Exécution provisoire de l’inéligibilité pénale : le Conseil d’Etat rejette le recours stratégique de Marine Le Pen [R. Rambaud]

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La presse s’en est faite largement l’écho : le Conseil d’Etat vient de rejeter un nouveau recours de Marine Le Pen. A la différence de précédents contentieux, il ne s’agissait pas ici de contentieux liés directement à la mise en oeuvre d’une démission d’office d’un mandat local suite à l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité (une instance est en cours cependant sur appel du jugement du tribunal administratif de Lille), mais un contentieux direct, en premier et dernier ressort, devant le Conseil d’Etat.

Cependant un contentieux inventé de toutes pièces en quelque sorte, ce qui le Conseil d’Etat rejettera ici. Sur ce sujet, on soulignera par ailleurs les deux articles écrits par notre collègue Camille Aynès sur le blog Jus Politicum.

Comme on l’a déjà commenté largement ici, Marine Le Pen a été reconnue coupable le 31 mars 2025 par le tribunal correctionnel de Paris de détournement de fonds publics dans l’affaire des assistants parlementaires européens du Front national. Elle a été condamnée à quatre ans de prison dont deux ferme sous bracelet électronique, 100 000 euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité. Le tribunal a assorti cette dernière peine de l’exécution provisoire, c’est-à-dire d’une application immédiate nonobstant l’exercice d’une voie de recours. Le procès en appel se tiendra du 13 janvier au 12 février 2026, avec une décision attendue avant l’été 2026, et potentiellement un pourvoi en cassation début 2027, avant le recueil des présentations pour l’élection présidentielle.

En conséquence, le préfet du Pas-de-Calais l’a déclarée démissionnaire d’office de son mandat de conseillère départementale, tandis qu’elle reste députée en application de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Le 4 juin 2025, le tribunal administratif de Lille a rejeté la demande d’annulation de l’arrêté préfectoral prononçant la démission d’office. Marine Le Pen a interjeté appel de ce jugement devant le Conseil d’État.

Mais en parallèle, elle a engagé une seconde action plus abstraite. Le 15 avril 2025, Marine Le Pen a demandé au Premier ministre d’abroger des dispositions réglementaires du code électoral et, surtout, des dispositions du décret de 2001 relatif à l’élection présidentielle. Le 12 mai, le Premier ministre a rejeté cette demande et la députée RN a saisit alors directement le Conseil d’État.

Par ailleurs, le 9 juillet 2025, la Cour européenne des droits de l’homme a rejeté la demande de mesure provisoire visant à suspendre l’exécution de la peine d’inéligibilité (CEDH, 9 juill. 2025, req. n° 20233/25). Cette solution n’est pas étonnante : en l’état actuel de sa jurisprudence en effet, la Cour n’accorde des mesures provisoires qu’en cas d’urgence absolue pour la vie ou l’intégrité physique, et l’exclut pour ce qui concerne la dissolution d’un parti politique (Rejet en date du 28 juillet 2008 dans l’affaire Sezer c. Turquie).

Les 8 et 10 octobre 2025, le rapporteur public a prononcé ses conclusions préconisant le rejet des deux recours et le non-renvoi des questions prioritaires de constitutionnalité. Le 15 octobre 2025, le Conseil d’État a rejeté le recours de Marine Le Pen et refusé de transmettre sa QPC au Conseil constitutionnel.

Un litige créé de toute pièce pour transmettre une QPC : un recours dirigé contre des dispositions réglementaires du code électoral et contre le décret du 8 mars 2001 relatif à l’élection présidentielle

Marine Le Pen conteste le refus du Premier ministre d’abroger les dispositions réglementaires du code électoral relatives à l’enregistrement des candidatures et à l’inscription sur les listes électorales. Il s’agissait, plus précisément, des articles suivants : Livres Ier, notamment ses titres Ier, II, III et III bis, et Libres II à IV du code électoral, ainsi que le Titre Ier du décret n° 2001-213 du 8 mars 2001 portant application de la loi n° 62-1292 du 6 novembre 1962 relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel.

Selon elle, ces dispositions conduisent à la radiation des listes électorales des personnes condamnées à une peine de privation du droit de voter ou à une peine de privation du droit d’être élu assortie de l’exécution provisoire et elles autorisent le refus d’enregistrement de leur candidature à l’une des élections concernées. Et ces dispositions, en permettant l’application immédiate d’une peine d’inéligibilité non définitive, seraient contraires à la Constitution.

Ses principaux arguments sont les suivants :
– Violation de la liberté de candidature : L’exécution provisoire de sa peine d’inéligibilité l’empêche de se présenter à toute élection, notamment à l’élection présidentielle de 2027, alors même que sa condamnation n’est pas définitive et qu’elle a formé appel.
– Atteinte à la liberté des électeurs : En la privant de sa qualité de candidate potentielle, cette mesure porte atteinte au libre choix des citoyens et à leur droit de suffrage garanti par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
– Absence de voie de recours effective : Selon la requérante, le Conseil constitutionnel devrait formuler des réserves d’interprétation destinées à ouvrir une voie de recours effective contre l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité.

Par ailleurs, elle demandait au Conseil d’Etat, en application de l’article 23-5 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et àl’appui de sa requête, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution du quatrième alinéa de l’article 471 du code de procédure pénale, qui autorise l’exécution par provision de certaines sanctions pénales, des articles L. 6 et L. 199 et de certaines dispositions des articles L. 44, L.O. 127, L.O. 160 et L.O. 296 du code électoral, ainsi que de certaines dispositions des articles 3 et 4 de la loi n° 62-1292 du 6 novembre 1962 relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel, qui font référence à certaines de ces dispositions du code électoral. Elle soutenait que ces dispositions, applicables au litige, méconnaissent les dispositions des articles 1er, 3, 6 24, 25, 34, 72, 72-3, 72-4, 73, 74 et 77 de la Constitution et des articles 6, 8 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. La requête avait donc pour objet, et sans doute même pour principal objet, de former une QPC contre les principales dispositions régissant l’élibigilité à l’élection présidentielle.

Comme nous l’avions indiqué dans le cadre du présent blog en effet, en particulier, la loi n° 62-1292 du 6 novembre 1962 relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel rend applicable à l’élection présidentielle l’article L. 199 du code électoral, qui dispose : « Sont inéligibles les personnes désignées à l’article L. 6 et celles privées de leur droit d’éligibilité par décision judiciaire en application des lois qui autorisent cette privation ». Le Conseil constitutionnel a déjà eu l’occasion, en 1974, de faire application de cette solution : en effet, le Conseil constitutionnel a déjà jugé qu’une personne privée de son droit d’éligibilité par une décision judiciaire ne pouvait voir sa candidature à la présidence de la République retenue. En conséquence, la réclamation par laquelle l’intéressé conteste son exclusion de la liste des candidats ne peut qu’être rejetée (Cons. const, n°74- 26 PDR, 21 avril 1974, v. pour un contrôle de l’éligibilité n°69-18 PDR du 17 mai 1969). Eu égard à la durée de 5 ans retenue et à l’exécution provisoire, Marine Le Pen ne pourrait donc pas se présenter à l’élection présidentielle, en vertu du renvoi fait par la loi de 1962 à ces différentes dispositions.

Cependant, selon le rapporteur public Frédéric Puigserver, cité dans l’article de Camille Aynès, « nous ne croyons pas faire injure à la requérante en disant qu’elle a conçu ce litige de toutes pièces dans l’objectif de poser sa QPC ». Comme Camille Aynès le relève, Marine Le Pen a choisi d’attaquer le régime réglementaire en se fondant sur l’obligation qu’a l’administration d’abroger tout acte réglementaire illégal, dans le but principal de « créer du contentieux » et de pouvoir soulever une QPC. Sans succès, car ce recours stratégique a été jugé complètement artificiel par le Conseil d’Etat.

Inexistence, inapplicabilité des dispositions et rejet de la QPC

En premier lieu, le Conseil d’Etat relève que « les chapitres Ier et III du titre Ier du livre Ier, le chapitre III du titre II du même livre et le chapitre II du titre IV du livre II du code électoral, relatifs aux conditions requises pour être électeur ainsi qu’aux conditions d’éligibilité et aux inéligibilités, ne comportent aucune disposition réglementaire, ces conditions étant intégralement fixées par la loi et par la loi organique » : on soulignera que c’est en effet le cas en particulier des dispositions relatives aux inéligibilités (Chapitre III : Conditions d’éligibilité et inéligibilités).

Or, le Premier ministre ne peut abroger que des dispositions réglementaires, et non modifier des dispositions législatives. Le Conseil d’État fait ici application de sa jurisprudence constante issue de l’arrêt d’Assemblée du 3 février 1989, Compagnie Alitalia, selon laquelle l’administration est tenue d’abroger un règlement illégal, mais uniquement dans la mesure de ses compétences réglementaires. Dès lors, le Conseil d’État a rejeté le recours au motif que celui-ci ne recherchait pas tant l’abrogation de dispositions réglementaires que la modification de la loi, ce qui excède les pouvoirs du Premier ministre.

Concernant les dispositions réglementaires du chapitre II du titre Ier du
livre Ier de ce code, relatives aux listes électorales, le Conseil d’Etat consière qu’elles ne sont pas applicables au litige : le Conseil d’Etat estime que ces dispositions « n’ont pas été prises pour l’application des dispositions législatives que la requête entend contester, sont sans rapport avec le litige soulevé par la requête ». En effet, contrairement à ce que Marine Le Pen, l’inéligibilité ne vaut pas automatiquement radiation des listes électorales car la privation du droit d’éligibilité ne signifie pas automatiquement la privation du droit de vote, contrairement à ce que ces avocats soutenaient.

Ensuite, pour ce qui concerne les dispositions spécifiques à l’élection présidentielle, le Conseil d’Etat juge les dispositions « du titre Ier du décret du 8 mars 2001 portant application de la loi du 6 novembre 1962, relatives aux modalités de présentation des candidats et de candidature à l’élection du Président de la République, n’ont pas été prises pour l’application des dispositions législatives que la requête entend contester, et donc sont sans rapport avec le litige soulevé par la requête ». En effet, dans le décret du 8 mars 2001, il n’y a pas de disposition directe sur les inéligibilités et la privation de droits politiques. On trouve quand même, et sur ce point on pourrait discuter en partie la solution, les dispositions de l’article 7 selon lesquelles « Le Conseil constitutionnel, après s’être assuré de la régularité des candidatures et du consentement des candidats, en arrête la liste. L’ordre des candidats est celui établi par le Conseil constitutionnel » et de l’article 8 selon lequel « Le droit de réclamation contre l’établissement de la liste des candidats est ouvert à toute personne ayant fait l’objet de présentation », mais c’est effectivement ultra-indirect.

Le renvoi aux dispositions légales sur l’inéligibilité par la loi organique de 1962 (v. ci-dessus) est donc bien produit par la loi elle-même. C’est ce qu’indique le Conseil d’Etat dans son arrêt : « En vertu de l’article 6 de la Constitution, les conditions d’éligibilité et les inéligibilités sont fixées, pour l’élection du Président de la République, par la loi organique. Aux termes de l’article 25 de la Constitution, la loi organique fixe « les conditions d’éligibilité » et « le régime des inéligibilités » pour l’élection des députés et des sénateurs. En outre, aux termes de l’article 34 de la Constitution, la loi fixe les règles concernant « les droits civiques », « la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ; la procédure pénale », de même que « le régime électoral des assemblées parlementaires, des assemblées locales (…) ainsi que les conditions d’exercice des mandats électoraux et des fonctions électives des membres des assemblées délibérantes des collectivités territoriales ».

Au demeurant, et de façon surabondante, selon le rapporteur public, les articles du code de procédure pénale qui ont permis la condamnation de Marine Le Pen à une peine d’inéligibilité ne sont pas applicables directement au contentieux du refus d’enregistrement sur les listes électorales. Pour ce qui concerne les dispositions législatives en cause, qui sont similaires à celles des conseillers municipaux, elles ont déjà été jugées conformes à la Constitution par la décision du 28 mars 2025 (décision n° 2025-1129 QPC).

Le Conseil d’Etat rejette donc la requête : dans ce cas d’espèce comme dans les précédents, le sort judiciaire de Marine Le Pen ne peut relever du juge administratif. Le recours devant le juge administratif ne constitue pas une voie de recours en appel de la décision du juge judiciaire, comme le juge administratif le rappelle régulièrement (CE, 20 juin 2012, n° 356865), réaffirmée par exemple dans les décision de juin 2015 ayant rejeté les QPC contre la démission d’office des conseillers régionaux (arrêts du Conseil d’Etat du 25 juin 2025 parlesquels le Conseil d’État a rejeté les recours de deux conseillers régionaux, MM. Wallerand de Saint-Just et Nicolas Bay) : on renverra ici à un autre article écrit sur le blog du droit électoral.

C’est donc bien en tout premier lieu du procès d’appel que viendra la solution, en particulier de savoir si la Cour d’appel, puis après elle la Cour de cassation, fera ou non une interprétation différente de la réserve posée par le Conseil constitutionnel le 28 mars 2025, dont nous avions parlé sur le présent blog, en vertu de laquelle « Sauf à méconnaître le droit d’éligibilité garanti par l’article 6 de la Déclaration de 1789, il revient alors au juge, dans sa décision, d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur ».

Romain Rambaud