à créer un répertoire national des personnes inéligibles, adoptée par le Sénat le 6 novembre 2025 et désormais dans les mains de l’Assemblée Nationale, sous l’intitulé PROPOSITION DE LOI visant à créer un répertoire national des personnes inéligibles.
L’exposé des motifs prévoit ainsi que « Ce fichier recensera les personnes ayant perdu le droit à être éligible aux élections prévues par le code électoral, ainsi qu’à l’élection des conseillers des Français de l’étranger, des membres du Parlement européen élus en France et du Président de la République (…) Sont retenus les motifs suivants : les personnes condamnées par une juridiction pénale à une peine entraînant la perte du droit à éligibilité ; les personnes frappées d’une décision d’inéligibilité prononcée par une juridiction administrative ; les personnes dont l’inéligibilité a été décidée par le Conseil constitutionnel ; les majeurs placés sous le régime de protection juridique qui, de par la loi, ont perdu leur droit à éligibilité. Ainsi, seront inscrites dans le fichier toutes les personnes déchues de leur droit à éligibilité par le juge judiciaire, administratif ou constitutionnel, ainsi que les majeurs protégés concernés. Le fichier contiendra un nombre limité d’informations nécessaires : identité (nom, date de naissance, nationalité, domicile), motif de l’inéligibilité, date de début et de fin de celle-ci (le cas échéant), ainsi que les mandats électifs concernés. Ces données devront être transmises sans délai par les autorités compétentes. La consultation de ce fichier sera réservée, en premier lieu, aux autorités chargées de recevoir les déclarations de candidature à une élection. Elle sera également possible, lorsqu’elle sera utile à l’accomplissement de leur mission, pour les juridictions judiciaires et administratives ainsi que pour le Conseil constitutionnel. Les personnes inscrites dans ce fichier auront le droit d’accéder aux informations les concernant. Enfin, la gestion technique et administrative du fichier sera confiée au ministère de l’intérieur, responsable de l’organisation des élections. Celui-ci veillera à son bon fonctionnement et à la sécurisation de son accès ».
Le Sénat a suivi cette proposition, préférant cependant le terme de « répertoire » à celui de « fichier », en particulier par souci d’homogénéité avec le repertoire électoral unique (aussi peut-être pour éviter sa connotation péjorative). Le ministère de l’intérieur n’est plus expréssément en charge de la gestion de ce repertoire, car le ministère compétent sera déterminé par voie réglementaire. Par ailleurs, sur amendement de Sophie Briante Guillemont, il a été prévu que « par dérogation à l’article 777-3 du code de procédure pénale et afin d’assurer l’inscription au répertoire des personnes ayant été privées de leur droit d’éligibilité par une condamnation pénale, une interconnexion, au sens du 3° du I de l’article 33 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, est autorisée entre le casier judiciaire national automatisé et le répertoire national des personnes inéligibles ». En effet, en application de l’article 777-3 du code de procédure pénale, sont interdites les interconnexions entre le casier judiciaire national et les fichiers détenus par une personne quelconque ou par un service de l’État qui ne dépend pas du ministère de la justice. « Ainsi, si le texte de la proposition de loi adopté par la commission des lois ne précise pas à quel ministère la gestion du nouveau répertoire sera confiée, il convient néanmoins de permettre la possibilité d’une interconnexion avec un ministère autre que celui de la justice. Faute de cette précision expresse, et dans l’hypothèse d’une gestion confiée à un ministère autre celui de la justice, le nouveau répertoire créé ne pourrait en effet être opérationnel ».
La commission a par ailleurs prévu une disposition prévoyant expressément l’obligation de consultation du nouveau fichier par les autorités compétentes pour recevoir les déclarations de candidature aux différentes élections, sauf ici l’élection présidentielle : pour ce faire, il faudra que la prochaine loi organique rende applicable à l’élection présidentielle cette législation, qui ne devrait toutefois pas être opérationnelle pour l’élection présidentielle de 2027.
Enfin en effet, au regard par ailleurs des difficultés techniques de mise en oeuvre, la commission a estimé réaliste l’horizon temporel de la fin d’année 2029 : le texte prévoit une entrée en vigueur au plus tard le 31 décembre 2029.
S’il n’y a donc pas d’urgence, il serait sans doute utile que l’Assemblée Nationale se saississe de cette heureuse initiative, heureux exemple au demeurant de compétences académiques très vite appliquées sur le plan parlementaire !
Romain Rambaud
